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1.1 Entre avant-garde et conservatisme

1.1.2 La rencontre avec le Cartel

À la fin du XIXe siècle, l'art dramatique donne par bien des aspects le sentiment d'un

certain archaïsme, particulièrement si on le compare aux autres arts : la peinture a connu la révolution impressionniste, la littérature romanesque ou poétique impose des évolutions radicales, parfois scandaleuses, dont témoignaient déjà au milieu du siècle les procès lancés contre Flaubert ou Baudelaire. Mais le dramaturge, le metteur en scène demeurent, davantage que le peintre ou le poète, dépendants des contraintes matérielles, et d'un public bourgeois. Derrière cette désignation pratique peuvent être rangés des spectateurs et des critiques attentifs à la reproduction de conventions à la fois sociales – le mimétisme superficiel d'Alexandre Dumas fils ou d'Emile Augier – et dramatiques : les codes immuables imposés au texte comme à sa représentation. Par conséquent, son évolution ne peut s'effectuer que dans

147A

BIRACHED R., op. cit., 2011, p. 17.

148G

UÉRIN J., op. cit., 2007, p. 111 et 139.

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les marges, dans des salles plus petites ou situées à l'écart des centres de pouvoir. Le Théâtre Libre d'Antoine naît en 1887 dans un minuscule théâtre, la Maison de l’œuvre de Lugné-Poe – réaction symboliste au naturalisme d'Antoine – dans un local situé dans une cour d'immeuble. Le Vieux-Colombier, animé par Copeau à partir de 1913, s'installe dans une ancienne salle de patronage aménagée de manière spartiate et novatrice, refusant la lourdeur scénique et décorative du théâtre dominant. Dans ces salles périphériques, ne pouvant accueillir qu'un public restreint, s'épanouissent des mouvements d'avant-garde qui attribuent au metteur en scène et à l'acteur un rôle central dans la création dramatique et s'inspirent des arts nouveaux, la photographie et le cinéma.

La Cartel, apparu après la Première Guerre mondiale, prolonge la révolution initiée par Lugné-Poe ou Copeau. Dans leur manifeste de 1927, Jouvet, Dullin, Baty et Pitoëff consacrent une solidarité déjà effective plus qu'ils n'annoncent un programme esthétique. Tous les quatre clament leur respect du texte et de l'auteur, tout en étant conscients que le renouveau du théâtre contemporain réside dans l'autonomie plus grande accordée à la mise en scène150. Par ailleurs, l'importance accordée à l'auteur diffère sensiblement. Or, c'est justement

avec les deux membres du Cartel affirmant le plus nettement la primauté de l'auteur dramatique, Dullin puis Jouvet, qu'Achard collaborera régulièrement. Cinq de ses pièces sont mises en scène entre 1923 et 1927 par le premier qui se définit comme « l'exécuteur testamentaire de l'écrivain151 ». Cinq autres le seront par le second entre 1924 et 1938 : « Des

trois participants de cette cérémonie pratiquée de temps immémorial – spectateur, comédien, auteur – le poète dramatique est toujours celui qui en parle le mieux. Son intervention règle et commande celle des deux autres152. » En cela, Jouvet comme Dullin demeurent dans la droite

ligne de la doctrine professée par Copeau, metteur en scène mais aussi homme de lettre, fondateur de la NRF, qui ne veut pas séparer complètement la scène de la littérature.

À l'inverse, Achard ne collaborera qu'une fois – pour Et dzim la la... – avec Georges Pitöeff, qui revendique plus régulièrement que Jouvet ou Dullin, l'autorité du metteur en scène. Et jamais avec Baty, des quatre celui qui rejette le plus clairement la dictature du texte même s'il n'en mésestime pas l'importance. Ce dernier se rapproche, dans une certaine mesure, du théâtre synthétique de Gordon Craig : « Le théâtre n'est pas un genre littéraire, mais un art distinct et indépendant, l'art suprême dans lequel tous les autres s'exaltent d'être réunis153 ».

Pirandello – et à sa suite Achard peut-être, même s'il revendique souvent les spécificités du théâtre – rêveront encore de cette synthèse. Au cinéma pour l'auteur de Six personnages en

quête d'auteur, dans une zone-frontière plus fragile et utopique encore, entre théâtre et

cinéma, pour celui du Corsaire et de La Sainte Russie.

Au delà de l'aléatoire, des affinités qui ont pu présider aux rencontres, il est donc tentant de voir dans le caractère beaucoup plus suivi des collaborations d'Achard avec Dullin et Jouvet, la recherche d'un équilibre à même de satisfaire chacune des parties. Le dramaturge voit reconnues sa pré-éminence et l'intégrité de son texte, à partir duquel doit s'organiser la mise en scène. Le metteur en scène propose des innovations scénographiques – théâtralité affirmée ou usage des écrans – et des inflexions du texte, grâce au dialogue avec le dramaturge. Dullin considère que ce dialogue participe à la rénovation du drame : pour lui, l'émergence du metteur en scène découle de la faiblesse des auteurs contemporains, qu'il importe de sensibiliser à la dimension spécifiquement théâtrale d'une écriture qui ne doit pas être

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OMARON Jacqueline, « Metteur en scène du cartel et texte théâtral », Revue d'Histoire Littéraire de la France,

Paris, Presses Universitaires de France, 77ème année, n°6, Les Problèmes du théâtre en France (1920-1960), novembre-décembre 1977, p. 901.

151D

ULLIN Charles, Ce sont les Dieux qu'il nous faut, Paris, Gallimard, coll. « Pratique du théâtre », 1969, p. 39.

152J

OUVET Louis, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion, 1952, p. 186.

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confondue avec l'écriture littéraire. Il rêve même de fonder une école d'auteurs, en parallèle à son école d'acteurs154. Le jeune Achard, curieux, peut-être malléable, semble correspondre à

cette attente, d'autant qu'il occupe au sein de l'avant-garde une position médiane, sans l'intransigeance qui sera celle d'Artaud. En cela, il rejoint d'autant mieux les membres du Cartel, rénovateurs prudents qui n'imposent pas aux spectateurs les innovations plus radicales de certains de leurs confrères étrangers, comme Reinhardt, Piscator ou Meyerhold. Ils s'accordent ainsi sur un juste-milieu.

Enfin, s'ils reconnaissent l'apport du théâtre naturaliste, Pitoëff, Jouvet et Dullin privilégient la stylisation, revendiquent la convention théâtrale comme mode d'expression poétique155 :

Jouvet parle « d'introduire le spectateur dans un monde dont la vérité ne soit pas matérielle mais spirituelle156 » ; Pitoëff de « pénétrer dans le mystère des choses157 » ; Dullin

« d'interpréter la nature et non pas de l'imiter158 ». Autant d'objectifs qui laissent à la mise en

scène la possibilité de faire entendre sa voix propre pour donner accès, selon une logique héritée du Symbolisme, à une vérité profonde que le texte seul suffit rarement à révéler. À cette recherche d'un au-delà du prosaïque, le premier théâtre d'Achard offre un tremplin, avec ses amoureux lunaires, ses figures stylisées (Voulez-vous jouer avec Moâ ? place significativement au fond du théâtre un personnage de bois), ses évocations vibrantes d'un territoire arcadien comme seule échappatoire aux conventions, dans Jean de la Lune,

Malbourough, Domino ou Le Corsaire.

Sa rencontre avec le Cartel est donc logique, et progressive. Ses premières activités théâtrales – souffleur pour Coupeau, auteur d'une pièce en un acte pour Lugné-Poe, La Messe

est dite, en février 1923 – le mettent en contact avec des figures tutélaires pour les metteurs en

scène du Cartel. Dès 1922, c'est la rencontre avec Dullin. La découverte de l'Atelier donne lieu à un article dans lequel Marcel Achard, alors journaliste à Bonsoir, relaye les propos du maître des lieux :

Théâtre d'art, théâtre d'art, maugréa Charles Dullin. Qu'entend-on par théâtre d'art ? Le public affuble de cette étiquette les théâtres où il s'ennuie. L'Atelier est un théâtre populaire. Je n'ai pas la prétention d'avoir résumé dans mon programme tout le théâtre. J'ai seulement tenté de jouer des œuvres appartenant à une certaine forme de fantaisie. C'est celle que je pense devoir le mieux servir. J'aime figurer des fantoches. J'aime le théâtre libre de toutes conventions. J'estime que le théâtre naturaliste est arrivé à la perfection et qu'il ne se peut rien obtenir de mieux dans cette forme de théâtre.

Et Dullin parle : il évoque des masques irréels, des figures attachantes et singulières.

Et à l'entendre, le souvenir me revient impérieux de ce fantomatique marchand d'ombres qui jetait aux paysans apeurés l'offre singulière :

J'ai bon nombre d'ombres dans ma gibecière Ombres de putes, ombres d'emperrière Et jusques à des ombres d'ombres...

154B

RASILLACH Robert, Animateurs de théâtre, Baty, Copeau, Dullin, Jouvet, les Pitoëff, Bruxelles, Éditions

complexe, « Le Théâtre en question », 2003, p. 85.

155

Ibid., p. 901.

156J

OUVET L., op. cit., p. 135.

157P

ITOËFF Georges, Notre théâtre, Paris, Odette Lieutier, 1949, p. 15.

158D

Ne sont-ce pas des ombres qu'il va vendre, en effet, après les avoir fabriquées dans son Atelier159 ?

Le montreur d'ombres manifeste ici une ambition réelle, mais qui ne prétend pas s'affranchir des attentes du public. La fantaisie divertit tout en justifiant d'introduire des « fantoches » qui permettent de dépasser le naturalisme pour aller à la rencontre des ombres, silhouettes stylisées figurant l'essence humaine : la gestuelle expressive, la mort comme horizon. L'alliance proposée par Dullin entre gravité et divertissement, entre ambition artistique et théâtre populaire, rejoint à ce moment précis celle qu'Achard veut attribuer à son théâtre. Le lendemain, un autre article signé cette fois Pierre Scize – l'ami proche qui a accueilli Achard à Paris, l'a introduit dans le théâtre du Vieux-Colombier dès 1919 – annonce l'ouverture de la saison théâtrale par Dullin, Copeau, Pitoëff, Baty avec enthousiasme car « ce théâtre-là est le théâtre de demain : il est vivant, dramatique et jeux, divers comme la vie et comme elle passionnante160. » Au delà des convergences artistiques, son environnement

intellectuel et affectif favorise la rencontre d'Achard avec les metteurs en scène du Cartel. Pourtant, le début de sa collaboration avec Dullin le place en porte à faux. La réception de

Celui qui voulait vivre sa mort, créée le 9 mai 1923 est mitigée, à cause notamment d'un

hiatus entre le metteur en scène, qui veut respecter « l'atmosphère dramatique de l’œuvre161 »,

et le dramaturge qui a voulu écrire une farce macabre, revendiquant le mélange des registres comme principe fondateur. Les protagonistes : un roi fou et un fou voué à une mort tragique, soient deux figures en miroir, représentation circulaire de l'inversion carnavalesque que théorise Bakhtine à la même époque. Le registre : double, annoncé de manière singulièrement explicite par le dialogue introductif entre les deux archers :

LE PREMIER. - Notre bon sire est fou !

LE SECOND. - Que dieu l'ait en sa sainte garde !

LE PREMIER. - Savez-vous rien de plus stupide que l'obligation où nous sommes de jouer l'un des airs gais, l'autre des airs tristes pour accompagner l'humeur du roi et la modifier suivant l'heure162 ?

Plus loin, ils « jouent ensemble l'air gai et l'air triste, ce qui occasionne une effroyable cacophonie163 ».

La stricte séparation des registres est absurde, passée de mode ; mais, sans art, leur mélange ne produit qu'une bouillie sonore. Il faut du doigté, un certain sens de la nuance pour traiter avec légèreté des thèmes aussi sérieux que la mort, le mensonge, l'amour. Vaste programme, qui était déjà celui du drame romantique. Achard va le suivre tout au long de sa carrière, jusque dans les années cinquante avec Le Mal d'Amour et Madame de...

Que le dosage concocté à cette occasion par Dullin n'ait pas pas convenu à l'auteur est une chose. Une autre est la découverte par Achard de ce qu'implique l'entrée dans la troupe de Dullin, dont il avait déjà évoqué, dans l'article de Bonsoir, les « faméliques comédiens ». Ce mode de vie ascétique, le maître du Théâtre de l'Atelier le décrit à Achard, sur le point de le rejoindre dans sa propriété de Héronville : « Vous savez que nos terres sont plus hospitalières que riches et que mes deux... villas tiennent plus de la roulotte que du château ». Suivent les détails pratiques : Achard doit amener tout son linge car, ajoute Dullin, « je n'ai pas en ma

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CHARD M., « Avant l'ouverture du théâtre Montmartre, les compagnons de 'L'Atelier" sont au travail »,

Bonsoir, n°1349, 15 octobre 1922.

160S

CIZE Pierre, « Le théâtre d'aujourd'hui », Bonsoir, n°1350, 16 octobre 1922.

161L

ORCEY J., op. cit., p. 62.

162A

CHARD M., Celui qui vivait sa mort, BNF, fonds Achard, tapuscrit, p. 1-2.

possession tout ce qu'il faut pour assurer le bien être de tant de monde ». Et enfin : « ne me méprisez pas trop d'oser vous avouer sans pudeur ma pauvreté, mais d'ici peu, grâce à Voulez-

vous jouer avec Moâ ?, je compte que je pourrai m'acheter des douzaines de paires de draps,

de serviettes éponge, et des nappes, et des serviettes damassées164. » Peut-être l'ascèse a-t-elle

pu – un temps – intriguer Achard. Mais son mode de vie mondain l'en a rapidement éloigné. La réussite espérée par Dullin devint en tout cas réalité. Le 19 décembre 1923, la première de

Voulez-vous jouer avec Moâ ? est un triomphe pour le metteur en scène, le dramaturge, et les

acteurs, dont Achard qui joue Crockson. Sa carrière est lancée. Le théâtre de l'Atelier voit ses finances renflouées, pour un temps.

Pour le dramaturge, la pièce restera associée à une autre voie, celle d'une avant-garde qu'il va rapidement renoncer à incarner. Il pourra ponctuellement en solliciter la remémoration nostalgique, en accord avec la tonalité élégiaque qui concluait, de manière prémonitoire, son premier article consacré à Dullin : « le souvenir me revient impérieux de ce fantomatique marchand d'ombres qui jetait aux paysans apeurés l'offre singulière ». Ainsi, lors de la reprise de la pièce en 1943, alors que le dramaturge a atteint une position à la fois éminente et critique au sein du comité de direction du COIC, il propose un discours censé présenter la pièce pour la partie du public qui la découvre :

Ne vous attendez pas à écouter une histoire ou à suivre une intrigue.

Non ! Nous allons vous jouer une pièce qui bouleverse toutes les règles traditionnelles du théâtre. C'est une farce poétique, une sorte de parade sentimentale. Elle fut le 1er triomphe de ce grand artiste Dullin et la consécration définitive du théâtre de l'Atelier.

Ch. Dullin avait su discerner sous les clowneries des personnages du futur auteur de Jean de la Lune, une comédie où l'amour se cache ludiquement derrière le masque éternel des clowns165.

Sa participation à l'avant-garde et à la pérennité du théâtre de l'Atelier est revendiquée devant un public partiellement hostile166, alors que Marcel Achard a non seulement pris ses

distances par rapport au théâtre de la modernité, mais occupe une position compromettante. Il tente peut-être d'atténuer cette image fâcheuse en présentant son premier succès public et critique comme une œuvre de résistance face à la domination des « règles traditionnelles du théâtre ». Trop tard, apparemment, puisque le public accueillera la reprise par des sifflets et des cris. Il est douteux que le modernisme tempéré de la pièce ait suffi à l'effaroucher, même si Marcel Achard a pu se réjouir d'être « redevenu un auteur d'avant-garde167 ! » Plus

probablement, c'est l'écart entre sa présentation de la pièce – située dans les marges – et ce que le dramaturge est devenu depuis – une figure dangereusement en vue – qui suscite l'hostilité.

L'éloignement des territoires les plus avant-gardistes s'est donc effectué progressivement. Il trouve ses prémisses dans le décalage entre l'interprétation du metteur en scène de Celui qui

vivait sa mort et celle de l'auteur, entre la vocation ascétique attribuée par Dullin au théâtre et

les ambitions sociales de Marcel Achard, bientôt associé maritalement à la brillante et mondaine Juliette à partir de 1925.

164D

ULLIN C., lettre datée par Achard (inscription manuscrite) de juin 1922. Mais il est plus probable qu'elle date

de l'année suivante, en juin 1923. BnF, fonds Achard, Correspondance Dh-Dy.

165Brouillon manuscrit rédigé sur un papier à en-tête du COIC, BnF, fonds Achard, 4-COL-101 (4). 166L

ORCEY J., op. cit., p. 193.