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1.1 Entre avant-garde et conservatisme

1.1.3 Un éloignement progressif

Le travail avec Dullin s'interrompt en 1927, avec l'adaptation du Joueur d'échecs à partir du roman d'Henri Dupuy-Mazuel. L'adaptation fait vaciller la position auctoriale attribuée au dramaturge, plus fragile que ne le laissent entendre les déclarations de Jouvet ou Dullin, en le faisant rentrer dans une zone critique, où il devient non plus l'auteur originel mais un relais entre le texte-source et le metteur en scène. Une semblable instabilité réapparaîtra, plus aiguë encore, lors de l'adaptation d'Histoire comique (Félicie Nanteuil) pour Marc Allégret. Dans ce cadre, le metteur en scène devient moins contraint à ce respect du texte posé comme un absolu par Copeau. Béatrice Picon-Vallin note que si « les metteurs en scène du Cartel ont paradoxalement voulu assurer la défense des auteurs dont on les accusait de prendre la place […] ils commençaient effectivement à [prendre leur place] en adaptant aussi des romans, en traduisant, en réinterprétant des textes classiques, ou en travaillant directement avec eux168. »

À la même époque, dans « La Querelle des jeunes auteurs », Achard exprime sa perplexité face aux metteurs en scène auxquels il semble vouloir réduire une avant-garde accusée de « faire peur au public169 ». Tout au long de cette longue querelle-conférence, où il s'agit, selon

André Lang, de proposer « une vue d'ensemble des tendances de la jeune littérature et de la jeune dramaturgie170 », Achard exprime sa défiance vis à vis des postures trop radicales.

Distinguant aussi schématiquement que comiquement trois catégories de dramaturges – les Fuyards, les Révoltés, les Rieurs171 –, il revendique son appartenance à la première :

ACHARD : Nous avons peut-être inventé de nouvelles parades... ZIMMER : On n'invente plus rien depuis longtemps !

ACHARD : Alors disons : retrouvé de vieilles parades, parades foraines ou parades d'escrime, contre la souffrance et le dégoût que nous cause la réalité. La fuite, par exemple !

LANG : Comment ?

ACHARD : Personnellement, je suis partisan de la fuite devant la réalité, à la recherche d'un refuge, d'une distraction, d'une position inattaquable dans l'avenir ou dans le passé : marche avant ou marche arrière, mais l'arrêt à aucun prix. Le présent, c'est le point mort. Je le fuis. Je suis partisan de la fuite à outrance.

LANG : C'est une opinion. Mais la révolte serait plus digne !

ACHARD : Le courage n'est pas mon fort. D'ailleurs, à quoi sert la révolte. À se faire remarquer. À s'attirer des ennuis. Tu ne peux pas tout le temps hurler comme un énergumène, tandis que tu peux fuir aussi loin que tu veux172.

Achard prolonge ici l'idéal romantique. Il faut admettre l'échec des idéaux, la chute de l'Empire et les vaines révolutions pour Hugo ou Musset, l'horreur de la Grande Guerre pour les trois « jeunes auteurs » de 1928 : « La guerre est finie, mais nous n'en guérirons pas »

168P

ICON-VALLIN Béatrice, « Le siècle du metteur en scène », in ABIRACHED R., op. cit., 2011, p. 543.

169A

CHARD M., in « La Querelle des jeunes auteurs », op. cit., p. 96.

170L

ANG A., ibid.., p. 91.

171A

CHARD M., ibid., p. 92.

soupire Zimmer, tandis qu'Achard accuse la paix et ses désillusions173. Ne demeure que la

fuite vers un ailleurs qui ne soit surtout pas ici et maintenant, comme l'illustre la fin ambiguë de Domino ou du Corsaire : fuite vers l'imaginaire, l'avenir ou le passé, l'exotisme. Et le mouvement comme seule échappatoire à l'arrêt qui fige dans le présent. La crainte panique de l'immobilité prépare la rencontre avec Ophuls, mais interdit pour l'heure tout engagement trop marqué, toute prise en compte frontale des problèmes contemporains. L'engagement de l'artiste Achard ne sera jamais politique – si ce n'est par complaisance ou manque de lucidité –, ni même esthétique puisqu'il refuse d'adopter un système constant et cohérent. Une constante pourtant, en dehors du souci de plaire : donner à ses personnages le loisir d'accéder à une parenthèse enchantée, amoureuse toujours, parfois onirique comme dans Le Corsaire. L'avant-garde pourrait d'ailleurs participer de cette fuite, en l'engageant vers une fuite en avant. Mais « le courage n'est pas [s]on fort ». La révolte suscite trop de bruits, fait risquer la rupture avec le public dont Achard rappelle à plusieurs reprises qu'elle est inenvisageable174.

Et puis à quoi bon, puisque la seule différence entre vieux et jeunes auteurs, finalement, c'est que le jeune auteur « ne touche pas encore beaucoup de droits175 ». Achard apparaît bien

comme le novateur tempéré, l'homme du consensus identifié au début de cette partie, par son refus d'une révolte trop marquée comme d'un rire sans enjeu. Son territoire existe bel et bien, mais en lui donnant les contours de l'ailleurs et du rêve, en le soumettant aux attentes du public, il ne peut le délimiter de manière trop précise.

La rupture avec Jouvet attendra dix ans de plus. Achard lui a dédié Le Corsaire, que Jouvet met en scène et joue avec Madeleine Ozeray en 1938. C'est l'actrice qui a relancé le projet par un télégramme. Elle demande au dramaturge de conclure la pièce de manière tragique : elle trouve l' « amour trop grand pour être continué » car le personnage de l'acteur hollywoodien que doit jouer Jouvet, « O'Hara[, est] absolument incapable [de] continuer [l']amour de Kid ». Alors, elle propose une fin alternative : faire mourir le personnage de l'acteur « quand Georgia a mis le châle d'Evangéline sur ses épaules ». Puis « O'Hara mort, elle a jeté le châle à la mer ». Enfin, elle conclut sa missive par un appel vibrant : « J'en suis malade et vous embrasse très fort176. » Elle est soutenue sur ce point par Jouvet, qui convoque un argument

romantique et pragmatique :

Impossible continuer un grand amour tant bien que mal stop La mort seule permet continuer grand amour pendant dix minutes […] Relire dernière scène en imaginant O'Hara agonisant Affectueusement Jouvet177

Entre ces deux télégrammes, Achard exprime sa perplexité mais maintient sa position. Il croit que « l'amour de jadis doit continuer tant bien que mal » car « si Kid meurt [l']amour ne continue pas & c'est dommage178. »

Au final, le dernier tableau propose un curieux compromis : O'Hara revit la fin tragique de Kid alors qu'il la joue. Il s'apprête à rejoindre Evangéline par delà le temps, et à fuir en mourant la reconstitution factice réalisée par les studios hollywoodiens : « Me voici, Evangéline » déclare-il alors que la pendaison factice s'avère réelle, que retentit le

173 Ibid., p. 89-90. 174Ibid., p. 98-99. 175 Ibid., p. 96. 176O

ZERAY Madeleine, télégramme adressé à M. Achard, daté du 12 septembre 1937, BnF, fonds Achard, Le

Corsaire (théâtre et cinéma) (1).

177J

OUVET L., télégramme adressé à M. Achard, daté du 17 septembre 1937, ibid.

178A

« roulement des tambours funèbres » et qu'« on entend un cri d'horreur général179. » Mais la

fin tragique, demandée par Ozeray et Jouvet, promise par la structure qui établit un constant parallèle entre 1746 et 1936 pour signifier que les deux couples sont promis à un destin semblable, est ultimement éludée : Frank survit. On comprend que le dramaturge ait été effrayé par la logique tragique, qui tranche avec la légèreté de son dernier triomphe, Noix de

Coco, vaudeville outré qui s'adressait, dixit Achard, « à un plus vaste public que ne le

cherchaient ordinairement mes autres pièces180. » La même hésitation se retrouvera dans le

projet de La Sainte Russie, lancé l'année suivante, dont un superbe et logique épisode tragique (un Russe blanc préfère se suicider plutôt que de confronter ses souvenirs à la réalité de la Russie contemporaine) est finalement modifié entre le manuscrit181 et le tapuscrit182.

Probablement cette tragi-comédie audacieuse par son mélange des arts et des registres était- elle destinée à Jouvet : l'abandon du projet correspond à la rupture entre les deux hommes. Marcel Achard renonce ainsi à conduire une double carrière en alternant drames assumés et comédies légères. Si évolution vers le Boulevard il y a, il faut sans doute la chercher dans ce refus de quitter une voie médiane plus rassurante pour le grand public.

Autre motif de rupture pour Jouvet : quand est lancée l'adaptation du Corsaire en janvier 1939, Achard accepte que son double rôle soit repris par Charles Boyer, dont la fougue et la plus classique photogénie ont la préférence du producteur, André Daven183. Après 1939, la

correspondance entre Marcel Achard et Louis Jouvet devient épisodique. Les lettres conservées dans le fonds Achard témoignent d'un net refroidissement dans leur relation.

Jouvet poursuit sa collaboration, la plus continue et la plus étroite, avec Giraudoux, Dullin avec Salacrou. Après-guerre, Achard ne collaborera le plus souvent qu'avec des metteurs en scène plus routiniers, moins inventifs. La rupture avec l'avant-garde semble consommée.