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1.2 Au croisement des influences

1.2.1 Diversité des influences, singularité de l'auteur

1.2.1.5 Le modèle anglo-saxon

Dans la bibliothèque, frappe l'importance du corpus anglo-saxon auquel le dramaturge – revendiquant sa francophilie – fait plus rarement référence mais dont la présence ne surprend guère compte tenu des caractéristiques génériques de plusieurs de ses pièces et scénarios. Les romans noirs ou à énigmes, signés Raymond Chandler, Dashell Hammet ou Ellery Queen, composent une part importante de ce corpus. Dès 1933, le doublé Pétrus/La Femme en blanc annonçait le goût de l'auteur pour, respectivement, les codes du film policier et les morts énigmatiques. Ceux-ci se retrouveront dans Nous irons à Valparaiso puis, sur un mode plus léger et parodique, dans La P'tite Lili, Les Compagnons de la Marjolaine ou L'Idiote. Au cinéma, l'adaptation de Pétrus, mais également Une étoile disparaît (1932), Gribouille (1937), L'Alibi (1937), Mademoiselle X (1945)... jusqu'à Escapade adapté en 1957 de William Irish, témoigneront de cette veine noire.

Les pièces anglo-saxonnes sont également présentes en masse, avec des auteurs dont la présence est significative. Elles sont le plus souvent en langue originale, ce qui ne pose pas de difficultés à un lecteur qui maîtrise l'anglais depuis ses premiers séjours à New-York et Hollywood, au début des années trente. Dominent, comme pour les romans noirs, les œuvres d'auteurs américains : Lilian Hellman pour neuf pièces, Paddy Chayefsky pour deux textes (The Goddess et The Tenth Man), écrits après que le jury cannois dont faisait partie Achard a remis la Palme d'or à l'adaptation de Marty, ou Tennessee Williams pour six pièces. Elles signalent l'attention accordée aux succès dramatiques outre-atlantique. En témoigne notamment une pièce « sudiste » située à la Nouvelle-Orléans : La Demoiselle de petite vertu (1949). Achard l'écrit peu de temps après les premiers succès de Williams qui, au même titre qu'Hellman, Edward Albee, Gore Vidal, William Gibson ou Arthur Miller, propose des drames efficaces, parfois scandaleux. Ceux-ci sont susceptibles d'inspirer un auteur très attentif à la réception publique de ses pièces, voire à leur potentiel d'adaptation cinématographique.

Son admiration pour le dynamisme de la production théâtrale américaine est assez ancienne. Dès 1937 ou 1938, Achard avait rédigé pour Bernstein, chargé de représenter le théâtre français à l'occasion de l'exposition universelle, une note de synthèse sur les dramaturges américains les plus en vus262. Il y donne ses appréciations avec franchise,

attribuant même des notes sur vingt : Maxwell Anderson, noté dix-huit sur vingt, serait « le plus important auteur dramatique américain contemporain263 », même si Achard lui préfère

261Ibid., p. 3.

262Id., « Notes pour Henry Bernstein », BnF, fonds Achard, Ecrits-Articles-Conférences (1). 263Ibid., p. 1.

personnellement Georges Kaufman, « l'homme qui a le plus de succès en Amérique », noté quant à lui vingt sur vingt. De Kaufman, Achard déclare apprécier plus particulièrement, en dehors des musicals Of Thee I Sing et I'd Rather be Right, Once in a Lifetime (1930), satire des studios hollywoodiens au début du parlant, comme Le Corsaire. Lors de la création – à laquelle Achard a pu assister en voyageant aux États-Unis entre 1931 et 1935 – Kaufman interprétait lui-même le rôle du dramaturge-scénariste aux prises avec les studios. Ce rôle fait écho à la propre expérience hollywoodienne du dramaturge français, et annonce ses collaborations parfois tendues avec les producteurs ou réalisateurs. Une autre pièce de Kaufman a pu influencer Achard : Merrily We Roll Along (1934), écrite en collaboration avec Moss Hart, s'organise selon une structure rétrospective reprise dans Auprès de ma blonde (1946). Auteur, acteur, Kaufman serait également « le meilleur metteur en scène de théâtre en Amérique et le meilleur "timer" » : par sa polyvalence, son sens du rythme et du public, l'auteur américain constitue un modèle de réussite pour son alter-ego français. Achard déplore simplement que ses pairs ne lui attribuent pas tout à fait la même reconnaissance puisque, « dans l'opinion générale », il est douteux « qu'il vaille plus de 16 ». À l'inverse, il remet en cause certaines gloires du théâtre : ainsi Thornton Wilder ou le grave Eugene O'Neill, qu'on ne peut critiquer « sans passer pour un imbécile », ne vaudraient pas plus de douze sur vingt. De manière générale, les qualités attendues semblent être le sens du dialogue, qui doit être « brillant », « spirituel », le sens du comique, le sens du public, autant de qualités qu'Achard appréciait déjà chez Molière.

La transposition des modèles anglo-saxons ne va pas sans poser problème. Plus prégnante dans le théâtre achardien à partir des années cinquante, elle peut expliquer l'efficacité plus tapageuse et superficielle de pièces désormais moins soucieuses d'approfondir une thématique, la psychologie des personnages ou les enjeux d'une époque que de transposer – parfois mécaniquement – des structures dramatiques : le whodunit censé fournir un fil conducteur aux dialogues des Compagnons de la Marjolaine ou de L'Idiote est assez laborieux, la peinture de la province conventionnelle tant la recherche d'efficacité dramatique prime sur l'audace et la sens de la nuance qui faisaient le prix des premières pièces.

Ajoutons quatre auteurs anglais. De Shakespeare, J.M. Barrie et Georges-Bernard Shaw, Achard possède l'intégrale ou le florilège. Son admiration pour le troisième est notée dans l'agenda de 1956 : la lecture de la première partie de Back to Methuselah « [l]'éblouit et [le] terrasse264 », alors qu'il poursuit l'écriture de Patate. Très ambitieuse fresque composée de

cinq pièces, le texte de Shaw balaye l'histoire de l'humanité depuis l'origine jusqu'au futur, sur plus de trente millénaires. Au delà du poids des modèles dramatiques, leur ambition et l'évidence de leur réussite peuvent terrasser, peut-être paralyser le lecteur-scripteur. Un quatrième dramaturge anglais complète la tétralogie : Noël Coward, pour six pièces dont

Cavalcade (1931), un des modèles structurels d'Auprès de ma blonde (pièce composée en

1939, créée en 1946265) puis du film Untel père et fils – avec Merrily... de Kaufman et Hart qui

renouvelait déjà la structure de Cavalcade en l'inversant. Cavalcade, fresque aux ambitions plus modestes que celle de Shaw, modèle de saga familiale et patriotique rapidement adaptée au cinéma, saute de génération en génération, de chanson en chanson.

264Agenda de 1956, à la date du 23 mai, BnF, fonds Achard, Agendas 3.

265Sur la page de garde du carnet de notes concernant Auprès de ma blonde, l'adresse indiquée (115 Bd St