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1.2 Au croisement des influences

1.2.1 Diversité des influences, singularité de l'auteur

1.2.1.2 Circulation, circularité : la chanson

C'est à un prélude de Claude Debussy, Minstrels, que Voulez-vous jouer... serait redevable de son climat onirique. Le même musicien aurait inspiré Le Corsaire qui « doit beaucoup à la

Cathédrale engloutie224. » Entre parodie légère et lyrisme passionné, il existe un territoire

parcouru par le musicien français avant le dramaturge, particulièrement sensible dans Le

Corsaire, qui commence comme une satire et s'achève sur un hymne à l'amour fou. Quand il

évoque ses disques favoris, Achard cite d'abord les opéras mettant en vedette de grandes figures lyriques, grandes infidèles ou femmes blessées créées pour la plupart au XIXe siècle :

Carmen que l'héroïne de Mistigri a interprété magnifiquement, Mimi de La Bohème, La Tosca, Madame Butterfly, Leïla des Pêcheurs de perles, Pélléas et Mélisande225....

Cette influence de la musique se manifeste de manière plus ludique avec les titres de certaines pièces, clins d’œil à un répertoire collectif : Malborough s'en va t-en guerre (1924),

Jean de la Lune (1929), Auprès de ma blonde (1946), Savez-vous planter les choux (1947)...

Elle est complexe et fondamentale dans la première pièce, importante dans la seconde, devient plus anecdotique par la suite. La qualification est générique dès le prologue de Malborough :

Ce n'est point à proprement parler, une comédie C'est une chanson.

Et que vous avez chantée...

221Ibid., p. 45. 222

Ibid., p. 27.

223L

ORCEY J., op. cit., p. 15-16.

224

Ibid., déclarations de M. Achard reprises p. 388-389.

Veuillez pardonner à l'auteur la liberté grande qu'il va prendre de la chanter après vous. Et peut-être sur un autre air226.

Le genre de la chanson est difficile à situer sur la carte dramatique, en dehors d'une promesse de reprise, de circularité vers laquelle oriente le prologue : variation sur une chanson populaire que l'auteur va reprendre « après vous », à partir de la mémoire populaire, mais également après Beaumarchais qui en a repris l'air pour Le Mariage de Figaro (II, 5)227,

en l'attribuant déjà à un page mélancolique et amoureux ; circularité de la forme, organisée sur un système de reprise et de variations, commun à la chanson comme forme poétique (Charles d'Orléans, Verlaine) ou populaire. Ici, c'est d'abord l'expression amoureuse qui tente régulièrement de faire retour, puis les figures elle-mêmes répétitives (les quatre z'officiers empruntés à la chanson et leurs dialogues en écho), enfin les chansons qui reviennent tout au long de la pièce. Le genre impose également une stylisation des figures, nécessairement simplifiées dans une chanson par nature elliptique et synthétique, à l'inverse de la fresque ou de l'épopée historique. Achard refuse ainsi la gravité et le réalisme de la pièce historique comme l'approfondissement psychologique, même s'il demeure attentif au vraisemblable dans sa peinture des relations de séduction : quelques répliques vives suffisent à figurer le page transi d'amour ou l’orgueil jaloux de la reine amoureuse de Sarah.

Au delà des tensions génériques suscitées par le déplacement d'un genre musical et poétique vers le domaine théâtral, la pièce illustre le combat entre l'épopée – peinture héroïque d'un Malborough mourant glorieusement au combat – et la chanson moqueuse, dont la fausse superficialité permet de contester le mensonge épique. Ce caractère composite hérite de la chanson originelle, dont les couplets finals semblent avoir été rajoutés, avec une visée parodique, à un chant funèbre228. Cette dégradation progressive est sensible dans la scène

finale. Le page y célèbre le courage du seigneur en déclamant un poème épique ponctué d'hypotyposes :

Livide, échevelé, n'ayant plus rien d'humain, Se faisant par l'épée, de sanglantes trouées Avec des airs moqueurs et des mines rouées Inlassable, il creusait de funèbres sillons.

Ou encore

Soudain frappé à mort, il nous tira son feutre Dont le panache blanc était taché de roux C'est ainsi que mourut M. de Malborough229.

Mais ce poème devient progressivement chanson, et le page troubadour. Après être passé « insensiblement, en vrai poète, de la prose au vers », puis de la parole au chant, Howard commence à chanter, entraîne dans sa chanson les officiers et la veuve du héros, puis conclut :

226A

CHARD M, Malborough s'en va t-en guerre, Paris Théâtre, n°39, 15 août 1950, p. 6.

227L

ETERRRIER Sophie-Anne, « La Chanson de Malbrouck, de l’archive au signe », Volume ! [En ligne], 2 :

2 | 2003, mis en ligne le 15 octobre 2005, consulté le 25 octobre 2015. URL : http://volume.revues.org/2211, p. 12.

228

Ibid.,, p. 10.

229A

« (avec une espèce de rage, chanté) – Sur la plus haute branche un rossignol chanta230 »,

reprise littérale d'un couplet de la chanson. La veuve juge déplacée l'irruption de l'oiseau, image traditionnelle du chant lyrique contredisant ici le projet épique. Howard lui répond par le refrain narquois de la chanson éponyme – « Mironton, mironton, mirontaine » – avant d'exploser de rage : « c'est comme un pleutre, alors qu'il fuyait et, d'une balle dans le dos, qu'a trépassé le héros d'Homère231 », c'est-à-dire Malbourough. Grâce aux compositions de

Georges Auric, la chanson revient régulièrement au fil de cette pièce musicale afin de miner progressivement un genre et une figure épiques. Elle permet de mettre à distance une tradition théâtrale (notamment, la tirade épique classique) admirée par ailleurs mais qu'Achard refuse d’endosser. La pièce ne se contente pas d'être rageusement pacifiste. Elle démontre le pouvoir de la musique et de la musicalité du verbe face aux vaines prétentions d'un langage qui tente de se faire image.

Les pièces qui se présentent ensuite comme des chansons le feront avec une ambition de plus en plus tenue. Le Jef de Jean de la Lune (1929) est un personnage tombé d'une chanson, associé à deux chansons (celle du titre, celle de Clotaire) jusqu'à les incarner. Les paroles imbéciles de la chanson imaginée par Clotaire (« C'est parce que je t'aime/Que tu m'aimes quand même/Tu m'aimes pour mon amour/Donc tu m'aimeras toujours ») sont reprises par Jef, par Marceline, avant d'inspirer le monologue qui, à la fin de l'acte II, doit réparer l'amour déchiré par les infidélités de Marceline. À la fin de l'acte III, Jef a rejoint sa chanson fétiche pour devenir – dixit Marceline – Jean de la Lune lui-même. Le film liera plus tôt et plus explicitement le protagoniste et la chanson-titre (cf. infra 4.1.3). Loin des variations un rien cérébrales de Malborough, la chanson offre ici moins un modèle formel qu'une parenthèse soustrayant l'amour aux fluctuations du désir. Si elle demeure malgré tout une source d'inspiration, c'est par sa capacité à se substituer à un discours amoureux qui peine à s'énoncer et à se faire entendre : revenir vers la chanson, c'est revenir vers une expression peut-être naïve de l'amour, mais plus profonde et plus vraie. Guitry le faisait déjà remarquer par son personnage masculin à la fin de celle de ses pièces que Marcel Achard déclarait préférer, Je

t'aime (1920) :

LUI. - Et si tu veux savoir un peu la vérité, c'est dans quelques chansons qu'on la trouve plutôt ! […] Un soir, je me promenais à la campagne dans une allée et je répétais tout bas le mot « amour » dans l'espoir qu'une réflexion profonde, originale ou drôle me viendrait à l'esprit... Je disais « L'amour... quand l'amour... si l'amour... l'amour... l'amour... » et c'était malgré moi des refrains de chansons qui me venaient à la mémoire232 !...

Méditation ambivalente : la chanson offre-t-elle un retour vers une expression débarrassée des inutiles complications du verbe ? ou souligne-t-elle l'impossibilité de le dire autrement que sur le mode de la répétition, « comme tout le monde233 » ? Ou sur le mode de la négation,

comme dans Madame de... qu'il serait intéressant d'envisager à travers cette influence de la chanson : circularité, musicalité, renoncement progressif aux artifices du discours amoureux, associés au mensonge. Répéter « Je ne vous aime pas », c'est peut-être se tourner vers le modèle musical après avoir constaté l'aporie du verbe.

Dans Auprès de ma blonde (1946), le piano fermé, encombré de bibelots divers, demeure muet la plupart du temps. Il s'ouvre brièvement dans l'acte II, le temps de laisser un Toussaint

230

Ibid., p. 28.

231Ibid., p. 29. 232G

UITRY S., Je t'aime, La Petite Illustration théâtrale, n°34, 8 janvier 1921, p. 24.

vieillissant déclarer sa flamme à sa maîtresse : « Dzimbalaboum » clame le refrain de la chanson, mais « que de choses dans ce « Dzimbalaboum ! ». […] L'attente, la joie, l'enthousiasme, le désir ! » Ce sont les enfants de Toussaint, qui proposent – circonspects et ironiques – ces interprétations du refrain-onomatopée, avant que la maîtresse propose d'y entendre plutôt « L'espoir234 ! » Toussaint préfère alors refermer le piano. Il demeurera clos

jusqu'à la fin de la pièce. La chanson reste pourtant prégnante dans la forme circulaire inspirée notamment du Cavalcade de Noël Coward, jusque dans les titres qui introduisent les actes comme autant de refrains : « l'amour contre la vieillesse », « l'amour contre le plaisir », « l'amour contre l'absence », « l'amour contre l'amour », « l'amour contre la jeunesse ». Dans un univers instable, secoué par des convulsions historiques, familiales, le couple central ne peut compter que sur le constant retour vers l'amour. Mais il ne peut plus être chanté, pas plus que les discours convenus ne peuvent être contestés par la forme musicale. La chanson se réduit ici à un modèle formel clos sur lui-même, que l'organisation rétrospective – la pièce commencée en 1939 s'achève en 1889 – tourne vers le passé, comme si Achard, en « partisan de la fuite », préférait faire demi-tour au seuil de la Seconde Guerre mondiale.

Après-guerre, la production dramatique privilégie la reprise de situations dramatiques conventionnelles, à rebours des hybridations génériques des années vingt et trente. En dehors de son titre et sa conclusion, la comédie-farce Voulez-vous planter des choux (1947) ne doit plus grand chose à la forme musicale. Le Moulin de la galette (1952) reprend le titre de la chanson de Marcel Legay, et le justifie en faisant référence au cabaret parisien qui l'a inspiré. Un refrain fredonné méchamment par Olivier – figure malfaisante – ironise sur la fidélité du couple formé par Isabelle et Auguste : « Encore une histoire d'amour – Pas comm' les autres – Pas comm' les autres235. » Le caractère répétitif du refrain contredit l'espérance de singularité

exprimée par le texte : la chanson est devenue rengaine.

À cette époque, la forme musicale s'épanouit surtout dans des œuvres aux délimitations génériques plus lisibles, soient deux musicals produits au début des années cinquante : La

Valse de Paris au cinéma (1950), La P'tite Lili au théâtre (1951). Deux projets plus ambitieux

sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir : le premier correspond au plus abouti des projets cinématographiques voulus et conduits par Achard.