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1.2 Au croisement des influences

1.2.2 Le modèle pirandellien

1.2.2.2 Rêver dans un décor de Pirandello

L'analogie est d'autant plus troublante qu'Achard aurait, selon Pagnol, littéralement dormi :

dans un décor de Pirandello, sur la scène du théâtre de l’Atelier, et afin de payer un loyer que Charles Dullin n’exigeait nullement, vous aviez coutume de balayer cette scène chaque matin. Je vous ai surpris dans cet exercice, que vous exécutiez en dansant, et vous m’expliquâtes que ce petit ballet vous avait été inspiré par le nom même de l’instrument que vous teniez entre vos mains.

Vous étiez jeune, tout vous faisait rire ou rêver284 ;

La rencontre avec Dullin a eu lieu en 1922 ; Achard hante les coulisses de l'Atelier à la fin de cette année, alors que sa première épouse vient de décéder285. Le décor serait celui de La

Volupté de l'honneur, créée en octobre 1922 et qui inspirera Domino dix ans plus tard. Si

l'anecdote rapportée par Pagnol ne paraît pas nécessairement vraisemblable, elle n'en prend que plus clairement la valeur d'une fable – c'est-à-dire d'un récit allégorique, d'inspiration d'ailleurs pirandellienne – destinée, devant le public lettré de l'Académie, à situer Achard dans son espace : espace apparemment réaliste – le cadre d'un salon bourgeois – qui est également mental puisque le monodrame italien suit la progressive construction de l'identité de Baldovino. Cet espace intermédiaire est conçu au départ pour un autre auteur – Pirandello – à ce point soucieux de contrôler la mise en scène de sa pièce qu'il vient régulièrement assister aux répétitions, suscitant chez Dullin « impatience et inquiétude286 ». Dullin exprime surtout

une certaine admiration pour celui qui « ne se perdait pas en commentaire. Il parlait de ses personnages comme on parle de gens qu'on connaît, mais avant tout pas en professeur de philosophie. Pas de théorie, les personnages, il les regardait vivre avec passion, c'est tout287. »

La fable relatée par Pagnol situe ainsi Achard aux croisements de routes contradictoires, entre la singularité de la figure lunaire (Achard dansant, jouant avec les mots, rêveur) et son déplacement dans un décor d'emprunt, entre le pragmatisme du décor bourgeois et l'onirisme de fables – celle de Pirandello d'abord, puis celle de Pagnol – qui outrepassent le

283L’Écriture théâtrale (Déjeuner exotique - Vilmorin), 1957, p. 5 ; Conférence sur le théâtre avec Pierre

Fresnay, p. 37, BnF, Fonds Achard, Ecrits – Articles – Conférences (2).

284P

AGNOL Marcel, « Réponse au discours de réception de Marcel Achard », discours prononcé dans la séance

publique le jeudi 3 décembre 1959, Paris palais de l’institut, disponible sur http://www.academie- francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-marcel-achard (consulté le 15 septembre 2016).

285L

ORCEY J., op. cit., p. 55.

286S

UREL-TUPIN Monique, Charles Dullin, thèse présentée devant l'université de Paris III, le 27 juin 1979, éditée

par les Presses Universitaires de Bordeaux, 1984, p. 144.

287D

vraisemblable pour proposer un jeu vertigineux sur l'identité. Et enfin, après les nuits passées au sein du décor, le retour régulier et diurne de l'auteur italien venu rappeler deux informations qui ont valeur d'avertissement pour le metteur en scène : seul l'auteur peut fournir la juste orientation pour les figures qu'il a créées, mais qui sont plus que des figures de fiction, puisque Pirandello en parle, nous dit Dullin, « comme on parle de gens qu'on connaît ». Le théâtre pirandellien propose un dépassement des codes réalistes au profit de récits allégoriques, voire fantastiques ou oniriques, dont l'influence va se faire sentir longtemps dans les pièces et films évoquant le processus créatif, et notamment ceux auxquels collabore Achard, en particulier à travers les motifs du double et de l'ombre.

Avant la création française de Comme tu me veux, en 1932, Pirandello avait déjà renouvelé le thème romantique du double : sa trilogie métathéâtrale (Six personnages en quête d'auteur,

Comme ci ou comme ça/On ne sait jamais tout, Ce soir on improvise) confronte les acteurs

aux personnages, les personnages aux personnes censées les avoir inspirés, dans des pièces soulignant combien le dédoublement, théâtral par essence, fonde toute écriture de fiction. Dans la plus célèbre des trois pièces, celle dont l'influence sera la plus aisément repérable –

Six personnages... – la pièce dans la pièce est Le Jeu des rôles, autre pièce de Pirandello qui

commence comme un vaudeville léger et s'achève en drame, selon une structure dramatique qui offre des similitudes avec Madame de... Son héroïne, Silla, confie à son amant : « Il ne t'est jamais arrivé de t'apercevoir à l'improviste dans une glace, alors que tu vis sans penser à toi, que ta propre image te semble être celle d'un étranger ? Elle te trouble tout à coup, te déconcerte, te gâche tout en te rappelant à toi-même pour, que sais-je288... » Dans la droite

ligne de la tradition romantique du doppelgänger, le double, c'est d'abord soi-même : prendre conscience de soi impose de fixer une altérité d'autant plus troublante qu'elle est constitutive de sa propre identité. À la même époque, dans un après-guerre qui voit revenir des soldats traumatisés, à l'identité parfois fracassée, et qui impose de s'interroger plus largement sur ce qui légitime l'identité nationale, Jean Sarment (Pêcheur d'ombres (1921)) ou Giraudoux (Siegfried (1928)) traitent de ce thème du dédoublement, parfois associé à celui de l'amnésie.

Quant à Achard, il fait participer, comme Pirandello, ce thème à une réflexion sur la création artistique, en particulier dans les pièces traitant de l'amour. Le dédoublement de l'être aimé, évoqué avec comique et une invraisemblance voulue dans Mistigri ou Noix de Coco, l'est avec gravité dans Je ne vous aime pas, Domino, Le Corsaire ou Le Mal d'amour. Il souligne la difficulté à connaître l'être aimé comme à dire l'amour. La difficulté également de la perte et du deuil. Une lettre d'Achard à sa seconde épouse, Juliette, montre que la figure du double représente, comme ce décor de La Volupté de l'honneur où il aurait dormi après la mort de Simone, un relais entre la fiction et la vie personnelle. Trois ans après son veuvage, deux ans après son remariage, sa lettre s'ouvre sur ces lignes, avant de préciser le parallèle :

Tu m'as parlé de Simone aujourd'hui et je veux t'expliquer ce que sous ton regard je ne puis jamais dire. J'ai dit qu'il y avait en vous une ressemblance, ou mieux qu'elle t'était moins différente que tu ne crois289.

Un an plus tard, Dullin met en scène Je ne vous aime pas (1926). La pièce exploite la dualité des personnages féminins, afin d'évoquer d'abord leur caractère insaisissable, ensuite le souvenir de l'amante perdue (Lucie). Son titre annonce, par sa tournure négative oscillant entre refus et antiphrase, la crise qui en découle. Son pirandellisme est d'autant plus sensible

288P

IRANDELLO L., Le Jeu des rôles, I, 1, in Théâtre complet, tome I, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque de la

Pléiade, 1977, p. 580.

289A

CHARD M, carte-lettre adressée à Juliette Achard, datée du 22 février 1925, BnF, fonds Achard,

pour le public que le protagoniste masculin, Cadet, est joué lors de la création par Michel Simon qui interprète la même année Comme ci ou comme ça après avoir tenu le rôle du père dans Six personnages en quête d'auteur.

Le peintre Cadet quitte Lucie pour la comédienne Florence à la fin du premier acte. Grâce à ces personnages d'artistes, la pièce envisage l'amour à travers le prisme de la répétition : la comédienne répète plusieurs fois « Je t'aime290 » jusqu'à trouver le ton juste et convaincre

l'homme qu'elle convoite (I, 4). Le peintre, effrayé par sa propre laideur réfléchie par les miroirs, lui rend au cours du troisième acte le portrait d'une vierge, qu'elle lui avait confiée au cours de leur première rencontre. S'il a tardé à le restaurer, c'est qu'il « voulai[t] le garder tel [qu'elle] l'avait[t] vu » (III, 3). Le peintre est tenté de conserver une image altérée mais associée à un moment privilégié, celui de l'échange amoureux. Enfin, au début de l'acte III, le peintre retrouve Lucie dans les traits de la serveuse, Blanche (interprétée par la même actrice) et rejoue avec elle la situation et les répliques sur lesquelles s'ouvrait l'acte I. Ce dernier exemple est le plus clairement pirandellien, même si les deux précédents questionnent plus subtilement l'identité, la mémoire, la validité du discours amoureux. Le même procédé est repris dans Mistigri, de manière moins explicitement métathéâtrale cependant puisqu'il fait intervenir cette fois deux actrices différentes : au début de l'acte IV, Zamore rejoue le dialogue qui ouvrait l'acte II, avant de répéter le même geste suicidaire d'ouvrir le gaz, pour respirer le « souvenir291 ». Mais d'un acte à l'autre, il a successivement pour partenaires de jeu d'abord la

brillante cantatrice Nell qui le quittera à la fin de l'acte III, puis Fanny, femme vulgaire qui n'est devenue son amante que pour imiter Nell. Zamore notait au cours de l'acte III : « On aime toujours le même type de femme292. » Il semble plutôt que la femme perdue ne puisse

être retrouvée que grâce à l'illusion théâtrale, qui donne ses traits à un personnage d'arrière- plan. Cette illusion est mortifère – comme le gaz que respire Zamore pour se souvenir de Nell – puisqu'elle souligne un manque en même temps qu'elle prétend le combler, que la répétition s'accompagne d'une dégradation et fige le protagoniste dans le passé.

Je ne vous aime pas s'organise autour de la réplique dans tous les sens du terme, réplique

verbale ou picturale, dans un univers lui-même régi, selon une logique onirique, par la répétition des situations comme des personnages. L'importance de l'enjeu métathéâtral – concilié ici avec le divertissement – signale alors la proximité entretenue par Achard avec l'avant-garde.

Nous avons déjà évoqué l'écho entre les acteurs, les personnages et les modèles historiques dans Le Corsaire, fantaisie non seulement métathéâtrale mais également intermédiale puisqu'elle place en miroirs les univers théâtral et cinématographique. Comme dans Je ne

vous aime pas, le dédoublement est souligné par l'interprétation de deux rôles par un même

acteur, le premier dans le passé, le second à l'époque contemporaine : Kid Jackson/Frank O'Hara, Evangéline/Georgia, Paméla/Adelaïde. Et même trois rôles puisque les personnages d'acteurs interprètent lors du tournage des figures inspirées de l'anecdote pseudo-historique, figures qui servent de relais entre le hic et nunc et un lointain spatial et temporel. Ces échos, sensibles pour le spectateur qui suit le passage d'un univers diégétique à l'autre, sont censés l'être tout autant pour les protagonistes de la fable grâce au rêve. Après avoir écouté le récit inspirant le scénario qu'elle doit interpréter, l'actrice Georgia Swanee constate : « Vous me racontez mon rêve. […] Depuis dix ans, je le fais presque toutes les nuits293. » Elle retrouve le

290Id., Je ne vous aime pas, Paris, Gallimard, NRF, 1926, p. 38-39.

291Id., Mistigri (1930), texte dactylographié correspondant à l’œuvre éditée, BnF, fonds Achard, 4-COL-101 (14,

6), p. 103.

292

Ibid., p. 83.

décor de son rêve dans le décor de studio, si bien qu'elle peut, à la fin du premier acte, découvrir, cachés dans le double fond d'un coffre, les accessoires de la véritable Evangéline. Ces objets du passé vont intégrer la reconstitution hollywoodienne pour participer à la fiction. Plus tard, quand elle déplore avec ses partenaires leur difficulté à jouer la scène finale, le discours de Frank O'Hara rejoint celui de Marcel Achard évoquant, après Pirandello, les affres de l'auteur luttant contre les personnages qui lui résistent :

Frank. - Mon vieux, je vais vous confier quelque chose. J'ai l'impression que mon personnage me désobéit. Comme s'il ne voulait pas qu'on en finisse. Comme s'il ne voulait pas mourir. C'est idiot294 !

À vrai dire, il rejoint également le discours de son interprète, Louis Jouvet, signalant au dramaturge par un télégramme qu'il souhaite voir mourir son personnage à la fin de la pièce. Comme si la mise en abyme pirandellienne ne se contentait plus de faire écho aux tensions entre l'auteur, ses acteurs et les personnages, mais nourrissait ces tensions en leur fournissant un appui et un modèle. L'abolition des frontières censées séparer vie et art prolonge le rêve d'Achard dormant dans un décor pirandellien : faire de l'auteur le personnage d'un drame, tel Pirandello réaffirmant son autorité auctorale dans le prologue du scénario de l'adaptation filmée de Six personnages...

La seconde version du scénario de Six personnages en quête d'auteur, rédigée en 1928 par le dramaturge italien, est publiée en France dans La Revue du Cinéma, le premier mai 1930. Achard, cinéphile proche du théâtre de Pirandello, a pu en avoir connaissance. Adjonction essentielle par rapport à la pièce jouée en France cinq ans plus tôt : l'auteur devenu personnage apparaît dès le prologue, rajouté pour la circonstance :

Le poète Luigi Pirandello est assis à sa table de travail dans son bureau.

[…] La pièce se remplit d'une sorte de brume de laquelle affleurent peu à peu des figures imprécises,

vagues, changeantes et fantastiques. Elles se pressent autour de lui et semblent l'opprimer comme un cauchemar, une tristesse infinie295.

Les silhouettes angoissantes des personnages embryonnaires pressant l'auteur de les faire advenir reviennent dans Le Corsaire : de Georgia, il est dit dans la pièce qu'elle « n'a pas l'air de vivre296 », le scénario de l'adaptation ajoutant qu'elle semble « immatérielle, l'air un peu

d'un fantôme297 ». Le personnage se situe entre le stéréotype de la vierge hantée par un spectre

venu du passé, celui de l'actrice vide, en attente du rôle qui viendra l'habiter, et la « figure imprécise » pirandellienne tourmentant son auteur afin qu'il achève de la caractériser. Cette « figure imprécise » revient sur mode plus léger avec Mademoiselle X, modèle sans identité ni histoire venu à la rencontre de l'auteur dramatique dès le début du film de Pierre Billon, puis dans le générique de La Valse de Paris : l'ombre de l'auteur-metteur en scène y dialogue comiquement avec celle d'Offenbach avant que celui-ci ne s'incarne pour devenir le protagoniste du film. Déjà, les premières versions du scénario de Félicie Nanteuil faisaient régulièrement surgir l'ombre de l'acteur mort – Cavalier – hantant non plus l'auteur mais sa partenaire de jeu, et alimentant sa culpabilité.

294

Ibid., p. 147.

295P

IRANDELLO L., Six personnages en quête d'auteur. Histoire pour l'écran, trad. de l'Allemand par E. Goldey, La

Revue du Cinéma, 1ère série, 2ème année, 1er mai 1930, p. 35-36, repris in BRANGÉ M., op. cit., p. 280.

296A

CHARD M., Le Corsaire, in op. cit., p. 130.

Tout à coup, elle entend avec terreur, naître de ce silence absolu, un grincement de chaussures, une petite toux sèche, ceux-là mêmes qui, autrefois, lui annonçaient la venue de Cavalier.

Elle lève les yeux et il lui semble peu à peu voir se préciser devant elle la silhouette de l'acteur lui- même avec le rictus pitoyable et amer qu'elle lui a vu si souvent de son vivant298.

Dans sa version définitive, le film renonce à ces effets d'apparition pourtant récurrents dans le scénario, jusqu'au stade du découpage technique. Le fantastique fournissait un appui au pirandellisme pour donner forme à la confrontation entre l'actrice et son double inversé, amant tragique et acteur médiocre qui parvient – au delà de la mort – à contrarier la trajectoire de l'ambitieuse et talentueuse Félicie. Ses apparitions, qui poussent jusqu'au grand guignol – Félicie aperçoit son corps sanglant sur le sol de sa chambre « avec sa blessure horrible à la tempe299 » –, continuent en fait la pièce répétée par Félicie au moment de son suicide :

« Gonzague est mort. On l'a retrouvé la temps trouée » déclame Romigny dans le rôle de Mérigneuse. Horrifiée, Félicie lui répond : « Oui... Cavalier est mort la tempe trouée300. » Si

bien que, revoyant le film dix ans plus tard, Marcel Achard peut noter que sa « vie imite l'art301 ». Cette imitation fatale, et même punitive, empêche le personnage féminin prisonnier

des structures du mélodrame qu'elle jouait sur scène de vivre l'amour. Dans sa version définitive, le film naturalise ces confrontations en donnant à la culpabilité de Félicie une dimension plus pathologique et moins fantastique. Il élargit également la chambre d'écho entre fiction et réalité en accentuant le conflit entre les personnages de l'auteur et du metteur en scène, écho dans la fiction des tensions apparues entre Marc Allégret et Marcel Achard. Cet aspect sera approfondi dans notre troisième partie, d'autant que – comme pour Mam'zelle

Nitouche – la multiplication des interventions interdit de créditer le seul Achard de la

dimension pirandellienne de cette adaptation du roman d'Anatole France.

L'identification de ces multiples occurrences souligne combien Pirandello constitue une référence pour l'écriture achardienne, d'abord par son refus des innovations trop radicales auquel est préféré un modernisme autorisant la reprise des codes du théâtre traditionnel, quand bien même ce serait pour les mettre à distance. Il manifeste ainsi sa capacité à renouveler les structures et les figures les plus éculées du théâtre (mélodrame ou Boulevard), tout en s'ouvrant à d'autres arts, en approfondissant des questionnement hérités du théâtre baroque : le rapport entre scène et salle, représentation et réalité, masque et identité... Achard s'en inspire également pour transformer l'espace théâtral puis filmique en espace mental et onirique. Propice aux confrontations entre l'auteur et ses créatures, cet espace l'autorise à se projeter parmi elles, à travers des relais de plus en plus transparents (le peintre de Je ne vous

aime pas, le scénariste du Corsaire ou le dramaturge de Mademoiselle X) jusqu'au générique

de La Valse de Paris, qui constitue à bien des égards une avancée essentielle – même si sans lendemain – dans l'affirmation auctoriale de l'auteur-réalisateur.