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1.3 Tentation romantique, crise du lyrisme

1.3.2 Crise du lyrisme

1.3.2.2 Silence, distance

« L'amour est silence » constate Isabelle, déçue par la routine des parades de séduction dans

Voulez-vous jouer avec Moâ ?362 (II, 7). Son auteur établit le même constat, vingt-cinq ans

plus tard, pour le mettre directement en relation avec la caducité des modèles romantiques :

Deux personnes qui s'aiment, aujourd'hui […] n'ont qu'une idée : se le faire comprendre, oui..., mais surtout sans le dire.

Le jeune homme qui a trop lu Victor Hugo et qui hasarde à placer un timide « Je t'aime » se fait vertement remettre à sa place par un vigoureux : « Ne sois pas crétin ! ».

Nous sommes laconiques, et, malgré ce laconisme, compliqués, peut-être par excès de pudeur363.

De fait, la comédienne Florence dans Je ne vous aime pas ou le Captain dans La Belle

Marinière364 ne parviennent pas à dire « Je t'aime » de manière convaincante, bien qu'ils le

répètent sur plusieurs tons. À la fin du premier acte, Marinette propose à son époux de tenter le vouvoiement pour sauver leur amour en péril dès les noces, mais d'abord :

360G

ENGEMBRE Gérard, « Le théâtre nouveau du XIXe siècle », in VIALA A., Le Théâtre en France, p. 405.

361R

OSTAND E., op. cit., p. 204.

362A

CHARD M., Voulez-vous jouer avec Moâ ?, p. 44.

363Id., « Hernani - Conférence de M. Marcel Achard » , repris dans Conferencia, Journal de l'université des

annales, n°12, 15 décembre 1949, p. 499-500.

Il faut faire un silence, alors. Pour que ce qui était ne compte pas. Le Captain.- Faisons un silence.

Silence. Sourire du Captain.

Marinette. - Et ne ris pas !

Le Captain.- Oh ! Tout est à recommencer ! Marinette. - Chut ! […]

Le Captain.- Je m'appelle Pierre. Mais on dit Captain. Marinette.- Captain !

Le Captain.- Marinette ! Tu ne trouves pas que nos noms ne sont plus les mêmes ? (Il reprend). Marinette... Quelle chance pour moi de vous avoir rencontrée...

Marinette.- Vous venez souvent au bal ?

Le Captain.- Oui, quelquefois, avec mon ami Sylvestre... Marinette.- Encore Sylvestre ! Vous venez souvent au bal ? […] Le Captain.- Voulez-vous m'accorder la prochaine valse ? Marinette.- Volontiers.

Le Captain. - Oh ! Dis donc, si nous avions été comme ça le premier soir. (Il l'embrasse. Avec

ravissement.) Vous !... Vous !... Vous !... (Reprenant.) Vous ne trouvez pas qu'il fait très chaud ?

Marinette.- Oui, mais l'air est froid dès que le soir tombe...

Le rideau se ferme lentement365.

Cet extrait de la pièce rassemble nombre des motifs et des qualités qui se retrouveront dans les plus accomplis des scénarios et des pièces à venir. Il témoigne d'un renouvellement subtil du dialogue amoureux, qui ne peut trouver à s'épanouir – comme dans La Vie est belle,

Domino, Mayerling, Le Corsaire, ou Madame de... – que dans une parenthèse utopique :

parenthèse de la fiction (le bal rêvé alors que toute la pièce prend place sur une péniche) encadrée par le silence qui prélude à la représentation avant de lui succéder ; parenthèse de la valse (la circularité, une fois de plus) ; parenthèse d'un langage à qui il suffit d'un pas de côté par rapport à la norme (par la négation ou, ici, l'usage du vouvoiement par un couple de prolétaires) pour retrouver sens et couleur. Si l'amour est une illusion, et son discours une imposture, alors il ne peut se dire sincèrement que dans le cadre d'une fiction assumée en tant que telle, avec son cadre rêvé, ses rôles dans lesquels se projettent des personnages dédoublés (« Je m'appelle Pierre. Mais on dit Captain ») et ses répliques. Celles-ci trouvent le juste équilibre entre l'apparente simplicité et les trouvailles d'expression. Ainsi, la dernière réplique de l'acte est faussement banale puisqu'elle annonce la fermeture prochaine de la parenthèse et le drame à venir, juste avant la chute du rideau : « Oui, mais l'air est froid dès que le soir tombe... » Même s'il demeure tenté par l'exaltation lyrique, le dramaturge examine avec un

œil critique la relation et le discours amoureux, marqués désormais par le recul du sujet plus que par son affirmation, par l'absence davantage que par la présence. L'absence récurrente – celle de Sylvestre au début des premier et troisième actes – ou le renoncement à soi-même – par la substitution du rôle à l'identité propre – suscitent le désir chez Marinette, tandis que la présence déçoit souvent.

Il est tentant de rapprocher la réplique théâtrale de celle de Monsieur de... à l'héroïne du film d'Ophuls : « Les nuits sont fraîches sur les lacs ». La tournure elliptique permet également de renouveler l'expression du sentiment amoureux, même si elle est moins connue que la déclaration antiphrasique de Madame de... au baron Donati. Michel Chion note qu'elle annonce l'issue tragique : « Louise a la santé fragile, et sa fin est déjà là366. » Pourtant, la

réplique n'est pas si loin de celle de l'hypocrite Stéphane déclarant avec emphase devant une Miky dubitative que ses « yeux ont ce soir la douceur de deux beaux lacs au crépuscule ». Il aura suffi au dialoguiste, conscient du risque que lui fait courir la pente romantique, de marquer une légère distance par rapport à la réplique usée : disparition de tout déictique renvoyant au destinataire, ici l'amante ; disparition de la métaphore usée jusqu'à la corde. Ne demeure que la simplicité d'une réplique dont les manques permettent à l'émotion de sourdre.

Achard prétend régulièrement, à travers ses déclarations, distinguer nettement le dialogue de théâtre – soit disant plus brillant, littéraire – du dialogue de cinéma, censément plus simple et naturel. Or, si ses pièces d'après-guerre ont souvent mal vieilli, c'est à cause de la gratuité de certains mots d'esprit qui gâte également plusieurs de ses dialogues de cinéma : Gribouille ou Untel père et fils. À l'inverse, ses plus grandes réussites au théâtre témoignent des mêmes qualités que ses plus beaux dialogues de cinéma : un naturel où surgissent des formules brillantes mais toujours signifiantes, une capacité à filer de manière souterraine des émotions complexes derrière des répliques apparemment banales, elliptiques. Faut-il malgré tout considérer, avec le scénariste-dramaturge, que la difficulté à représenter l'amour se poserait au cinéma de manière plus criante encore qu'au théâtre ?

L'amour, au cinéma, est une chose si fausse, si parfaitement grotesque, qu'il est parvenu à rendre odieux l'émouvant spectacle d'un homme et d'une femme qui s'aiment. L'amour, au cinéma, est une telle parodie de l'amour que, même si c'est après des souffrances infinies que l'ingénue murmure : « Je t'aime ! », il y a toujours un loustic pour crier : « plus haut ». Au théâtre, personne ne rit. […] Je sais ce qu'on peut dire de l'amour d'aujourd'hui. Il ne rappelle que de très loin celui de Roméo et Juliette. Né lugubrement au cours d'un fox-trot ou d'un cent mètres de piscine, il s'accomode mal du lyrisme, du clair de lune et de la rêverie sous le balcon367.

Les arguments évoqués dans l'article – réalisme de la représentation cinématographique, attentes du public, faiblesse dramatique de certaines stars de cinéma – mériteront en tout cas d'être pris en considération quand nous nous pencherons de manière plus approfondie sur les dialogues écrits pour le cinéma.

Toujours est-il que ce n'est plus grâce à l'affirmation, la déclamation que l'amour peut se dire mieux et plus fort, mais grâce à la négation (l'antiphrase), l'allusion (la litote, l'ellipse), la distance (le vouvoiement, l'indifférence feinte). Tous ces procédés se retrouvent dans les missives envoyées par le dramaturge à sa seconde épouse. La négation et la mise à distance

366C

HION M., « Madame de..., 1953, de Max Ophuls "Les nuits sont fraîches sur les lacs." (Monsieur de...) », in

Le Complexe de Cyrano, La langue parlée dans les films français, Paris, Cahiers du cinéma, 2008, p. 58.

367A

CHARD M., « Le cinéma à vol d'oiseau », in Les Grandes Conférences de l'aviation, Éditions du Comité des

sont utilisées dans une lettre de 1925, qu'il conclut par la formule suivante alors qu'il a tutoyé Juliette jusqu'à présent : « Je ne vous dis point que je vous aime, bien que certain de voir de ne pas voir [sic] s'évaporer en paroles mon sûr amour368. » Le mutisme surgit dans une autre

lettre, datée de 1928, dans laquelle le verbe devient action avant de basculer dans un silence éloquent :

Je m'attarde un peu ici. Je m'attarde à ce baiser. Je le déguste. Je le savoure. Je n'ai plus le courage ni l'envie de m'occuper d'autre chose. Prolongeons-le, dis ? […] Laisse-moi mon entier plaisir. Ne te débats pas ainsi, comme un petit oiseau frêle. Là encore... Prolongeons le jusqu'au bas de la page. Tu veux bien ? Ne disons plus rien . À demain. Je t'aime369

Trois lignes de traits tracées de la main de l'auteur suivent ensuite, qui semblent prolonger le silence. La correspondance intime trace ainsi un pont entre l'auteur et ses personnages. Elle est le lieu d'une fiction déclenchée par un verbe très évocateur, qui tente de peindre l'amour et transforme la déclaration en représentation mimétique ; elle montre également que l'épistolier est conscient, autant que l'auteur, de la nécessité de dire l'amour à travers des détours, des stratagèmes, des ellipses et des négations. Ainsi le personnage est-il placé au centre d'enjeux contradictoires : créature de papier et double de l'auteur, qui lui attribue son langage, ses inquiétudes, jusqu'à sa conscience que l'amour est la seule valeur fiable dans un monde d'apparence et de représentation, mais aussi que son expression doit refuser la spontanéité et l'évidence. Il est bien l'oxymore que nous évoquions au sujet des figures féminines de La

Femme en blanc et La Veuve joyeuse.