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Le personnage romantique : marges et oxymores

1.3 Tentation romantique, crise du lyrisme

1.3.3 Mélanges

1.3.3.2 Le personnage romantique : marges et oxymores

Modèle pour l'auteur, du moins tel qu'il se présente dans ses lettres – à Juliette donc, mais aussi à Jeanson, Passeur ou Pagnol – et ses conférences, c'est-à-dire à travers un filtre romanesque, le personnage romantique l'est également pour les protagonistes des pièces. Avant Hernani, la découverte des Trois Mousquetaires exalte le jeune Achard et lance sa vocation littéraire :

J'avais dix ans quand j'écrivis mon premier ouvrage. J'en garde encore le manuscrit dans mes archives avec une sollicitude sans doute exagérée. C'est un drame de cape et d'épée d'une violence inouïe, dans lequel Richelieu se comporte extrêmement mal, - je venais de lire Les Trois

Mousquetaires381.

Après cette pièce de jeunesse, la figure du bretteur flamboyant réapparaît dans Le Corsaire puis Le Mal d'amour, donc au sein de dispositifs complexes. Les deux pièces agencent des structures gigognes qui, sous prétexte de mettre à distance les récits enchâssés situés dans le passé et rêvés ou narrés par les personnages du présent, justifient en fait leur développement exacerbé. Tout se passe dans ces deux pièces comme si la mise en abyme pirandellienne, en ouvrant des parenthèses au sein de récits-cadres, autorisait Achard à laisser s'exprimer son goût très personnel pour les aventures rocambolesques, les scènes d'amour éminemment romantiques car exaltées et toujours tragiques.

Des deux pièces, c'est Le Mal d'amour qui se situe le plus clairement dans la continuité de la réécriture d'enfance. De nombreux aspects en font une pièce récapitulative et nostalgique, au cœur d'une décennie plus ingrate. Le personnage présenté au départ comme central est un jeune mousquetaire. Nommé Rochenoire – comme le père de La Femme en blanc, autre pièce représentant sur scène un retour en arrière introduit par un personnage-narrateur – il affronte un sbire de Richelieu, Laubardemont. Ce dernier emprunte ses caractéristiques à plusieurs sources, au delà du modèle historique : le roman de Dumas bien sûr ; mais également Cinq-

Mars puisque la didascalie indique qu'il « est tel que l'a décrit Alfred de Vigny », avant de

citer un extrait de son roman afin de caractériser le personnage382 ; et enfin le Tartuffe de

Molière, qui avait déjà inspiré la deuxième pièce du jeune Achard. Après que Laubardemont lui a demandé pourquoi elle continuait « à porter ce costume indécent », Stella, la fougueuse gitane, lui signifie que sa question trahit surtout son propre désir383 : l'échange s'inspire

évidemment de la première confrontation entre Tartuffe et Dorine dans la comédie de Molière384. Le récit enchâssé reprend la confrontation manichéenne entre le héros romantique

et l'opposant jaloux qui veut sa perte, schéma de nombre de drames hugoliens.

Pourtant, la « passion de légende385 » de Rochenoire pour Marie de Surgères est

progressivement dégradée. D'abord parce qu'elle est exploitée à des fins politiques par le machiavélique Richelieu. Et surtout parce que l'amour s'abîme en se disant. « Tu m'admires trop. Je ne suis qu'une petite Marie qui t'aime. Je ne veux pas que toute cette poésie nous perde » déclare Marie à son amant, qui constate quant, à lui, avec amertume : « Que veux-tu ? Personne ne peut mériter un amour comme celui qu'ils ont fait du nôtre. Il est tellement

381Id., Conférence sur le théâtre avec P. Fresnay et J.P. Gauthier, BnF, fonds Achard, p. 7. 382Id., Le Mal d'amour, Paris, La Table ronde, 1956, p. 33-34.

383Ibid., p. 91. 384M

OLIÈRE, Le Tartuffe, in Œuvres complètes, Paris, NRF, La Pléiade, Tome II, 2010, p. 142-143.

385A

incomparable et merveilleux qu'il en devient presque théorique386 ».

« Cette poésie », c'est celle du poète lyrique qui compose des chansons plus belles hélas que l'amour qu'elles sont censées célébrer : Gaspard Ferréol est aussi mousquetaire, amoureux de la belle Stella et pourtant infidèle, célèbre rimailleur capable – comme le page de Malborough – de passer « en vrai poète de la prose au vers387 »...

Il est vêtu comme un homme de lettres de l'époque : costume noir, bas noirs et col blanc. Il a la tête bandée. Et, chose curieuse, c'est peut-être parce que le gardien raconte l'histoire, il ressemble nettement à celui-ci388.

Parce qu'Achard est, derrière le gardien-narrateur, le véritable conteur, il prête à son personnage sa profession, son talent, son donjuanisme, jusqu'à son prénom : Férréol est le second prénom de l'auteur, et le premier de son frère. La chanson composée par le personnage, « Le plus bel amour du monde », avait d'ailleurs fourni à la pièce son premier titre. Et c'est ce personnage apparemment secondaire – léger, drôle, adjuvant du noble Rochenoire – qui vivra avec Stella le seul amour véritablement sublime, à la fois tragique et magique. Gaspard est touché par une balle à la fin de la pièce ; Stella meurt alors littéralement d'amour, après une ultime prière : « Alors, gentille Madone, puisque vous me faites la grâce de me laisser partir avec lui, faites que cette grâce soit complète. Laissez-moi partir un peu avant389. » Le couple qui se rejoint dans la mort vient du théâtre romantique, mais la balle qui

tue réellement l'amant, puis symboliquement ou magiquement sa pieuse maîtresse semble surtout empruntée à Madame de.... La balle poursuit ainsi son parcours au delà du film, et frappe encore dans cette pièce écrite un an après sa sortie.

Composé dans un contexte personnel difficile (maladie, relations tendues avec Juliette et Melina Mercouri, abandon d'un ultime projet avec Ophuls...) dont témoigne l'agenda de 1954,

Le Mal d'amour parvient, au delà de la récapitulation très sensible des motifs et des situations,

à retrouver l'exaltation romantique de la passion non pas à travers les personnages attendus (le noble guerrier, sa maîtresse noble et digne) mais grâce à un couple inattendu : l'alliance d'un poète drolatique et lyrique, d'une gitane coquette et passionnée. De même que l'expression amoureuse devait imposer un écart linguistique pour se renouveler, le personnage ne peut se situer dans la continuité des grandes figures romantiques qu'à la condition de venir des marges. Ces marges sont également génériques puisque Gaspard Férréol emprunte de nombreuses caractéristiques (apparente frivolité, implication dans des situations rocambolesques ou scabreuses, goût pour le mot d'esprit...) au vaudeville autant qu'au roman de cape et d'épée.

La plupart des pièces font ainsi passer au premier un plan un personnage situé au départ dans les marges. Désignons-le, par une première oxymore, comme le « protagoniste marginal ». Sa marginalité contraste avec la position centrale attribuée au départ à une autre figure masculine, antithétique car faussement positive, en fait décevante, celle du « héros » ou de « l'amant dégradé » : roi fou (Celui qui vivait sa mort), aristocrate sans noblesse (Malborough, Le Mal d'amour...), amant séduisant mais infidèle (Toussaint dans Auprès de

ma blonde) voire médiocre (Stéphane dans La Vie est belle, Crémone dans Domino,

Rodriguez dans Pétrus, Spencer dans La P'tite Lili, Olivier dans Le Moulin de la galette). Un discours trompeur (toujours conventionnel, voire parodique) leur a le plus souvent permis

386 Ibid., p. 200-201. 387Ibid., p. 59. 388 Ibid., p. 36. 389Ibid., p. 223.

d'atteindre cette position illusoire : discours trompeur de l'amant, parfois de la femme qui a construit autour de l'homme aimé une fiction amoureuse (Domino, La P'tite Lili).

Le protagoniste marginal commence par participer à ce mensonge, quand il est poète (Malborough, Le Mal d'amour), avant de le dénoncer. Les marges dans lesquelles il est au départ assignées sont de natures diverses. Elles sont sociales, dès la radicale inversion carnalesque de Celui qui vivait sa mort, puis à nouveau avec le page de Malborough, les clochards de La Vie est belle ou Machin-Chouette, les protagonistes déclassés de Domino, La

P'tite Lili, Le Moulin de la galette ou Patate. La marge spatiale est figurée littéralement dans Voulez-vous jouer avec Moâ ? par la survenue de l'amant finalement triomphant (Auguste)

depuis la salle. En intervenant au sein du récit d'abord comme des acteurs avant d'adopter les valeurs positives attachées au rôle, les protagonistes de Domino et du Corsaire franchissent eux aussi la ligne censée isoler l'espace scénique de ses marges (salle ou coulisse). Jef (Jean

de la Lune), Pétrus ou Polo (Colinette) sont quant à eux des personnages lunaires, tombés

depuis un espace périphérique associé au rêve, à la naïveté. Quant à Mistigri, l'auteur y reprend l'opposition entre l'amant dégradé et le protagoniste marginal, mais pour en souligner le possible arbitraire : l'amant marginal (Zamore) l'est non seulement socialement, mais intellectuellement si bien que c'est sa profonde médiocrité qui le marginalise, tandis que l'amant dégradé (Chalabre) incarne un idéal social et intellectuel. Mais le premier est capable – grâce irrationnelle – de susciter le désir et l'amour vrai, et non le second. Enfin, comme nombre de protagonistes marginaux, Zamore est un artiste : musiciens (Mistigri, Le Moulin de

la galette), bouffon (Celui qui vivait sa mort), peintres (Je ne vous aime pas, Colinette, Turlututu), fleuriste (Jean de la Lune), et bien sûr – comme l'auteur – poètes (Voulez-vous jouer..., Malborough..., Le Mal d'amour).

Parce qu'il est d'emblée donné comme un mélange – empruntant à l'auteur comme à ses modèles, aux silhouettes réjouissantes du théâtre populaire autant qu'aux héros romantiques – le personnage incarne ainsi des valeurs positives, sans craindre l'inévitable dégradation qui mine les figures héroïques plus traditionnelles.

1.3.3.3 Le creuset comique : un art de la fusion