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1.1 Entre avant-garde et conservatisme

1.1.1 Quelle avant-garde ?

Qu'évoque aujourd'hui, pour ceux qui en ont gardé la mémoire, le nom de Marcel Achard ? Le plus souvent, un théâtre dit « de Boulevard », difficile à cerner au delà de quelques traits caricaturaux, et qui se résume souvent à quelques titres : Jean de la Lune ou Patate, dernier grand succès public du dramaturge à la fin des années cinquante, souvent repris, plusieurs fois adapté pour le cinéma puis la télévision, avant de rejoindre le reste de l’œuvre dans un relatif oubli. Le grand public est-il d'ailleurs le seul à n'avoir retenu de l’œuvre achardienne que cette acception restreinte ? Nous rappelions en introduction que son association avec le Boulevard se retrouve également chez certains analystes, étiquette d'autant plus restrictive que le terme renvoie à un territoire mal défini, cerné par des définitions contradictoires : inspiration néo- classique, concentration et redondance d'effets très codifiés136 ; primauté du langage137 ; et,

parfois, invention et audace des situations, manifestes chez Labiche138... Territoire d'autant

plus flou que « le concept de Boulevard se dilue [entre les deux guerres] au bénéfice d'individualités fortes qui n'ont de compte à rendre à personne même si, pour une part, leur écriture reste tributaire d'une dramaturgie de l'effet. C'est le cas d'Anouilh et d'Achard139 ». Et

qu'il intègre des registres hétérogènes, voire contradictoires, depuis le vaudeville avec lequel on le confond trop souvent jusqu'au drame illustré par Bernstein.

Territoire largement discrédité qui plus est car « les théâtrologues universitaires proposent une anamorphose du répertoire, ils y privilégient tout ce qui a partie liée avec la modernité, vue comme contestation de la mimésis. Leur appréciation axiologique implique l'exclusion quasi systématique du Boulevard, qu'il soit "sérieux" ou "frivole", et l'ignorance de ses mutations140 ». Et puis, admettons que l'auteur est lui-même responsable de cette méprise, par

son progressif renoncement à ce qui faisait le sel de ses premières pièces : emprunts au cirque et à la pantomime, originalité de la structure, jeu pirandellien sur les rôles ou l'identité, subtilité d'un langage capable de questionner sa propre validité...

L'évolution est d'abord celle du dramaturge, ensuite celle des normes censées l'évaluer. En 1946, le critique Georges Pillement rangeait Achard parmi les dramaturges d'avant-garde, aux côtés de Claudel ou Jarry141. Aujourd'hui, l'auteur de Voulez-vous jouer avec Moâ ? est relégué

dans une arrière-garde aux contours à peu près aussi aussi vagues que ceux du Boulevard, autant à cause du souvenir de ses dernières œuvres que du relatif oubli où sont tombées les premières, pourtant plus diverses et singulières.

Quelques uns pourtant se souviennent que l'auteur de Patate fut d'abord considéré comme un dramaturge novateur, voire d'avant-garde, dans les années vingt. Mais quelle avant-garde ?

136G

UÉRIN J., Le Théâtre en France de 1914 à 1950, Paris, Honoré Champion Editeur, « Histoire du théâtre

français », 2007, p. 121.

137L

IEBER Gérard, « L'auteur, un statut controversé », in ABIRACHED R. (sld.), Le Théâtre français du XXe siècle,

Paris, L'avant-scène théâtre (Anthologie de L'avant-scène théâtre), 2011, p. 64.

138B

ARROT Olivier, CHIRAT Raymond, Le Théâtre de Boulevard – Ciel mon mari !, Paris, Gallimard, Découvertes

Gallimard / Paris-Musées, 1998, p. 36.

139C

ORVIN Michel, article «Boulevard», in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Larousse, 1999, p. 233.

140G

UÉRIN J., op. cit., 2007, p. 15.

Quand elle veut réhabiliter le théâtre achardien, déjà partiellement discrédité à la fin des années soixante, Antonia Milesi choisit de conclure ce qui restera longtemps le seul travail universitaire consacré à Achard142 par un chapitre consacré au rapprochement entre « Le

théâtre comique de Marcel Achard et le théâtre d'avant-garde ». Mais elle le compare alors avec Beckett ou Ionesco, donc avec une avant-garde qui est celle des années cinquante. Le rapprochement paraît anachronique, sauf à considérer Achard comme un précurseur du théâtre de l'absurde, hypothèse que Milesi finit d'ailleurs par abandonner. Les personnages marginaux de Beckett comme le goût d'Ionesco pour le coq-à-l'âne verbal peuvent trouver des prémisses dans les premières pièces de Marcel Achard. Mais contrairement aux auteurs de La

Cantatrice chauve et En attendant Godot, celui de Jean de la Lune n'a jamais rompu

radicalement avec les schémas dramatiques traditionnels. Ni admis sans retour la vacuité du langage. Et il a explicitement exprimé sa défiance vis-à-vis de cette avant-garde des années cinquante, rédigeant même en 1969, alors que l'auteur des Actes sans paroles vient de recevoir le prix Nobel de littérature, un discours polémique intitulé « Contre Beckett »143. La même

année, il reconnaît trouver Ionesco « neuf et amusant » mais lui reproche « d'aller montrer les aspects désolants de l'existence144 ». Décidément, il ne partage ni leur constat pessimiste, ni le

nouvel enjeu qu'ils assignent au théâtre.

L'avant-garde à laquelle peut-être associé Achard doit plutôt être recherchée au début du siècle. Lui-même en propose une définition au cours de la conférence « La Querelle des jeunes auteurs » à laquelle il participe le 22 février 1928, aux côtés de Bernard Zimmer et André Lang :

LANG. - Oui, mais alors, qu'est-ce qu'un théâtre d'avant-garde ? ACHARD. - Dullin, Jouvet, Lugné, Pitoëff et Baty.

ZIMMER. - Jouvet, Dullin, Baty, Pitoëff et Lugné.

LANG. - Baty, Jouvet, Lugné, Dullin et Pitoëff. Quelle est la caractéristique du théâtre d'avant-garde ? ACHARD. - C'est de faire peur au public.

LANG. - Crois-tu ? Et pourquoi fait-il peur au public ? ACHARD. - Heu145 !...

Cette définition visionnaire annonce le bilan proposé par Vilar, après-guerre, que nous reprenions en introduction : « l'histoire du théâtre de ces trente dernières années se centre autour des noms de MM. Copeau, Gémier, Lugné-Poe, Dullin, Baty, Jouvet, Pitoëff, c'est-à- dire des metteurs en scène146 ». L'avant-garde serait d'abord celle des metteurs en scène, et du

recul d'un textocentrisme dont Vilar notait qu'il ne trouvait que de médiocres représentants avec Achard ou Giraudoux. Ce serait donc lui-même que condamnerait le jeune dramaturge en situant l'avant-garde du côté des metteurs en scène précurseurs qui ont monté ses premières pièces. Néanmoins, sa réponse peut aussi être comprise comme un refus de toute rupture trop

142M

ILESI Antonia, La Poésie clownesque dans le théâtre de Marcel Achard, tesi di laurea (mémoire de maîtrise)

sous la direction de L. Pozzi, Milan, Universita Commerciale L. Bocconi,1969.

143A

CHARD M., « Contre Beckett », BnF, fonds Achard, Ecrits – Articles – Conférences (2).

144Id., entretien avec M

ILESI A., op. cit., p. 75.

145Id., L

ANG A., ZIMMER B., « La Querelle des jeunes auteurs », repris dans Conferencia, Journal de l'université

des annales, n°14, 5 juillet 1928, p. 96.

146V

ILAR J., extrait tiré de « Le metteur en scène et l’œuvre dramatique » (1946), in De la tradition théâtrale,

radicale : le théâtre d'avant-garde fait peur au public, peut-être au dramaturge qui songe déjà à négocier une voie intermédiaire.

Effectivement, si l'on reprend les desseins de l'avant-garde à la veille de la Grande Guerre, tels que les synthétise Robert Abirached – « Renouer les liens du théâtre avec l'ensemble de la société », « Réforme artistique d'un théâtre devenu au fil des ans exsangue et sans ambition », « faire table rase de tout l'art dramatique transmis par la tradition147 » –, les deux premiers se

retrouvent dans les pièces achardiennes des années vingt et trente, en particulier l'élargissement du public, qu'il ne s'agit surtout pas d'effrayer. Il manifeste également la volonté de renouvellement, par les emprunts aux arts forains (Voulez-vous jouer avec Moâ ? (1923)) ou la relecture iconoclaste des figures historiques et de la rhétorique épique (Malborough s'en va-t-en guerre (1924)), mais pas celle de rompre radicalement avec les formes traditionnelles, qui pourrait impliquer de s'éloigner du public le plus large, donc contredire le premier objectif.

D'emblée, l'association d'Achard avec l'avant-garde demeure douteuse, même après qu'on l'a replacée dans sa chronologie. Jeanyves Guérin propose de l'associer plutôt au Boulevard ou théâtre littéraire148, c'est-à-dire une voie médiane conciliant l'invention de propositions

singulières avec la prise en compte d'un héritage littéraire auquel il est impossible de complètement renoncer. Mais la notion de Boulevard demeure imprécise et cadre mal avec le détournement iconoclaste de Malborough – fantaisie historique qui pastiche la célébration épique pour mieux en dénoncer le caractère mensonger (cf. infra 1.2.1.2) – ou les variations désenchantées de Je ne vous aime pas, dont l'acidité et la mise à distance pirandellienne contredisent les facilités associées au genre du vaudeville (cf. infra 1.3.2.1). Celle de « théâtre littéraire » est tout aussi vague, et n'intègre pas ce qui, dans le théâtre achardien, rompt justement avec le domaine littéraire : figures du cirque, emprunts aux chansons populaires ou influences cinématographiques. Peut-être la notion de « modernisme », utilisée par Mireille Brangé pour qualifier la démarche de Pirandello, conviendrait-elle davantage : « moderniste plus qu'avant-gardiste, il voulait bouleverser le théâtre comme le cinéma, mais sans jamais aller jusqu'à la rupture complète149. » Comme l'auteur de Six personnages en quête d'auteur,

Achard offre dans ses premières pièces une relecture critique des structures du théâtre bourgeois et de la représentation mimétique, sans évidemment les bouleverser aussi radicalement : modernisme tempéré ? Les pièces des années vingt mises en scène par les membres du Cartel proposent donc une relecture du passé plutôt qu'une rupture.