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3.1 Le temps du muet

3.1.2 La critique achardienne

3.1.2.2 Qu'est-ce que le cinéma ?

Sont régulièrement évoquées au sein de la rubrique culturelle de Bonsoir les tentatives pour inventer un cinématographe visuel et sonore. Tandis que Louis Lumière rappelle ses premiers essais de synchronisation679, initiés selon lui dès 1895, Auguste Nardy espère que le

visiophone de Pierre Chaudy permettra à des cinéastes comme Abel Gance de composer une véritable « musique visuelle680 ». Ces inventions sont balbutiantes, si bien que le

cinématographe demeure considéré comme un art éminemment visuel. Il n'est donc guère étonnant qu'Achard emprunte le lexique des arts plastiques et évalue attentivement la photographie des films. En dehors de quelques maîtres singuliers (Sjöström, L'Herbier, Gance), l'art du cinéaste demeure assimilé à celui d'un photographe, chargé de transcrire le scénario. Quant à la photogénie, concept clé de la réflexion théorique contemporaine, elle conserve chez Achard son sens premier681, renvoyant à la manière dont la lumière peut

souligner le charme d'un modèle : « Les étoiles de l'écran sont ordinairement jolies, photogéniques682. » Dans les années vingt, ce sens s'élargira sous l'influence des écrits de

Delluc. Son ouvrage, Photogénie, est recensé par Pierre Scize. Il juge intéressante la réflexion menée par le cinéaste, tout en lui reprochant de concentrer l'attention du spectateur sur :

le découpage, la lumière, la photographie, la photogénie, le meuble, l'accessoire, le détail, exact ou pittoresque, l'interprétation, etc.

c'est-à-dire par le procédé et non par le fond, par l'accessoire et non par le principal, par la sauce, dis- je vulgairement, et non par le poisson683.

Comme Achard, Scize admet l'importance de la photographie et de la photogénie mais n'y

677Id., « Alfred Savoir », Choses de théâtre, n°1, octobre 1921, p. 527. 678S

AVOIR Alfred, « Voulez-vous jouer avec Moâ ? - Un chef d’œuvre », Bonsoir, n°1778, 20 décembre 1923, p. 3.

679N

ARDY A., « Au berceau du cinéma – Chez Louis Lumière, père de l'art muet », Bonsoir, n°1219, 5 juin 1922,

p. 3.

680Id., « Le Visiophone », Bonsoir, n°888, 10 juillet 1921, p. 3. 681T

HIÉRY Natacha, article « Photogénie », in DE BAECQUE Antoine et CHEVALLIER Philippe (sld.), Dictionnaire de

la pensée au cinéma, Paris, Quadrige / PUF, 2012, p. 539.

682A

CHARD M., « Charlot, Popaul et quelques autres... », Bonsoir, n°332, 29 décembre 1919, p. 3.

683S

voit que l'habillage plaisant d'un « fond » thématique et scénaristique. D'où le regard ambivalent posé par ces deux critiques sur Gance, de tous les réalisateurs français « celui dont le tempérament photogénique est le plus accusé »684, grand « malgré certaines folies évidentes

et souvent à cause même de ces folies685. »

Parce qu'il est art de technicien, l'art du cinéaste apparaît moins pérenne que celui du dramaturge et du scénariste. Marcel Achard le déplore, à l'occasion d'une reprise d'Un roman

d'amour et d'aventure, écrit par Sacha Guitry :

Ce film a été tourné il y a trois ans. Il y a trois ans, c'était un bon film. Il indiquait même, à ce mom ent- là, des recherches intéressantes dans l'interprétation, dans la présentation des images, dans les sous- titres ingénieux et parfois drôles. [...] C'est un enfant qui avait balbutié une phrase et qu'on reprend. Si Sacha va voir ce film, il sera navré. [...] Car maintenant, tout cela ne se fait plus. Tout ce qui, il y a trois ans, était le fin du fin de l'art cinématographique n'est plus désormais que l'enfance de l'art. Tel procédé nous apparut, il y a trois ans, comme une merveille. Aujourd'hui, il est à ce point usagé et usité que M. Maudru hésite à s'en servir pour tourner les films de "L'Eclipse".

M. Sacha Guitry n'a encore que balbutié au cinématographe. Mais cette bonhomie qui l'anime, cette gaieté, cette jeunesse, cette foi, s'il les a encore, il les dépensera avec le cinéma comme il les dépenserait au théâtre. Et ce jour là, il nous donnera une œuvre charmante.

Ce n'est pas que le Roman d'amour et d'aventure manque d'ingéniosité, ni même d'action, certes. Mais il sent le vieux procédé, il respire à plein nez les vieux artifices ; le scénario - qui est original - manque surtout d'être découpé. La photographie a été excellente, mais nous paraît aujourd'hui d'une éclatante médiocrité. C'est qu'en effet, depuis, nous avons appris ce que pouvaient faire les Gance, les L'Herbier, les Baroncelli, les Le Somptier et les Delluc.686..

Il reprend ici l'antique conception téléologique des arts : art-enfant, le cinématographe laisse derrière lui des oripeaux démodés par les progrès fulgurants accomplis en quelques années par les cinéastes, seul le scénario conservant son originalité. Significativement, les réalisateurs – René Hervil et Louis Mercanton – ne sont jamais nommés dans cette longue critique. Seul est envisagé l'apport du scénariste, auquel est promise, à juste titre, une longue carrière cinématographique. Par ailleurs, l'article se clôt sur une liste prestigieuse, sans préciser quel statut est reconnu à ceux qui la composent : «les Gance, les L'Herbier, les Baroncelli, les Le Somptier et les Delluc... » sont-ils des photographes novateurs ou des artistes à part entière ? Démodent-ils le film de Guitry, ou le travail de ses techniciens ?

Autre concept clé régulièrement convoqué, avec la photogénie, pour définir le cinéma, « le paradigme du rythme », associé à l'avant-garde cinématographique comme littéraire, « marque alors l’ensemble du champ culturel687 ». S'il accorde à la photogénie une place

somme toute superficielle, Achard note l'importance du rythme et du mouvement, à différentes échelles : rythmes du scénario, de l'action, du découpage. Ainsi, au sujet de Dans

la nuit/The New Moon (1919), écrit et réalisé par Chester Withey : « ce qu'on peut assez louer,

684Id., « Abel Gance », Bonsoir, n°538, 24 juillet 1920, p. 3. 685A

CHARD M., « La Dixième Symphonie », Bonsoir, n°553, 8 août 1920, p. 3.

686Id., « Un roman d'aventure et d'amour », Bonsoir, n°820, 3 mai 1921, p. 3. 687G

c'est le mouvement, la vie qui sont les raisons d'être de ce film. Il est mené dans un mouvement éperdu, dans un rythme fou ; le découpage est d'une étourdissante habileté ; il fait se succéder les émotions les plus diverses et les plus contraires avec une égale maîtrise688 »,

tandis que la photographie doit tout au studio qui a produit le film et rien à son metteur en scène. Dans un long article consacré aux Proscrits de Victor Sjöström, il approfondit sa réflexion sur ce sujet :

La simplicité des Suédois est une simplicité sincère. Les gestes sont lents, les regards prolongés : mais cette lenteur n'a rien de conventionnel, ni de théâtral.

L'action existe. Ce sont encore des films d'action, - parce que vraisemblablement et quoi qu'en aient dit d'hardis novateurs - le cinéma n'est pas encore arrivé au stade où l'action dans un scénario sera inutile et encombrante.

Ce sont tellement et si vraiment dans leur simplicité voulue des films d'action, que sont coupées impitoyablement les scènes dont l'importance n'est pas primordiale soit par l'intrigue, le décor ou la mimique des personnages.

C'est ainsi que dans Les Proscrits, supposant à tort qu'une longue lutte entre le bailli et le proscrit serait fastidieuse, le metteur en scène l'a coupée presque immédiatement après la prise de corps, pour montrer sans transition le bailli vaincu, suant et soufflant à terre.

C'est ainsi qu'au lieu de s'attarder aux réflexes (d'un intérêt puissant) que la bataille suscite chez les spectateurs, l'image suivante montre le bailli s'éloignant à cheval, avec un visage convulsé par la haine689.

Le rythme est célébré pour sa transversalité. Celle-ci rapproche le dynamisme de l'action prévue par le scénario, l'expressivité calculée des gestes et des regards et l'inventivité d'un montage qui supprime les scènes ou les plans attendus. Alors que la photographie est considérée comme un ornement placé au service du scénario, le rythme confond la part du scénariste et celle du cinéaste, en particulier grâce à l'ellipse, figure tout à fois scripturale et cinématographique par laquelle le metteur en scène atteint à la dignité de l'écrivain en tranchant d'un même geste la pellicule et le récit. Achard attribue cette responsabilité au réalisateur, sans envisager qu'elle ait pu être prévue dès le scénario, à l'écriture duquel Sjöström a collaboré. De surcroît, « la magie des blancs et des noirs n'a plus de secrets pour » lui, si bien qu'il est consacré comme un « metteur en scène, comédien et animateur prodigieux690 », proche de figures d'autorité auxquelles cette dernière fonction est

régulièrement associée, y compris dans les colonnes de Bonsoir : les « animateurs » Antoine et Charles Dullin ont élargi le périmètre du metteur en scène en supervisant des projets ambitieux. Achard attribue ainsi à l'art cinématographique un territoire d'élection au sein duquel pourront s'épanouir ses futures collaborations avec les maîtres du rythme, du mouvement et de l'ellipse que sont Ernst Lubitsch et Max Ophuls.

Ce rythme distingue le cinéma des arts plastiques, capables de représenter l'espace (architecture, peinture, sculpture), pour le rapprocher des arts rythmiques, associés au temps,

688A

CHARD M., « Dans la nuit », Bonsoir, n°826, 9 mai 1921, p. 3.

689Id., « Les Proscrits », Bonsoir, n°939, 30 août 1921, p. 3. 690Ibid.

selon une bipartition théorisée dès 1911 par Ricciotto Canudo puis reprise dans son Manifeste

des sept arts publié en 1922691, afin de défendre le pouvoir synthétique du Septième Art. Pour

autant, Achard attribue au rythme une fonction essentiellement dramatique, et non poétique et musicale contrairement à ce que préconisent à cette époque Canudo ou Delluc692, qu'il range

peut-être parmi les « hardis novateurs693 » dont il conteste la radicalité. En cela le critique,

autant que le dramaturge, refuse la rupture avec la tradition tout en demeurant attentif aux avant-gardes. Comme il prévient d'emblée que « cette lenteur n'a rien de conventionnel ou de théâtral » et que le montage est présenté comme la prérogative du metteur en scène, il faut en déduire que le rythme dramatique évoqué ici est spécifiquement cinématographique, qu'il définit le cinéma mieux que la photographie et la photogénie. Se rapprocherait-il davantage du rythme romanesque qui suscite, plus aisément que la structure théâtrale, accélérations et ellipses ?

En effet, Marcel Achard appelle de ses vœux une nette différenciation des arts cinématographique et théâtral. Cette revendication est alimentée par un contexte conflictuel. Bien avant l'émergence du cinéma parlant, le cinéma concurrence le théâtre et se trouve accusé d'en détourner le public et les salles. En mars 1922, la rubrique culturelle de Bonsoir fait ainsi état d'un conflit entre la SACD et le théâtre du Vaudeville, qui a décidé d'organiser des projections. Auguste Nardy conclut son article par un appel à « un peu plus de tolérance et d'esprit de confraternité. Le théâtre est un art ; le cinéma aussi. On ne peut lui contester son droit à la vie, bien que M. Henry Bernstein ait déclaré imprudemment qu'il était au main des bandits694 ! » L'influence théâtrale semble perçue avec davantage de suspicion que celle des

arts visuels, de la poésie ou de la musique695, car considérée comme néfaste, anti-

cinématographique. On lui reproche d'orienter le cinéma vers un sentimentalisme déplacé ou une dramatisation conventionnelle qui ne correspondrait pas à sa nature profonde696. Une

formule de Nardy résume cette phobie anti-théâtrale : « Un art hybride, un art androgyne fait de théâtre et de cinéma ne peut exister tant les facteurs qui le composent sont distants l'un de l'autre697. » Le contexte idéologique disqualifie tout mélange : le rapprochement des genres

(artistiques) semble mettre en péril l'identité des genres (sexuels).

Par ailleurs, l'identification des spécificités de l'art cinématographique, davantage que sa capacité à rassembler tous les arts, s'impose progressivement au cours des années vingt, en particulier à partir de 1923-1924, grâce aux conférences de Marcel L'Herbier698 et à

l'exposition consacrée à « l'Art dans le cinéma français » au musée Galliéra699. Un des derniers

articles notables consacrés par Achard au cinéma dans Bonsoir va dans le même sens, en évoquant plus spécifiquement le travail de l'acteur. Nous ne donnons que la dernière partie de ce long article au cours duquel le critique a énuméré les acteurs incapables de passer indifféremment du théâtre au cinéma ou que « le cinéma […] a perdus » en leur faisant oublier les spécificités de l'art dramatique :

691C

ANUDO R., « Manifeste des sept arts », in Le Cinéma : l'art d'une civilisation, Paris, Flammarion (Champs

arts), 2011, p. 122.

692D

ELLUC L., Photogénie, Paris, éd. de Brunoff, 1920, repris in Écrits cinématographiques, tome I, « Le Cinéma et les

Cinéastes », Paris, Cinémathèque française, édition établie par Pierre Lherminier, 1985, p. 58.

693A

CHARD M., « Les Proscrits », Bonsoir, n°939, 30 août 1921, p. 3.

694N

ARDY A., « La Lutte pour l'écran », Bonsoir, n°1129, 8 mars 1922, p. 3.

695G

UIDO L., op. cit., p. 131.

696

Ibid., p. 127-128.

697N

ARDY A., « Le filmothéâtre », Bonsoir, n°1244, 2 juillet 1922, p. 3.

698L'H

ERBIER M., « Le Cinématographe contre l'art », conférence évoquée dans Cinéa, n° 95, 1er juillet 1923, p.

17. Le caractère fondateur de cette conférence est souligné par C. GAUTHIER, op. cit., p. 71.

699G

Des acteurs médiocres au théâtre, comme Van Daële et Jean Toulout, ou exécrables, comme Max Linder, sont, au contraire, de tout premier ordre au cinéma.

Et cela est facile à expliquer.

De rares natures, comme Signoret et Eve Francis, sont à la fois douées pour le cinéma et le théâtre. Elles savent faire le départ entre les deux arts. Elles ont conscience de l'endroit où finit le cinéma, où commence le théâtre.

L'art muet leur laisse la libre disposition de leur voix. Ils sauront n'en pas mésuser au théâtre. (Encore que le principal, le seul reproche adressé à Eve Francis, inoubliable dans Natchalo, ait précisément été une tendance à parler trop bas.)

Ils savent que le théâtre, pour exiger plus de gestes que le cinéma, condamne une gesticulation excessive et que la mimique a son importance, tant devant la rampe que devant l'appareil.

Mais, ceux-là, combien sont-ils ?

Et si le cinéma et théâtre n'étaient pas deux métiers très différents, comment expliquerait-on l'ascension de toutes ces étoiles inconnues hier encore : André Nox, Jacque Catelain, Geneviève Félix, Madys700 […].

Notre première partie a établi que cette distinction entre les arts s'exprimait davantage à travers les déclarations que dans les propres productions du dramaturge : Voulez-vous jouer... empruntera manifestement au cirque, Le Joueur d'échecs intégrera un essai de « cinémathéâtre ». Au delà des manifestes, la rencontre entre les arts demeure envisageable, d'autant que des artistes d'exception sont exceptés du discrédit attaché à l'intermédialité : des acteurs comme Signoret ou Eve Francis mesurent leur expressivité sur scène aussi bien que devant la caméra ; des cinéastes doués, comme Sjöström, d'un véritable pouvoir créateur, atteignent à une indéniable puissance dramatique grâce à des procédés cinématographiques. D'ailleurs, Achard ne peut ignorer que l'art de l'ellipse, que l'art de commencer ou d'interrompre une scène au milieu d'une action décisive se manifestaient déjà chez ses maîtres : les grands du siècle classique avant Musset ou Pirandello. En revenant régulièrement sur les spécificités des deux « frères-ennemis », l'écrivain ambitieux espère sans nul doute les voir perdurer conjointement, sans que l'un phagocyte l'autre ; mais le critique lucide ne peut s'empêcher d'envisager – ponctuellement, souterrainement – des enjeux similaires, de possibles territoires en partage.