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3.1 Le temps du muet

3.1.2 La critique achardienne

3.1.2.3 Quelle place pour le scénario ?

Parmi ces territoires, celui de l'écrit occupe une position incommode. Territoire de prédilection du dramaturge, du critique – bientôt du scénariste –, il est régulièrement accusé par les cinéphiles d'éloigner le cinéma de ses spécificités. Aussi ne sera-t-on pas étonné de voir Achard si régulièrement hésiter, dans ses articles, sur la place à attribuer au scénario : composante centrale trop souvent négligée ? ou accessoire en dépit duquel ou contre lequel le

700A

CHARD M., « De la rampe au tuyau d'orgue - Deux lièvres à la fois/la distinction entre acteurs de cinéma et de

cinéaste peut affirmer son talent ?

La première conception, plus attendue, se retrouve dans les critiques d'Un roman d'amour scénarisé par Guitry ou du premier film réalisé par Lilian Gish, L’Arène

conjugale/Remodeling Her Husband (1920) :

On ne saurait rien reprocher à l'exécution, à la technique. Mais c'est le fond qui manque le plus. L'histoire du duel éternel de l'homme et de la femme ne se renouvelle en rien ici. Les Paramount- Pictures ont des metteurs en scène adroits.

Que n'ont-ils aussi des scénaristes ingénieux701 ?

Même constat chez Pierre Scize et Jean Morizot, ses deux amis et collaborateurs au sein de la rubrique cinématographique de Bonsoir. Ainsi, pour le premier, la réussite exceptionnelle du Sang des immortelles (1920) d'André Liabel découle de l'importance accordée à l'écriture :

Et d'abord nous avons un scénario ! C'est la grande misère de ce temps que tout le monde se déclare prêt à aider le cinéma, à le doter de studii perfectionnés, d'interprètes de choix, de metteurs en scène habiles, et que nul ne s'aperçoive que nous pêchons par la base, et qu'un film sans scénario est proprement comme un civet sans lièvre702 !

Scize reprend ici une analogie déjà exploitée dans son article consacré à Photogénie de Delluc : le scénario demeure le morceau de choix, tout le reste n'en constituant que l'ornement. Face à ce constat, le journal lance, à partir de février 1920, un concours destiné à faire progresser la production nationale :

Le concours de scénario ouvert par Bonsoir a pour but de découvrir et de révéler au public des auteurs cinématographiques qui, sans penser à la littérature et au théâtre, chercheront à traduire les spectacles de la vie ou les trouvailles de leur imagination par les seuls moyens de l'image animé. Jusqu'à présent, un scénario n'est qu'un conte en six ou huit pages relatant une nouvelle comique, dramatique ou sentimentale.

Le travail dur et ingrat du découpage incombe au metteur en scène qui déforme souvent sans le vouloir l'idée primitive du film et qui lui enlève toujours son caractère et sa personnalité.

Nous avons cependant quelques auteurs qui prirent une grande part à la réalisation de leurs scénarios et qui collaborèrent étroitement avec leurs metteurs en scène. Cette communion d'idées nous a donné

La Fête espagnole, de Louis Delluc, et Le Sang des Immortelles, d'André Legrand [Delluc et Legrand sont les scénaristes, et non les réalisateurs, de ces deux films].

Les scénarios envoyés à Bonsoir devront, autant que possible, être des films écrits et non des embryons de films qu'il appartiendrait à un metteur en scène de commenter selon sa fantaisie. Au contraire, l'âme de l'auteur devra se faire sentir d'un bout à l'autre de l'ouvrage703.

Ce manifeste situe Bonsoir au sein de la constellation critique. Si la pleine reconnaissance

701Id., « L'Arène conjugale », Bonsoir, n°1154, 2 avril 1922, p. 3. 702S

CIZE P., « Le Sang des immortelles », Bonsoir, n°373, 9 février 1920, p. 3.

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du cinéma comme art est établie, il lui reste à s'émanciper de la tutelle littéraire et dramatique grâce à l'importance, au développement et à la précision accrus du scénario. Autrement dit, c'est grâce à l'écrit que le cinéma pourra se libérer de l'influence néfaste de l'écrit ! Quant au véritable auteur du film, son scénariste, il imposera au réalisateur « son caractère et sa personnalité » sans laisser à ce dernier la possibilité d'en trahir l'essence. Les caractéristiques de cette écriture anti-littéraire et prescriptive sont précisées par Scize et Morizot au fil d'articles proposant des conseils ou des exemples d'écriture scénaristique : accumulant les très gros plans, les détails expressifs, les plans subjectifs, c'est bien une écriture en images dont il s'agit. Elle procède d'une conception archaïque du réalisateur et de l'appareil de prise de vue, conception purement mécanique partagée à l'époque par une partie des hommes de lettres et défendue par la SACD704 :

Il faut écrire directement le scénario, impression par impression, plan par plan, dans l'ordre où celui-ci se déroulera à l'écran. [...]

Vos phrases expliqueront ce qui marche, ce qui court, ce qui se sent, s'entend, se voit, se touche et se goûte. Le style sera aussi visuel, aussi rapide, aussi net et brutal que le déclic de la machine de prise de vues, simple mécanique docile à vos ordres et qui créera, à votre volonté, les images écloses

derrière vos paupières.

Voyez la vie grouillante, tumultueuse, violente ; cherchez à en saisir le rythme énervé et rapide : traduisez les bruits, les gestes de pitié, de douleur ou de mort ; pensez seulement aux roues dentées de la petite machine et que la foi intense, vraie, en une chose neuve et forte vous anime comme elle me porte moi-même705.

Le réalisateur et la caméra ne sont que des relais pour le scénariste-auteur. Conception bien entendu utopiste de la réalisation : on imagine qu'elle reproduira les images rêvées par le scripteur sans être embarrassée ni par la volonté propre des collaborateurs, ni par les aléas du tournage, ni par la réalité même.

Aussi, si le goût pour l'expérimentation visuelle demeure dans la droite ligne des réalisateurs d'avant-garde comme Jean Epstein ou Germaine Dulac, Scize et Morizot ne considèrent que l'apport du seul scénariste, à tel point que Delluc est crédité comme l'auteur de La Fête espagnole, qu'il a effectivement écrit, mais réalisé par... Dulac. La publication du scénario-lauréat couronne cette défense et illustration du scénariste-auteur. Les Feux, « composition cinématographique de M. Brunettin » se présente comme un découpage technique de cinq-cent-cinquante-neuf plans, très précis et esthétisant, très français par son cadre (la France du XVIe siècle) et la musique d'accompagnement prévue (Berlioz706).

Contrairement à ce que promettaient les organisateurs du concours, cet ambitieux scénario ne semble pas avoir été réalisé. L'année suivante, Pierre Scize intégrera pourtant le jury d'un autre concours de scénario, lancé cette fois-ci par Cinéa707, la nouvelle revue créée par Delluc.

Cinéa salue au passage l'initiative des journaux précurseurs, et la portée didactique d'une

démarche qui institue le cinématographe comme un art scriptural : « envoyez-nous un

704P

INEL V., « L'Entre-deux guerres : mais qui est donc l'auteur du film ? », in JEANCOLAS J.-P., MEUSY J.-J., PINEL

V., op. cit., p. 70-71.

705M

ORIZOT J., « Doit-on écrire un scénario ? », Bonsoir, n°606, 30 septembre 1920, p. 3. C'est moi qui souligne.

706B

RUNETTIN M., Les Feux, scénario publié dans Bonsoir à partir du 4 juillet 1920.

scénario cinégraphique. Des journaux comme Le Film, Ciné pour tous, Bonsoir, en ont publié d'excellents qui vous ont appris le découpage, le style et le mouvement de ces ouvrages spéciaux ». L'expression « scénario cinégraphique » semble cette fois-ci conjoindre les rôles créatifs du scénariste et du cinéaste, sans faire du second un simple exécutant du premier. Sans doute propose-t-elle comme modèle la figure de l'auteur complet, comme l'est devenu Louis Delluc à cette époque.

Or, si Achard déplore comme ses comparses la médiocrité des scénarios, il reconnaît également que le film peut exister au delà du scénario, soit que ses qualités esthétiques compensent les faiblesses de l'écriture708, soit – et c'est plus audacieux – que cette écriture

même cesse d'être considérée comme primordiale. Ce renversement, qui serait paradoxal si l'écrivain n'héritait également d'un modernisme se méfiant du verbe, est illustré par la conclusion de la critique consacrée à La Dixième Symphonie, dont le générique porte la mention « Abel Gance, auteur-metteur en scène709 » :

Une main crispée sur un revolver... Une femme affalée dans l'embrasure d'une fenêtre... Et, sur un divan profond comme un tombeau, une femme qui agonise. Le drame commence. On ne comprend pas encore. On ne sait pas qui est cette femme - ni qui elle a tué. Mais toute l'atmosphère grise des soirs de crime est dans cette pièce noire. [...] On ne raconte pas La Dixième Symphonie. C'est le mérite d'Abel Gance d'avoir compris qu'il était possible de faire un bon film, même avec un scénario d'Abel Gance. […]

La Dixième Symphonie est un grand film malgré certaines folies évidentes et souvent à cause même

de ces folies710.

Ou encore, après avoir tenté de résumer les péripéties mélodramatiques de La Fille des

chiffonniers, adapté d'une pièce d'Anicet Bourgeois et Ferdinand Dugué qu'il juge

« grandiloquente » et « conventionnelle » :

Je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre. L'important n'est pas là, d'ailleurs. Certes, l'intrigue est mouvementée, les péripéties nombreuses, les coups de théâtre multipliés, et c'est là pour le cinégraphiste chose nécessaire. Mais ce n'est là que le scénario ; ce n'est là que le prétexte. H. Desfontaine a compris tout le parti qu'il y avait à tirer du pittoresque des décors dans lesquels allaient s'agiter ces pittoresques personnages. Il y est à merveille parvenu. Je ne sais rien de plus savant que les clairs-obscurs qu'il a réalisés pour traduire la poésie grouillante de cette rue du vieux Paris, avec la tremblotante lueur de ses quinquets qui jettent sur les maisons des lueurs dansantes711.

Achard inverse la hiérarchie revendiquée par son ami Pierre Scize : le travail du cinégraphiste devient premier, celui de son scénariste secondaire, le scénario un prétexte, l'essentiel se concentrant dans l'atmosphère, le pittoresque, la poésie pointée chez Gance à

708A

CHARD M., critique des Deux Gamines de Louis Feuillade, Bonsoir, n°758, 1er mars 1921, p. 3 ; « L'Enfant

du Carnaval », Bonsoir, n°910, 1er août 1921, p. 3.

709Michel S

ERCEAU présente cette mention comme une nouveauté, dans un contexte où le metteur en scène était

fréquemment négligé au profit de l'écrivain : Y a-t-il un cinéma d'auteur ?, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 29.

710A

CHARD M., « La Dixième Symphonie », Bonsoir, n° 553, 8 août 1920, p. 3.

711Id., « La Fille des chiffonniers », Le Courrier cinématographique, n°31, 30 juillet 1921. C'est moi qui

travers la citation baudelairienne712. Cette conception préfigure celle d'un mouvement

d’atmosphère, plus poétique que dramatique, héritant justement de l'impressionnisme de Gance ou Delluc713 : le réalisme poétique, dont se rapprochent les scénarios écrits par Achard

pour Marc Allégret à la fin des années trente, Gribouille, Orage714 et Le Corsaire. Elle

témoigne enfin d'une hésitation sur ce qu'il convient de privilégier – entre le rythme dramatique et l'atmosphère poétique – illustrée par ces films.

Cette conception anti-scénaristique s'exprime alors que, dans d'autres textes contemporains, Achard minore plutôt la part du visuel et du cinéaste. C'est qu'il refuse de placer sur le même plan le rôle limité qu'il estime être celui des réalisateurs dans la plupart des productions, et le traitement imaginé par un véritable cinéaste. Un film écrit par Guitry est d'abord un film de Guitry, un film réalisé par Sjöström d'abord un film de Sjöström. Reste à évaluer la postérité de ce distinguo à partir du moment où le critique va devenir scénariste. Saura-t-il proposer tantôt une écriture scénaristique prescriptive orientant la mise en image, tantôt une écriture circonscrite, distinguant les prérogatives du scénariste (la structure, les répliques) de celles du réalisateur (l'atmosphère, l'art du contre-point) ?

Ce flottement, qui lui fait fuir comme la peste toute vérité trop bien établie, est partagé par l'artiste et le critique. Considérons-le, au choix, comme une forme d'inconséquence ou de plasticité. D'autant qu'Achard appartient à la seconde génération, née en même temps que le cinéma, des critiques. Leur cinéphilie se révèle moins doctrinaire que la précédente715 : fournir

une légitimité à un art décrié n'est plus une priorité, si bien qu'elle peut s'ouvrir à une plus grande diversité de propositions. Puisqu'il n'est pas à une contradiction près, cette plasticité cohabite avec une vision schématique du monde et des arts.