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2.2 Jeux de construction

2.2.3 Temporalités

Ainsi se déploient autour des figures de l'amour – chez Achard, mêmes les crimes sont passionnels – trois types d'organisation dramatique et temporelle combinés selon des configurations d'une grande variété : structure linéaire soulignant l'évolution et l'usure des

472

Ibid., p. 231.

473Ibid., p. 95.

474Id., Jean de la Lune, p. 62.

sentiments ; structure prismatique abordant une même action à travers une série de points de vue, souvent contradictoires, parfois complémentaires ; structure cyclique rappelant que les deux précédentes n'ont qu'une importante relative, à partir du moment où tout discours, toute action, tout personnage même est placé sous le signe de la répétition.

La progression chronologique constitue la règle dans un théâtre mimétique, soucieux de faire se correspondre autant que possible temps scénique et dramatique. L'évocation du passé n'en est pas absente. Elle est même essentielle dans les tragédies ou les drames qui se nouent fréquemment autour du conflit entre présent et passé : plongée analytique dans le passé chez Sophocle (Oedipe roi), Ibsen (Maison de poupée) ou Bernstein (Israël, Mélo). Chez tous ces auteurs, la structure canonique est celle du questionnement dialogique faisant progressivement émerger un passé problématique. Elle trouve son aboutissement (confession, révélation) dans une tirade ou un quasi-monologue, grâce auquel le locuteur se confronte moins à des destinataires présents qu'à un passé actualisé. C'est donc le discours qui permet, normalement, de revenir en arrière sans rompre la linéarité du drame. Ce retour vers le passé joue un rôle essentiel dans toutes les pièces d'Achard, y compris dans les farces (Noix de coco, Savez-vous

planter les choux). Il refuse l'abolition vaudevillesque du temps manifeste chez Labiche ou

Feydeau, dont les personnages, précipités dans une course frénétique, ne peuvent se projeter ni vers le passé, ni vers l'avenir476. Mais il refuse tout autant la forme monologique, dont les

occurrences sont peu nombreuses et peu développées. Si son rapport au temps emprunte davantage au drame qu'à la comédie, la rareté des tirades et monologues manifeste malgré tout la proximité avec l'organisation discursive de la comédie. Les retours prolongés vers le passé doivent donc adopter une forme originale, qui n'interrompe ni l'action, ni le rythme soutenu des échanges dialogués : une analepse représentée, et non énoncée, procédé de nature plus romanesque ou cinématographique que théâtrale. Quatre pièces adoptent cette structure, selon des modalités différentes : La Femme en blanc (1933), Le Corsaire (1938), Auprès de

ma blonde (1946), Le Mal d'amour (1955).

Achard n'en est pas l'inventeur. Elle était déjà utilisée dans Romance, pièce anglaise de Robert Sheldon adaptée en français par Robert de Flers et Francis de Croisset en 1923477.

Même si l'analepse constitue d'abord un procédé romanesque, sa forme mimétique est une nouveauté inspirée sans doute du cinéma. Dans la pièce de Flers et Croisset, le retour vers le passé est initié de manière attendue grâce à un personnage-narrateur : pendant que celui-ci commence son récit enchâssé, la musique du passé monte crescendo, les lumières s'éteignent puis le décor du passé se dévoile progressivement.

Dans La Femme en blanc, le retour en arrière passe également par un narrateur relais, même si le dramaturge complique singulièrement le dispositif : Ramon Zara tente de se justifier auprès de sa fiancée, Manuela Rochenoire, qui souhaite rompre après avoir découvert qu'il avait été non seulement l'amant de sa mère, mais également la cause de son suicide. Ramon est d'emblée caractérisé comme un homme du passé, par une didascalie plus romanesque que théâtrale, comme l'indique l'usage singulier du passé composé : « une mèche seule, sur le devant, a prématurément blanchi. […] Une certaine fatigue sur le visage, celle de l'homme qui a beaucoup vécu. […] Il est spirituel mais il est possible qu'il ne l'ait pas toujours été. Son éducation première a survécu à la vie d'aventure. Il est éperdument épris de Manuela478. » Sa confession conclut le premier acte. Elle prend d'abord la forme d'une tirade,

succédant à un dialogue tendu avec Manuela au cours duquel la vérité émerge progressivement. Le texte respecte donc la structure canonique attendue, mais l'auteur

476C

ORVIN M., « Entre vaudeville et boulevard... », Europe, n°786, octobre 1994, p. 96.

477C

ROISSET Francis, FLERS (de) Robert, Romance, Paris, Ernest Flammarion, 1928, p. 26-27.

478A

souligne déjà – par des clins d'oeil métathéâtraux sollicitant la complicité du spectateur – sa connaissance des codes génériques et esthétiques :

MANUELA. Dites.

RAMON. Manuela, si vous saviez ce qu'était notre vie... Il n'y avait pas la moindre place pour le drame. Un vaudeville, voilà ce que c'était, un vaudeville. J'habitais à ce moment-là au Champ-de- Mars. J'avais un pied-à-terre d'un mauvais goût extraordinaire. Vous savez que j'ai toujours adoré les choses africaines. J'en avais fait une espèce de souk. Des plantes vertes. Des panoplies de cimeterres. Des tapis au mur, par terre, au plafond, c''était hideux. Elle venait là tous les jours avec mille précautions. […] Ce matin-là, (sa voix sombre) elle était arrivée de bonne heure. Elle avait une robe blanche et un chapeau immense que je n'aimais pas. […] En entrant dans la chambre, elle commença à interroger Mariotte sur ce que j'avais fait, comme tous les jours.

MANUELA. Pourquoi parlez-vous d'elle au présent ?

RAMON. Au présent ? Je n'ai pas parlé d'elle au présent. J'ai dit : « Elle avait. Elle était... »

MANUELA. Peut-être, mais c'était un portrait tellement vivant... J'ai cru la voir entrer dans la chambre arabe avec son grand chapeau et sa robe claire...

Rideau

Et c'est sur la chambre arabe et sur Pauline qui entre dans le costume décrit que se lève le rideau du... Deuxième acte

Août 1910. La chambre est une horreur amusante. Elle doit être très claire479.

Est pointé avec malice le contraste entre le traitement dramatique du récit-cadre (« le drame » qui se conclura pourtant de manière positive) et la dimension comique du récit enchâssé (« un vaudeville » qui connaîtra quant à lui une fin tragique). De même, le potentiel d'actualisation de la tirade – et particulièrement de l'hypotypose descriptive – est un topos critique repris par Manuela, quand elle confond les temps du passé avec le présent tant le portrait est « vivant ». Figure de mélodrame (la fille sosie de la mère, aimant sans le savoir le même homme), elle constitue également, en tant que destinataire du discours, un relais du spectateur placé dans une curieuse position, entre proximité et distance face à une figure conventionnelle. En vertu d'un fonctionnement typiquement boulevardier, l'auteur reprend donc des stéréotypes, signifie au spectateur qu'il en est parfaitement conscient puis propose leur renouvellement, lui-même constitutif du meilleur Boulevard, donc attendu du public. L'inversion des structures génériques en constitue une première manifestation. Puis le retour en arrière est renouvelé de manière surprenante, par rapport au modèle fourni notamment par la pièce de Croisset et Flers : première subtilité, le récit narré devient récit rêvé à partir du moment où la destinataire reprend le fil du récit, où la projection intérieure suscitée par l’hypotypose se substitue à la remémoration. Là où le récit du témoin se plaçait sous le régime du factuel, de l'habituel constaté (« En entrant dans la chambre, elle commença à interroger Mariotte sur ce que j'avais fait, comme tous les jours »), celui du destinataire commence par admettre son arbitraire, sa subjectivité : « J'ai cru la voir entrer dans la chambre arabe avec

son grand chapeau et sa robe claire... » Pourtant, c'est la croyance – et non le fait – qui suscite la représentation inédite du retour en arrière : les points de suspension à la fin de l'ultime réplique de Manuela ouvrent la parenthèse de l'acte II. Le renouvellement fonctionne ainsi par rebonds successifs, et débouche sur une conclusion inattendue : le passé n'est guère représentable, à moins d'être relayé par un premier destinataire (Manuela) intégré à la fiction. En faisant se retourner ses personnages vers le passé, le dramaturge ne peut proposer au spectateur que la représentation d'une représentation. Tout l'acte I a préparé cet axiome, du père indiquant à Ramon que toute « vérité » est sujette à caution, à Ramon lui-même protestant, à propos du récit fait par son ordonnance à Manuela :

Mais il a pu se tromper. Il s'est sûrement trompé. Les événements peuvent avoir un sens tout différent suivant les personnes qui les voient. Surtout quand l'une d'elles les a vécus. Je suis sûr que l'explication qu'il vous a donné est vraisemblable, elle n'est pas vraie480.

La distinction du vrai et du vraisemblable est un autre topos, illustré notamment par Aristote ou Corneille. Quant au caractère fondamentalement inconnaissable de toute vérité, Pirandello en a tiré l'argument de Chacun sa vérité, mis en scène par Dullin dix ans auparavant. Par son mélange de comédie, de mélodrame et de méta-théâtralité, La Femme en

blanc rejoint le corpus des pièces manifestant l'influence pirandellienne.

Innovante, la représentation du souvenir ne bouleverse pas fondamentalement la conception achardienne du point de vue : le récit figuré demeure tout aussi subjectif, donc contestable, que le récit énoncé. Quatre récits sont ainsi confrontés dans La Femme en blanc : souvenirs fragmentaires du mari, récit vraisemblable de l'ordonnance, témoignage de l'amant, projection imaginaire de la fille. Alors que le dernier devrait être le plus contestable, il est le seul à être représenté. La même innovation – toute relative vingt ans plus tard – est reprise dans Le Mal

d'Amour. Comme dans Romance, trois actes situés dans le passé sont encadrés par un

prologue et un épilogue contemporains. Mais à la différence de la pièce adaptée par Croisset et Flers, ni le narrateur, ni la jeune fille rêveuse qui l'écoute ne sont les témoins directs des faits évoqués dans le récit enchâssé. Claire marque de subjectivité autant que du goût du dramaturge pour les répétitions cycliques : les protagonistes du passé ressemblent furieusement à ceux du présent, le narrateur contemporain se projetant significativement dans la figure du poète de 1627. Dans Le Corsaire, la structure est sensiblement différente : le passé n'est plus encadré par le présent, mais entrelacé au fil des actes grâce à une structure en tableaux empruntée au théâtre romantique. Une fois encore, le passé est rêvé par l'héroïne, Georgia, en même temps qu'il est narré par le scénariste, Caldwell. Sa reconstitution au présent, dans un studio de cinéma, donne à la notion de représentation toute sa portée : le passé narré est nécessairement rêvé, reconstitué. La fiction s'avoue comme telle pour mieux embarquer le spectateur. De plus, en présentant les événements passés comme des projections imaginaires – et non par des flash-backs objectifs –, Achard maintient une certaine linéarité du temps théâtral, c'est-à-dire du rapport entre temps scénique et temps dramatique. Le film intérieur appartient encore au présent, d'autant que les destinataires rêveuses (Manuela, Georgia, la jeune touriste américaine du Mal d'amour) servent de relais, et chevillent solidement les temps scénique et dramatique. Il ne s'agit pas d'atteindre à l'absolue coïncidence, rêvée par les doctes du siècle classique, entre durées de la représentation et de la fiction. Mais d'instituer une temporalité spécifiquement théâtrale, qui ne crée pas de trop grande distorsion. La démarche témoigne d'une réflexion sur les spécificités de l'art dramatique, voire d'un processus de rethéâtralisation auquel Dullin et Jouvet – héritiers de

Coupeau – participent à la même époque. Sans doute cette démarche se construit-elle en réaction au cinéma : si le dramaturge lui emprunte de nombreux aspects (bien qu'il le nie), il les transpose sur un plan spécifiquement théâtral. En l’occurrence, la co-présence du spectateur et des acteurs dans un même espace et un même temps théâtraux impose un traitement spécifique de la temporalité, tandis que l'acteur projeté sur l'écran est déjà virtualisé, et appartient à un autre cadre. Il sera donc intéressant de comparer le traitement des retours en arrière – que ce soit par le discours ou le flash-back – entre ces pièces et les films scénarisés et/ou réalisés par Achard.

Auprès de ma blonde présente un fonctionnement plus marginal. Comme dans La Femme en blanc, une large baie vitrée placée au fond du décor découvre le Champ-de-Mars, et « la

grande roue qui, en place en août 1910 (acte II) dans la première pièce481, « n'était pas encore

détruite482 » en décembre 1920 (acte II), dans la seconde. Cette roue est à la fois un marqueur

historique et une allégorie du temps cyclique. Mais la structure rétrospective d'Auprès de ma

blonde, en remontant acte après acte vers un passé originel (1889, la fin d'un siècle, la

naissance de l'amour entre Toussaint et Émilie), refuse radicalement la linéarité, d'autant plus que d'importantes ellipses de temps séparent les actes, qui couvrent quatre générations. Parce que cette structure présente également la singularité d'avoir été conçue a rebours du modèle génétique privilégié, avant l'écriture des dialogues, elle est doublement contrainte, contre le goût du dramaturge pour l'écriture à processus, et contre la linéarité traditionnelle de la temporalité dramatique. À l'inversion génétique correspond l'inversion dramatique.

Dans l'ensemble du corpus théâtral, les ellipses entre les actes sont de longueurs très variables. Les trois pièces articulant présent et retour vers un passé imaginé proposent théoriquement la plus grande amplitude : deux décennies entre les actes I et II de La Femme

en blanc, deux siècles entre les deux époques du Corsaire, trois entre celles du Mal d'amour.

Néanmoins, la perception de cet écart est atténuée par le dispositif novateur et spécifiquement théâtral que nous venons d'évoquer. Par conséquent, c'est dans Auprès de ma blonde que peut être identifiée la plus importante ellipse objective : dix-neuf ans entre les actes I et II. Plusieurs années s'écoulent entre les trois actes de Jean de la Lune, plusieurs mois entre ceux de Mademoiselle de Panama. Dans Domino, le changement de saison entre les deux derniers actes est signifié par l'évolution du paysage derrière la baie vitrée483, comme dans La Femme

en blanc et Auprès de ma blonde. Ces fortes ellipses soulignent le passage du temps, l'usure

des êtres et/ou de l'amour ou, à l'inverse, leur renaissance. Elles confirment combien le glissement progressif du vaudeville-espace au boulevard-temps484 à l’œuvre depuis la fin du

XIXe siècle est désormais accompli. Comme Bernstein ou Salacrou, Achard propose un

théâtre du temps.

À l'inverse, les actes II et III d'Adam, Nous irons à Valparaiso, Patate et Machin-Chouette se succèdent pratiquement sans interruption du temps dramatique. Le parti-pris de continuité culmine avec Patate dont le troisième acte se situe « immédiatement après le second485 » dans

le même décor. Le rideau souligne le renversement de positions qui s'opère à ce moment précis sans rompre la tension dramatique, alors que Patate/Rollo va pouvoir enfin se venger de Carradine. La continuité dramatique ne débouche pas sur une abolition de la perception du temps. Le changement d'acte demeure un outil expressif tirant parti de codes archaïques – découpage en trois actes, unités de temps et/ou de lieu – auxquels l'auteur demeure d'autant

481Id., La Femme en blanc, p. 12. 482Id., Auprès de ma blonde, p. 25. 483Id., Domino, p. 25.

484C

ORVIN M, « Entre Vaudeville et Boulevard… », op. cit., p. 100.

485A

plus attaché qu'ils participent de la spécificité théâtrale.