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2.3 Jeux de langages

2.3.2 Marcel Achard et les bons mots

Ce goût pour les répliques frappantes, censées exploiter la complicité du public, constitue un des arguments utilisés pour associer Achard au Boulevard, qui « ne met pas en scène le silence, non plus que le corps : c'est un théâtre de la parole551 », caractérisé par une rhétorique

efficace et voyante reposant sur les idiolectes, les sonorités ou l'art du dialogue. Les pièces les plus vaudevillesques exploitent ponctuellement (Noix de coco) ou régulièrement (Le Rendez-

vous) la confrontation des accents ou des langues : une langue asiatique de fantaisie pour la

première pièce552, le serbe et l'anglais pour la seconde553 dont les dialogues sollicitent le

plurilinguisme de manière comique.

Le dramaturge manifeste d'abord son goût pour les mots d'auteurs en consignant dans des carnets ou en énumérant au fil de conférences les plus brillantes trouvailles verbales de Tristan Bernard, Cocteau ou Wilde. Ses propres répliques sont parfois notées rapidement dans

548Ainsi, dans Voulez-vous jouer avec Moâ ?, III, 2, p. 50 ; Une balle perdue, texte dactylographié, BnF, fonds

Achard, scène 4, p. 22 ; Le Mal d'amour, acte III, p. 208-209...

549Id., Mistigri, BnF, fonds Achard, texte dactylographié, p. 48.

550Id., Le Moulin de la galette, p. 57-66 (acte I), puis 247-251 (acte III). 551B

RUNET B., op. cit., p. 120.

552A

CHARD M., Noix de coco, p. 414-415.

553A

les agendas, rassemblées dans les carnets de note dès le début de la genèse, puis polies au fil des réécritures. Mais elles ne perdent pas toute autonomie en intégrant les textes théâtraux dont elles constituent les morceaux de bravoures. En effet, le « mot d'auteur est une forme citationnelle qui s'affiche comme telle et dont le but est de passer "au dessus de la tête" des personnages pour mettre en valeur, au premier degré, le talent stylistique de l'auteur dramatique554. » Reste à mieux estimer l'enjeu de ces mots d'auteur puisque l'auteur affirme

quant à lui se placer au service de ses personnages.

Conscient de leur autonomie relative, il les recueille dans des florilèges, organisés par thèmes ou par pièces. Ils offrent un témoignage sur ce que lui-même retient comme les plus mémorables, et leurs caractéristiques. Le florilège thématique555 les soustrait à toute situation

dramatique. Certaines répliques prennent alors une valeur générale les rapprochant des maximes. Elles traitent des thèmes de l'honneur, de l'amour, du malheur ou, comme dans les deux exemples suivants, de l'espérance puis de la compréhension : « L'espérance est un de ces remèdes qui ne guérissent pas mais qui permettent de souffrir plus longtemps » est emprunté à

Je ne vous aime pas ; « l'amour, c'est peut-être d'être égoïstes ensembles » au Corsaire.

Résistant à cet arrachement, d'autres répliques gardent un pied dans la fiction : « Quand je pense à toi, j'ai l'impression d'agir » ou « Je ne désire pas être riche. Je veux que quelque chose me reste cher » demeurent des formules trop elliptiques, trop reliées à une situation énonciative et dramatique spécifique pour devenir des maximes. Plus que des mots d'auteur, elles correspondent à des répliques en situation, qui permettent à l'auteur de prêter au personnage son brillant verbal sans tout à fait « passer au dessus de [sa] tête ».

Le classement ne se fait plus par thèmes mais par pièces dans les Notes sans portée556

destinées, après-guerre, à être lues en public par l'acteur André Brunot. Elles rassemblent les échanges les plus mémorables écrits entre 1923 et 1946. La misogynie n'en est pas toujours absente, en particulier quand les protagonistes masculins manquent d'épaisseur, parfois volontairement, comme dans Voulez-vous jouer avec Moâ ?. Ils se font les porte-paroles de leur auteur – et plus largement du viriarcat – pour stigmatiser l'inconstance ou la superficialité féminines. Dix ans plus tard, les dialogues additionnels pastichant Courteline dans le film

Scènes de ménage réduiront encore l'esprit du Boulevard à un florilège d'épigrammes

misogynes, censés mettre en lumière la face obscure de l'« éternel féminin557 ». Ce n'est pas,

on s'en doute, la part la plus pérenne de l’œuvre. Pourtant, les morceaux choisis par l'auteur signalent également son ambition synthétique, héritée de la doxa classique : faire crépiter le verbe tout en laissant émerger la vérité des sentiments, imposer l'intelligence de ses personnages en même temps que sa signature. Descendre jusqu'aux profondeurs de l'être grâce au brillant du verbe, et non en dépit de lui. Dans ce second florilège, l'écrivain retient un long extrait du dialogue au cours duquel la riche Florence tente de séduire le peintre Cadet, dans Je ne vous aime pas :

FLORENCE. -Tu as un cœur ?

CADET. - Juste assez pour savoir que lorsqu'il me bat, je subis une défaite. FLORENCE. - Tu as peur de moi ?

CADET. - J'ai peur de lui.

554P

AVIS P., article « Mot d'auteur », in op. cit., p. 219.

555A

CHARD M, florilège thématique, BnF, fonds Achard, Ecrits-Articles-Conférences (2), 2ff.

556Id., Notes sans portée, BnF, fonds Achard, Ecrits-Articles-Conférences M. Achard par Marcel Achard sur

Marcel Achard, 18 ff.

FLORENCE. - Parce que je suis jolie ? CADET. - Parce qu'il est grand.

FLORENCE. - Je pourrai peut-être y trouver une place ? CADET. - Tu es trop petite.

Un temps. […]

FLORENCE. - Même si j'attendais ton bon plaisir ? CADET. - Ce serait un mauvais plaisir.

FLORENCE. - Eh! bien, c'est ça, tu me désires, ce n'est pas si mal. J'ai eu tort de m'offrir aussi vite. J'ai enlevé tout le prix au don que je te faisais558.

Sont repris ici les procédés rhétoriques les plus courants : homophonie ou polysémie (du cœur, du verbe « battre », du plaisir), parallélisme des répliques, antithèses (grand/petite, bon/mauvais), parataxe finale... Ces figures permettent aux répliques de s'enchaîner en un bouclage serré – à la fois thématique et formel – assurant au dialogue une forte cohérence. Ces jeux d'opposition se justifient pour une scène de séduction au cours de laquelle les désirs ne cessent d'être tour à tour, et parfois simultanément, exprimés et refusés. Répondre à propos de son cœur, comme Cadet, « J'ai peur de lui », c'est admettre simultanément l'existence du désir et son caractère menaçant. Et c'est l'exprimer, qui plus est, grâce à une structure syntaxique et selon un rythme qui sont empruntés à la – potentielle – partenaire amoureuse : parallélisme binaire des répliques, que leur brièveté rapproche de la stichomythie. L'échange est à la fois sensuel et cérébral, faisant vibrer le désir à la surface des mots tout en plongeant – par instant – au cœur des ego, où se niche une crainte fondamentale, celle de se perdre dans l'amour : « Juste assez pour savoir que lorsqu'il me bat, je subis une défaite » dit l'homme ; « J'ai enlevé tout le prix au don que je faisais » lui répond la femme avec amertume. L'élégance de la formulation donne aux aveux une apparente légèreté qui les empêche de lester le dialogue de trop de gravité. Mais les formules sont en fait légères et profondes : typiquement achardiennes.

Cet exemple, parmi beaucoup d'autres, souligne la force du mot d'esprit, quand il refuse de fermer le sens. Achard propose alors, non pas un théâtre de l'évidence ou de la trop facile connivence – ce qui est le cas pour quelques pièces, comme L'Idiote ou Les Compagnons de

la marjolaine, justifiant certains des reproches traditionnellement adressés au théâtre de

Boulevard – mais un théâtre de l'ambivalence : le caractère elliptique de formules paradoxales ou contradictoires empêche de leur attribuer une signification univoque. Entre les répliques, entre les mots, le spectateur peut s'interroger ou débusquer des éclats inattendus : « un temps » lui est d'ailleurs accordé à cet effet, en même temps qu'aux personnages, après la plus paradoxale de ces répliques. La didascalie invitant à prolonger le silence se glisse entre les mots pour mieux les laisser résonner, ou laisser entendre ce qui n'est pas tout à fait dit.