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Le modèle de la première moitié du siècle

1.2 Au croisement des influences

1.2.2 Le modèle pirandellien

1.2.2.1 Le modèle de la première moitié du siècle

Son influence se retrouve chez de nombreux dramaturges français, au point que Georges Neveux peut déclarer, au sujet de la création française de Six personnages en quête d'auteur, que « tout le théâtre d'une époque est sorti du ventre de cette pièce269. » Cinquante ans après

ce premier constat, Jeanyves Guérin ajoute que « sans ses pièces, Armand Salacrou, Michel de Ghelderode, Marcel Achard, Jean Anouilh, Jean-Paul Sartre, n'auraient pas écrit la même œuvre. Ces dramaturges lui empruntent qui une thématique, qui des procédés. »270 Emprunts

très diversifiés et d'autant plus largement diffusés qu'ils se retrouvent dans des sphères très diverses, depuis le théâtre existentialiste de Sartre jusqu'à ce théâtre plus populaire, que Guérin qualifie de « boulevard littéraire », représenté par Salacrou, Bernstein271 ou Achard.

Aux côtés d'Anouilh, représentant d'un théâtre précieux et littéraire, pourrait également prendre place Giraudoux, dont le parcours a déjà été rapproché de celui d'Achard. En dehors de leur commune collaboration avec Jouvet, et de la manière dont le théâtre de l'auteur d'Intermezzo impose, sur la durée, une cohérence qui fait finalement défaut à celui d'Achard, tous deux manifestent un goût pour la métathéâtralité, dont il reste à dégager ce qu'elle doit respectivement au théâtre baroque et à Pirandello. Yves Landerouin trace une ligne de partage, en établissant que l'évocation métaphorique du monde comme scène, theatrum mundi, hérite d'abord du théâtre baroque, tandis que le pirandellisme peut être identifié à partir du moment où le personnage commente sa fonction dramatique272, c'est-à-dire où le modèle dramatique

cesse d'être simplement une analogie. C'est le cas, par exemple, du droguiste d'Intermezzo, du jardinier d'Electre ou de Hans dans Ondine. Ils transgressent « la limite ontologique assignée au personnage par la tradition du théâtre "bourgeois"273 », en commentant leur rôle non

seulement au sein d'un monde compris comme une scène, mais dans l’œuvre dramatique elle- même. C'est la nouveauté de cette transgression que soulignait Pirandello à travers la réaction indignée du directeur de théâtre devant les personnages commentant leurs rôles dans Six

personnages... Chez Giraudoux comme chez Pirandello, ce discours sur leur rôle est

268Agenda 1931, BnF, fonds Achard, Agendas 3. 269N

EVEUX Georges, Arts, 16 janvier 1957, repris par Paul RENUCCI, in PIRANDELLO Luigi, Théâtre complet, tome

I, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 1359.

270G

UÉRIN J., op. cit., 2007, p. 154.

271L

ANDIS Johannes, Le Théâtre d'Henry Bernstein, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 310.

272L

ANDEROUIN Yves, « Giraudoux et le pirandellisme », in COYAULT S.(sld.), op. cit., p. 58.

également discours sur la destinée humaine : comment le protagoniste peut-il échapper au rôle qui lui a été assigné ? ou comment peut-il, à l'inverse, s'accomplir à travers un rôle qui lui fournit une substance ?

C'est dans ce contexte qu'est créée pour la première fois une pièce d'Achard, Celui qui

vivait sa mort, le 9 mai 1923, un mois après la création triomphale de Six personnages en quête d'auteur par Pitoeff, six mois après la première représentation française d'une autre

pièce de Pirandello qui va jouer un rôle essentiel dans la structuration du théâtre achardien :

La Volupté de l'honneur, mis en scène, comme la pièce française, par Dullin. Achard, qui a

assisté à ces deux créations, en garde un souvenir ébloui : celle de La Volupté de l'honneur l'a « frappé comme un éclair » tandis qu'il garde en mémoire, trente ans plus tard, l'émerveillement et l'excitation des spectateurs assistant à la première de Six personnages...274

Pourtant, les personnages de la farce historique d'Achard commentent la relativité des rôles sociaux ou rapprochent la folie jouée de la folie réelle en ressortissant encore à la représentation baroque du monde, et plus lointainement, si l'on suit Bakhtine, à l'inversion carnavalesque médiévale. « Ma folie est obligatoire... La vôtre, c'est du luxe » déclare le fou au roi, qui lui répond :

Tu as dû remarquer que je ne riais jamais que de moi ou de mes folies. Je suis le seul qui aie le droit de rire de moi. Et je suis drôle : je vaux d'avoir au moins un spectateur. Si tu veux être drôle,

ressemble-moi.

Le Fou. - Alors, pourquoi avez-vous un fou ? Le Roi. - Pour me voir.

Le Fou. - Vous avez des miroirs déjà.

Le Roi. - (Enroulé de son manteau). Ils manquent d'intelligence275.

Puis le roi échange son sceptre contre la marotte du fou, sa couronne contre son bonnet276.

L'inversion carnavalesque est figurée littéralement, à travers l'échange des signes sociaux qui sont bien désignés comme signes théâtraux, mais d'un théâtre donné encore – de manière baroque – comme la clé d'un monde placé sous le signe de l'arbitraire et de la folie.

Il faut attendre Voulez-vous jouer avec Moâ ?, créé un semestre plus tard, pour que l'analogie théâtrale héritée du baroque bascule plus nettement vers une métathéâtralité d'inspiration pirandellienne. Les clowns rompent avec les codes mimétiques, et commentent effectivement leurs propres rôles, puisque conscients d'être des clowns sur une scène. La scène de séduction est introduite par Isabelle qui décrète : « Je suis coquette. C'est mon rôle. Je l'ai trop joué » puis « Croyez-moi pour la scène de séduction, pas de romance ! » « Rideau277 », dit-elle en conclusion. Autrement dit, c'est la représentation d'une scène de

séduction, avec ses codes, ses artifices spécifiquement théâtraux et circassiens, qui est ici l'enjeu en tant que tel, plus que la représentation mimétique de la séduction. De même, la salle est intégrée à l'espace théâtral, grâce à des personnages conscients de la présence du public, puis à l'irruption d'Auguste qui demande :

274A

CHARD M., correspondance avec Thomas BISHOP reprise dans l'ouvrage de ce dernier, Pirandello and the

French Theater, New York, New York University Press, 1960, p. 5-6. [Toutes les traductions sont de l'auteur de

cette thèse, sauf mention contraire].

275A

CHARD M., Celui qui vivait sa mort, p. 70.

276

Ibid., p. 71.

Voulez-vous jouer avec moi ? […] Je suis dans le public. Voulez-vous jouer avec moi ? Crockson, avec dédain. - Nous ne jouons pas avec le public.

Auguste. - Oh ! Monsieur Crockson ! Crockson. - Vous savez mon nom ? Auguste. - Je viens tous les soirs278.

Crockson est simultanément personnage, acteur jouant son propre rôle « tous les soirs », et même auteur de ce rôle puisqu'il est interprété par Achard lors de la création. Mais le territoire pirandellien – circonscrit par les premières pièces jouées en France et particulièrement Six

personnages... – est parcouru ici de manière ludique, sans que les rapports entre rôle, personnage et auteur soient approfondis à travers des discours métaphysiques, esquissés sans être jamais développés. Il est d'abord territoire de jeu, donc d'action et de jeux de rôles, plus qu'il n'alimente un discours métathéâtral, en tout cas dans la bouche des personnages. De même, le jeu théâtral sur les rôles demeure dans les limites du vraisemblable dans Domino, de la fantaisie dans Le Corsaire, sans plonger dans les abyssales interrogations pirandelliennes sur la vérité, l'identité, la création. Le pirandellisme achardien est précurseur, ce qui explique que son premier théâtre ait pu être associé à l'avant-garde. Mais il se développe d'emblée dans des limites claires, même si l'action sort du cercle de la piste pour intégrer la salle et interpeller le public.

Le questionnement sur l'identité et le rôle social était déjà présent chez Marivaux, autre modèle du théâtre achardien. Mais le dramaturge italien prolonge ces interrogations au-delà du réalisme psychologique pour bouleverser les certitudes sur la vérité même des êtres et des situations : aucune version de la fable n'est validée à l'issue de Chacun sa vérité, pièce mise en scène par Dullin en 1924. Une partie de la critique française, attachée à la vraisemblance classique, débat à cette occasion de l'intrigue d'une pièce qui se conclut par l'affirmation de deux vérités contradictoires, quand Mme Ponza affirme être à la fois la première et la seconde épouse de son mari : « je suis celle qu'on croit que je suis279. » La pièce est reprise en 1925.

Cette année-là, Dullin met également en scène La Femme Silencieuse adaptée par Achard. De même, Baldovino, le protagoniste de La Volupté de l'honneur, rejoint progressivement le rôle qu'on lui a demandé de jouer, au point de renoncer à sa vie déréglée pour adopter les idées plus conventionnellement bourgeoises attachées à ce rôle. Première pièce de Pirandello représentée sur une scène française, le 20 octobre 1922, déjà dans une mise en scène de Dullin qui interprète Baldovino, La Volupté de l'honneur est – avec Le Chandelier de Musset – le modèle de Domino, représenté dix ans après la première française de la pièce de Pirandello, qui assiste d'ailleurs à la première triomphale de la pièce d'Achard. Après Thomas Bishop280, Bernard Dort note l'« étrange similitude de situation, d'argument, sinon de contenu

dramatique, entre [les deux pièces] : ici comme là, il s'agit d'un personnage qui prend la place d'un autre, Baldovino celle du mari et du père de l'enfant d'Agathe, Domino celle de François, l'amant supposé de Lorette Heller... et qui, se piquant au jeu, oblige les autres à entrer dans le jeu281. » Or, Domino constitue sans doute la plus aboutie des pièces achardiennes, par la

rigueur de sa composition et d'un dialogue subtil. Jamais gratuit, celui-ci oppose constamment

278

Ibid., p. 31.

279P

IRANDELLO L., Chacun sa vérité, in Théâtre complet, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, tome I, p.

348-349.

280B

ISHOP T., op. cit., p. 84-86.

281D

l'apparence des êtres et leur vérité profonde, qui se révèle – postulat commun à Musset, Pirandello et Achard – à partir du moment où le protagoniste masculin endosse l'apparence d'un autre : le rôle donne accès à l'amour vrai. L'apport de Pirandello par rapport au

Chandelier consiste en l'importance accordée au glissement du rôle à l'identité, plus essentiel

que la peinture des sentiments. Achard parvient, quant à lui, à considérer sans cynisme la naissance de l'amour entre Lorette et Domino tout en proposant une réflexion méta-théâtrale sur le rôle, en particulier au cours de l'acte III : Domino convainc Lorette de la force de son amour pour elle, d'abord en lui expliquant qu'il a rejoint le rôle d'amant qu'elle lui a demandé de jouer, puis en la faisant se retourner face au public (Crémone, Heller) pour lequel ils étaient censés jouer un amour factice. Obligée de constater la médiocrité de ce public bourgeois, elle choisit le rôle théâtral plutôt que le rôle social, et la vie de bohème avec Domino.

La variation invite à s'interroger sur la singularité de son auteur. Bishop doute qu'elle existe en dehors du modèle pirandellien, à la différence de Salacrou, Anouilh ou Giraudoux : « Impossible de considérer le théâtre achardien comme le plus original de son temps, à aucun point de vue : il hérite trop clairement de ses modèles. Ce qu'il fait, il le fait extrêmement bien, mais il crée ses pièces à partir d'une matière préexistante282. »

Son œuvre existe-elle en dehors du modèle léger de la chanson ou du glorieux modèle pirandellien ? Doit-elle être considérée comme une simple variation formelle à partir d'un héritage culturel parfaitement assimilé ? Ou Achard n'a-t-il pu atteindre un sommet que dans la mesure où la pièce de Pirandello fait écho à la fois à une thématique et à un fonctionnement typiquement achardiens ?

La thématique : la manière dont un personnage se nourrit d'un imaginaire, d'un désir qui n'est pas le sien au départ pour construire sa propre identité, et une histoire d'amour passionnée. C'est déjà le schéma de Voulez-vous jouer avec Moâ ?, dans lequel le désir est caricaturalement mimétique, puis de Jean de la Lune (Marceline est convaincue par Jef de rejoindre l'image idéalisée de la femme qu'il voit en elle), et donc de Domino. Il se retrouve encore dans Le Corsaire, avec les acteurs qui vivent l'amour et la mort joués, ou Le Mal

d'amour : l'histoire passée racontée par le guide trouve un écho dans le prologue, au présent.

Ce modèle fournit à chaque fois une assise à des jeux verbaux qui peuvent, sans lui, tourner à vide.

Le fonctionnement : celui d'un auteur, Marcel Achard, dont le talent s'épanouit dans des univers conçus par d'autres, donc Pirandello au théâtre ou de grands cinéastes pour quelques films. En cela, il se rapproche justement du Baldovino de Pirandello, qui construit l'identité qui lui faisait défaut grâce à un rôle imposé. Sa singularité, comme celle de ses personnages, reposerait alors sur une forme non pas d'impersonnalité, mais de disponibilité qui lui permet de jouer à la perfection un rôle conçu par d'autres. Ou de se laisser porter, envahir, par un univers qui ne lui est, au départ, pas familier. Quitte à laisser l'autre prendre le dessus, en vertu d'une disponibilité, d'une porosité qu'Achard associe régulièrement au rêve dans ses conférences sur le théâtre :

Mes pièces sont plus rêvées que construites.

Le plus difficile pour moi est de faire dire les premières répliques à mes personnages. Une fois qu'ils ont commencé à parler, je ne suis plus maître de la situation. Les événements que j'ai décidés, ils ne

282B

ISHOP T., op. cit., p. 88 : « No part of Achard's theater is likely to be considered the most original of its time,

for it is too solidly a part of its heritage. What he did, he did extremely well, but he created his plays out of familiar material. »

les acceptent pas toujours. Comme dans les Six personnages de Pirandello, les personnages ont leur vie propre et tyrannisent parfois leur auteur283.

L'auteur de Domino n'est pas le premier à évoquer cette prise de possession de l'auteur par ses personnages. Qu'elle soit admise même par le grand public éclaire en partie le succès des pièces de Pirandello et leur influence sur des formes de spectacles plus populaires, à commencer par le cinéma. Achard lui donne ici une importance d'autant plus grande qu'elle fonde son processus créatif, qui lui impose d'être ouvert aux influences, à l'altérité de ses personnages, parfois empruntés à d'autres sphères, selon une logique intertextuelle ou intermédiale. Cette disponibilité se situe dans un territoire intermédiaire qui est celui du rêve : entre présence et absence du sujet, ici de l'auteur.