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1.2 Au croisement des influences

1.2.1 Diversité des influences, singularité de l'auteur

1.2.1.3 L'influence du cinéma ?

L'Hommage à Chaplin – synopsis théâtral inédit – rappelle ce qui rapproche Achard des nombreux écrivains qui furent, comme lui, fascinés par cette figure duelle, à la fois cinéaste et personnage, cinéaste et héritier du théâtre, devenue l'allégorie même du cinéma dans les années vingt et trente. Avant Achard, d'autres artistes ont intégré Charlot à leurs fictions. C'est le cas de Fernand Léger illustrant le poème d'Yvan Goll, « La Chaplinade », ou proposant des variations autour du Charlot cubiste dans Ballet mécanique (1924), de Louis Aragon ou Philippe Soupault, qui lui inventera une biographie imaginaire236. Achard lui-même

revendique l'influence des burlesques américains (Lloyd, Keaton, Chaplin) pour l'écriture du personnage de... Domino237. Peut-être l'interprétation du personnage éponyme par Jouvet

justifiait-elle ce rapprochement. Mais ni le texte, ni la mise en scène – décrite très précisément dans le cahier de mise en scène238 – n'en témoignent de manière évidente. La pièce appartient

234A

CHARD M., Auprès de ma blonde, p. 33.

235A

CHARD M., Le Moulin de la galette, Paris, La Table Ronde, 1952, p. 74.

236A

BADIE K., op. cit., p. 354-357.

237A

CHARD M., « « Domino » ?... Histoire d'un amour... », L'Intransigeant, 14 février 1932, n°19107, p. 5.

238Cahier de mise en scène établi sous le contrôle de l'Association des Régisseurs de Théâtre, BnF, fonds Achard,

plutôt à un théâtre du verbe chorégraphié avec précision par Jouvet. Le personnage qu'il interprète hérite de Musset et de Pirandello, si bien que la référence à Chaplin semble permettre de faire diversion, et de ne pas approfondir une proximité avec La Volupté de

l'honneur sur laquelle nous reviendrons. La figure de Charlot se retrouve plus sûrement dans

les personnages de vagabonds de La Vie est belle (1928) ou Machin-Chouette (1964). Dans la première pièce, Charlemagne est un « jeune gueux pittoresque239 », dans la seconde Colin

comme Zozo ont «l'air d'un clown plus que d'un clochard240. » Le clochard comme le clown

peuvent détourner avec invention les objets du quotidien (c'est le cas lors de la première apparition de Colin dans Machin-Chouette), même si l'invention demeure avant tout verbale. Aussi, l'Hommage à Chaplin (1952) demeure-t-il une tentative finalement solitaire de transposer le burlesque essentiellement visuel de Chaplin sur une scène de théâtre, burlesque qui autorise les transformations à vue. La chevelure d'une femme est confondue avec la crinière d'un lion, Charlot devient Mademoiselle Charlot, le collier de perles un chapelet, le biberon une bouteille :

Le bébé pleure. Charlot apitoyé, prend le bébé emmailloté, le berce, mais n'arrive pas à le calmer. Le bébé a faim, Charlot « emprunte » le litre du peintre, le peint en blanc, ainsi le vin devient du lait que le bébé boit. Charlot finira ce « biberon » après avoir remis le bébé calmé dans sa voiture241.

L'enchaînement transgresse finalement l'alliance du burlesque et du vraisemblable pour proposer une succession onirique de gags, qui n'est plus tout à fait chaplinienne, et ne se retrouve pas non plus dans le théâtre d'Achard, en particulier à une époque où il s'affranchit moins volontiers des codes réalistes. Le retour vers le cirque et vers une figure que Chaplin a renoncé à incarner prend d'autant plus la forme d'un rêve, que – rêve dans le rêve – le Charlot imaginé par Achard commence à rêver depuis la prison où on l'a enfermé :

Et nous voyons le « rêve » de Charlot.

Un rideau peint tombe devant les grilles, couvrant le tableau. […]

Cette scène doit donner une impression surnaturelle : les personnages se meuvent comme des marionnettes, ils portent des masques, les mains en papier-mâché, ils apportent leurs accessoires. L'animation croissante des avocats, une cacophonie mimée, le poids sévère du juge, l'explication fausse des témoins, fait de cette parodie de tribunal presqu'un ballet.

Charlot est le seul personnage réel242.

Ce rêve d'un retour vers une forme mixte, plus audacieuse encore que les tentatives du jeune auteur des années vingt, ramène vers une pantomime transcendant le conflit binaire entre arts scénique et filmique243. Achard renonce à toute représentation réaliste, à toute

structure traditionnelle pour une proposition qui – si elle n'arrivait pas si tard, si elle n'était pas restée à l'état de projet, si... – le placerait enfin du côté de l'avant-garde, comme La Sainte

Russie, autre pièce hybride et audacieuse inachevée. Dans ces deux projets, flotte une certaine

239A

CHARD M., La Vie est belle, in La Belle Marinière – La Vie est belle, Paris, Gallimard, NRF, 1930, p. 136.

240Id., Machin-Chouette, Paris-Théâtre, n°215, 1965, p. 20-21.

241Id., Hommage à Chaplin, 1952 (?), BnF, fonds Achard, Ecrits - Articles - Conférences (2), p. 3. 242

Ibid., p. 2.

243R

YKNER Arnaud , « Pantomime, pré-cinéma et cinéma : transferts, pulsions, modèles », in CHABROL M.,

amertume : le personnage de Charlot – mis au rebut – sort au début de la pièce d'une poubelle, est jugé pendant le rêve qui devient cauchemar, rejoint à la fin la figure vieillie du Calvero des

Feux de la rampe, film dans lequel le rêve du clown s’achève également sur une note

tragique244. Est-ce pour cela qu'Achard note alors, dans un entretien avec Jean Mitry, que

« dans ce film, si l'on s'éloigne un peu de Charlot, on se rapproche singulièrement de Chaplin. Ce n'est pas son drame personnel, bien sûr, mais c'est une tragédie qui pourrait être la sienne. Pour moi, qui suis auteur, ce n'est pas, je vous assure, ce qui m'a touché le moins245 ! » La

tragédie des Feux de la rampe est celle de l'artiste abandonné par son public, du clown vieillissant trahi par son corps, et qui préfère renoncer à l'amour. La tragédie de l'artiste se superpose à celle de l'homme, celle du personnage fait écho aux difficultés de l'auteur qui l'a créé : vieillissement, insuccès public de Monsieur Verdoux, dont la version française était déjà assurée par Achard. Il conclut son Hommage sur un Charlot « vêtu d'un habit sur un immense ventre, perruque blanche, fine moustache. Méconnaissable. Mais nous reconnaissons parfaitement "Calvero" du film Limelight », bientôt contraint de rejouer la scène finale du film jusqu'à « l'accident. Calvero est soulevé par un câble et tombe – toujours en jouant le violon – sur le piano qui s'écroule avec lui246. » Le mimodrame s'achève sur un acteur-auteur à la fois

méconnaissable – d'autant que le ventre grossi caractérise plus Achard vieillissant que Chaplin – et parfaitement reconnaissable, pour une ultime pirouette burlesque et tragique. Celle-ci trahit une crainte de la défiguration, même s'il est possible de reconnaître – grâce à Limelight – l'auteur dans son dernier rôle, vieilli, contraint de répéter les mêmes situations éculées.

La figuration visuelle d'un auteur mis à mal, la tentation du burlesque, la cacophonie surréaliste restent à l'état d'esquisse ; le grand public puis la critique ne connaîtront que le Achard boulevardier et rémunérateur des Compagnons de la Marjolaine, écrit la même année que l'Hommage à Chaplin. Si elle était accueillie sans réserve, l'inspiration cinématographique conduirait l’œuvre loin de son port d'attache, des caractéristiques que le grand public associe désormais à Achard : dialogue brillant, structure efficace, guerre des sexes à partir de positions solidement établies. Mieux vaut finalement rejouer les situations déjà connues, selon une logique circulaire.

D'ailleurs, le dramaturge refuse régulièrement de reconnaître l'influence du cinéma sur son théâtre. Nous avons noté en introduction qu'il prophétisait dès l'avènement du parlant qu'« une démarcation de plus en plus nette se fera entre le théâtre et le cinéma parlant247. » Près de

quarante ans plus tard, près de quinze ans après l'Hommage à Chaplin, il affirmera avoir accompli cette prophétie et réussi à soustraire son œuvre dramatique à l'influence du septième art :

L'apport du cinéma dans mon théâtre n'a été sensible que dans une pièce que tout le monde a oubliée – et que j'ai fait mon possible pour oublier moi-même, sans y arriver tout à fait – qui fût un de mes échecs les plus réussis... Cela m'a permis de renoncer à faire participer le cinéma à mon inspiration.

244La relégation de Charlot dans une poubelle n'est pas sans rappeler la fin de la marionnette verte interprétée par

Totò dans le sketch Che cosa sono le nuvole, filmé en 1967 par P.P. Pasolini pour le film collectif Capriccio

all'italiana. Totò « finit à la décharge public, le regard dirigé vers le ciel, et découvre ainsi l'azur et les nuages »,

si bien que Pasolini bâtit « ainsi l'un des plus beaux « tombeaux » que le cinéma ait érigé à un acteur », comme le note C. VIVIANI, in Le Magique et le Vrai, L'acteur de cinéma, sujet et objet, Aix-en-Provence, Rouge Profond,

Collection « Raccords », 2015, p. 175. Comme il est peu probable que le cinéaste italien ait eu connaissance du texte de Marcel Achard, il est troublant de constater la proximité des situations imaginées pour annoncer la disparition des grandes figures clownesques ayant régné sur les cinématographies italienne et américaine, et même mondiale en ce qui concerne Chaplin.

245Entretien avec Jean M

ITRY, novembre 1952, repris in LORCEY J., op. cit., p. 241.

246A

CHARD M., Hommage à Chaplin, p. 5.

C'est dire qu'il n'a pas contribué à mon évolution248 !

La réponse, admirablement floue, rend difficile l'identification du point de bascule à partir duquel le dramaturge aurait « renonc[é] à faire participer le cinéma à [son] inspiration » :

Domino (1932), pour lequel Achard lui-même affirmait avoir renouvelé les figures de la

commedia dell'arte en les fusionnant avec celles du burlesque américain ? La Femme en blanc (1933), dont Edouard Bourdet notait qu'elle était construite comme un film et comportait un « grand nombre de procédés qui y sont en usage », jusqu'aux fondus, aux enchaînés249 ? Le

Corsaire (1938), qui entrelace le récit de pirate et sa reconstitution hollywoodienne ? Aucune

de ces pièces n'a été un échec public, et leur nombre interdit de considérer comme si rare l'influence du cinéma sur le théâtre achardien. Il en reprend certains codes (le film de gangster, le film de pirate), des innovations structurelles (le flash back enchaîné de La Femme

en blanc, le parallélisme des séquences du Corsaire). S'agissant des trois dernières pièces

citées, Jeanyves Guérin considère que le cinéma a effectivement été une source d'inspiration et de renouvellement pour le dramaturge250. Achard craindrait-il que son originalité ne soit pas

reconnue comme spécifiquement théâtrale, à une époque où il considére, non sans amertume, son activité cinématographique comme révolue ? Il est vrai que l’hybridité des arts demeure perçue avec méfiance, comme en témoigne la réception du Corsaire par Colette, qui lui reproche de trop emprunter au cinéma :

Me faut-il accuser le cinéma, qui fit souvent, aux dons d'Achard, un appel justifié ? Est-ce lui qui abuse le dramaturge délicieux sur ce qui appartient au théâtre et sur ce qui lui reste interdit ? […] En soulignant que les tableaux sont alternés, je formule mon principal grief contre la réalisation théâtrale. Seul le cinéma pouvait mêler 1716 à 1938 [...]251.

À travers la dénégation d'Achard, le cinéma est en tout cas perçu comme un écueil. Son influence se fera, il est vrai, moins sensible dans les pièces proposées après-guerre, même si la structure rétrospective et le parallèle entre deux niveaux du récit (la fiction historique/le récit cadre) reviennent encore dans Le Mal d'amour (1955).

De même une stylisation débarrassée des conventions réalistes se retrouvera dans les

musicals, qui s'inspirent du cinéma même quand ils sont destinés à la scène : les codes du film

de gangster sont repris dans La P'tite Lili, ainsi que certains procédés empruntés au cinéma. Le deuxième tableau de l'acte I propose ainsi une habile transposition du montage alterné qui, pour n'être pas radicalement nouvelle – dès 1908, Fritz Erler, décorateur du Künstlertheater de Munich, avait conçu pour Faust deux parois mobiles permettant de passer rapidement d'un espace à l'autre252 ; Achard lui-même s'était inspiré du dispositif pour le dernier acte du Joueur

d'échecs (1927), mis en scène par Dullin – en tire un habile parti. La mise en scène, inscrite

dans les didascalies donc assumée par l'auteur, se joue sur deux espaces (une chambre ; le hall de l'hôtel), deux moitiés de scène éclairées à tour de rôle ou simultanément, selon les nécessités du suspense. Achard fait en sorte que le passage d'un espace à l'autre s'effectue à des moments critiques, qu'il choisit d'interrompre brusquement :

Eric. - Seulement, je vous assure, dans un mois...

248A

CHARD M., lettre en réponse à un questionnaire envoyé par « Paul B. Marian, écrivain,membre de l'Union des

écrivains roumains, Bucarest », datée du 26 novembre 1966, BnF, fonds Achard, Ecrits – Articles – Conférences (2).

249Critique reprise par Jacques L

ORCEY, op. cit., p. 148-149.

250G

UÉRIN J., op. cit., p. 140, 154 et 348.

251C

OLETTE, « Le Corsaire », Le Journal, 3 avril 1938, p. 1-2.

252A

Restaud. - Dans un mois ? Mais mon pauvre vieux, l'autopsie est la seule chose qui puisse encore t'arriver.

(Silence. Ils se regardent.)

(La lumière change. L'intérieur de la chambre s'efface. On revoit Lili plongée dans ses journaux. […] (La lumière change. Mais cette fois, le hall et la chambre sont également visibles. Avec Mario qui suit des yeux rêveusement une Lili déjà disparue et Eric qui dit à Restaud:)

Eric. - Vous allez me tuer ?

Restaud. - Je vais t'abattre comme un chien. […]

(La lumière change. La chambre d'Eric s'éteint)253

L'influence du film noir dépasse ici la simple reprise de ses personnages et situations. Elle se manifeste par les procédés suscitant le suspense : la simultanéité des actions, l'obscurité partielle dérobant à nos regards une action violente imaginée autant qu'appréhendée. Le dramaturge retrouve ainsi une cinématographisation d'autant plus présente avant-guerre qu'elle était parfois soulignée par les metteurs en scène : Dullin ou Bernstein, notamment. Après avoir innové par la projection d'images sur les visages dans sa mise en scène de

Chacun sa vérité (1924), le premier fait projeter deux ans plus tard des gros plans du

personnage éponyme – qu'il interprète – dans l'adaptation théâtrale du Joueur d'échecs élaborée avec Marcel Achard. Le second, quant à lui, s'inspire de l'expressivité du traitement sonore cinématographique, particulièrement perceptible au début du parlant254, pour sa mise

en scène d'Adam : un dialogue tendu entre Hugo Saxel et Catherine est ponctué de sonneries de téléphones stridentes qui en soulignent l'agressivité. Ainsi, l'écriture d'Achard aura – fort logiquement – pu être influencée par des mises en scène innovantes de ses propres pièces : manière pour l'auteur non seulement de dialoguer à distance avec ses metteurs en scène, mais également de récupérer une partie de l'autorité auctoriale perdue au cours du « siècle des metteurs en scène ». L'influence du cinéma, indéniable et pourtant pour partie niée par le dramaturge, semble problématique. D'abord parce que sa compréhension demeure complexe : les analyses intermédiales ne cessent de bouleverser la chronologie et la cartographie des influences. Ensuite, parce qu'elle est fondée sur un rapport de concurrence, non seulement entre les sphères cinématographique et théâtrale, mais aussi entre les dramaturges et les metteurs en scène. S'inspirer du cinéma permet d'intégrer la mise en scène à une écriture qui récupère un pouvoir qu'on lui a contesté. Mais cela ne revient-il pas à faire allégeance à un art qui incarnerait, mieux que le théâtre, la modernité ? ou à faire un pas vers le cinéma, à l'envisager comme un territoire rêvé (Charlot), peut-être un territoire de repli ?