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3.1 Le temps du muet

3.1.1 Paysage critique

Les premières véritables critiques de films naîtraient en 1908, parallèlement à la vogue du film d'art, qui n'est pas distingué nettement de l'art dramatique puisqu'elles demeurent publiés au sein des rubriques théâtrales644. Pourtant, une nouvelle génération de critiques, conduite par

Ricciotto Canudo, émerge au cours de la Première Guerre mondiale. Elle célèbre le cinématographe pour sa capacité à synthétiser tous les arts. Si, comme le note Christophe Gauthier, « faire du sixième art la synthèse de ceux qui l’ont précédé, ce n’est pas encore l’affranchir complètement du théâtre, puisque ce dernier est seul en mesure de lui fournir – pour l’heure – des modèles de représentation du monde réel, [c'est pourtant] bien poser les jalons d’une autonomie car il dispose de toutes les qualités nécessaires au dépassement du théâtre645. » À cette époque, s'impose aussi Louis Delluc. Il tiendra plus tard une rubrique dans

Bonsoir, premier journal dans lequel Achard interviendra régulièrement pour chroniquer

l'actualité cinématographique. Delluc y défendra le cinéma américain, envisagera également les relations entre cinéma et théâtre, et leurs spécificités. Il sera d'ailleurs le premier à utiliser le terme de « cinéaste ». Comme nous le notions en introduction, le cinéma est apprécié en relation avec les autres arts – et singulièrement le théâtre : avec eux quand il est défini comme un art de synthèse, contre eux quand il s'agit plutôt d'en isoler les particularités.

Les rapprochements entre cinéma et théâtre sont fréquents car ils sont perçus comme rivaux : rivalité commerciale à partir du moment où le cinéma quitte les baraques foraines pour concurrencer le théâtre sur les grands boulevards ; rivalité esthétique quand il est présenté, après le théâtre, comme un nouvel art de synthèse couronnant la pyramide des arts. La critique compare la configuration des salles ou les publics, considérant par exemple que le cinéma permet de renouveler le rapport aux acteurs grâce aux gros plans646. Mais c'est surtout

644B

EYLIE C., « Histoire de la critique française : 1895-1930 », in CIMENT M., ZIMMER J. (sld.), La Critique de

cinéma en France, Paris, Ramsay, 1997, p. 13-48.

645G

AUTHIER C., « L'introuvable critique. Légitimation de l'art et hybridation des discours aux sources de la

critique cinématographique », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 1/2008 (n° 26), p. 51-72, § 29.

646A

la distinction des esthétiques, prônée avant le passage au parlant par une majorité d'écrivains647, qui occupe les esprits. Pour Canudo, Germaine Dulac ou Jean Epstein, le

cinéma doit tirer parti de son expressivité purement visuelle (effets de lumière, montage, gestuelle de l'acteur), tandis que Philippe Soupault présente le modèle américain comme une alternative au pesant modèle théâtral648. En définitive, la définition du septième art doit

privilégier des orientations : art de la modernité, de l'action, ou de la psychologie ; art abstrait ou bien social et politique ; art du rythme ou de la photogénie ; œuvre d'un réalisateur singulier ou bien fruit d'un effort collectif649, comme l'affirme de manière provocatrice

Alexandre Arnoux :

Un film ne possède pas d’auteur qui puisse, à lui seul, le signer valablement ; il est l’œuvre d’une raison sociale où entrent, pour des parts diverses, metteur en scène, scénariste, vedette, figurants, directeur commercial, opérateur, vireur, montreur, électricien, balayeur de studio, soleil, vent, hasard, atmosphère de l’époque… and Co650.

La constitution du discours critique s'opère simultanément à celle du cinéma comme art, en prenant pour premier modèle la critique littéraire651. Emile Vuillermoz s'inspire ainsi des

conseils dispensés par l'homme de lettres Antoine Albalat : le critique cinématographique doit préciser d'où vient l'ouvrage (genèse, école), avant de l'évaluer puis de se concentrer sur le style652. Tout au long des années vingt, des auteurs (Robert Desnos, Lucien Wahl ou Soupault)

dispensent des conseils sur la forme de son discours, qui doit imposer son autonomie et s'adapter aux spécificités du médium : substituts à l'impossible citation, lexique à constituer, évolution des références puisant dans une culture cinématographique en construction, dimension autobiographique dans la mesure où le critique est également un spectateur dont le rapport à la salle et à la projection se teinte d'affectivité653...

L'essentiel des critiques écrites par Achard pour Bonsoir sont publiées entre 1919 et 1922, avant que le vocabulaire cinématographique ne devienne plus stable, vers 1924-1925654. Il lui

faut donc, comme ses contemporains nés avec le cinéma, pallier cette insuffisance lexicale en exploitant des procédés permettant de décrire cet art et les sentiments qu'il suscite : périphrases faisant parfois référence aux autres arts, emprunts à des lexiques exogènes (religieux, mathématique, biologique...)655, enfin création ou reprise de néologismes parfois

pérennes, parfois éphémères.

Le plus souvent, cette construction du discours critique s'effectue au sein des revues spécialisées ou culturelles. Leur nombre s'est considérablement accru après la Première Guerre mondiale, parallèlement à l'émergence des salles spécialisées et des ciné-clubs656.

Quant aux revues généralistes et aux quotidiens, ils privilégient une approche informative peu compatible avec le développement d'analyses approfondies657. Or, l'essentiel des articles

647Ibid., p. 348. 648

Ibid., p. 247-251.

649Ibid., p. 310-312. 650A

RNOUX A., Cinéma, Paris, éditions G. Crès et Cie, 1929, p. 32, repris in ABADIE K., op. cit., p. 312-313.

651G

AUTHIER C., art. cit., § 2.

652

Ibid., § 36.

653A

BADIE K., op. cit., p. 199-200.

654G

AUTHIER C., op. cit., p. 83.

655A

BADIE K., op. cit., p. 206-210.

656G

AUTHIER C., op. cit., p. 7.

657A

consacrés par Achard au cinéma muet sont publiés dans Bonsoir, quotidien généraliste coordonné par Jean Piot. Son ambition dépasse pourtant la stricte visée informative. La rubrique « Les Bons soirs et les Mauvais » consacrée à l'actualité dramatique et cinématographique occupe une page entière, ce qui autorise des recensions approfondies à côté d'informations plus factuelles. Le journal fait partie des premiers quotidiens à proposer régulièrement cette rubrique spécifique658. Il s'implique également dans les débats

contemporains à travers des textes polémiques suscitant parfois des droits de réponse. En septembre 1921, Pierre Scize prend ainsi sur deux colonnes la défense d'Antoine659, en

réaction à l'article charge de René Benjamin, « Antoine déchaîné ». La rubrique propose donc un espace propice à l'expression d'un véritable discours critique. Des cinéphiles y collaborent, comme Delluc ou des proches d'Achard : son ami Pierre Scize, originaire comme lui de la région lyonnaise, et son beau-frère Jean Morizot, disparu prématurément, peu de temps avant sa sœur, Simone Achard née Morizot, première épouse du dramaturge.