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2.2 Jeux de construction

2.2.4 Organisation spatiale

Si l'unité de temps est rare, et ne concerne jamais une pièce entière, l'unité de lieu s'impose plus régulièrement. Il s'agit d'une autre originalité du théâtre achardien, l'unité de lieu étant « assez rare au Boulevard486. » Chez Feydeau, la folle mécanique du vaudeville démarre

fréquemment dans un lieu privé (cabinet, salon) qui revient au dernier acte après un acte central situé dans un lieu de rencontre (hôtel, château)487. Le classique de Labiche, Un

chapeau de paille d'Italie (1851), se déroule en cinq actes et autant de décors. Les trois actes

de Noix de Coco et des Compagnons de la Marjolaine, qui tentent de retrouver la fantaisie du vaudeville, se situent d'ailleurs dans des décors différents. Après la Grande Guerre, le drame bernsteinien privilégie la fragmentation romanesque de l'espace, en multipliant les tableaux488 : douze dans Mélo (1929), seize dans Le Jour (1930). Ce découpage en tableaux

demeure plus rare chez Achard, en dehors des adaptations et des comédies musicales. Il l'utilise aussi dans une des premières pièces, Malborough s'en va-t-en guerre (1924), dans Le

Corsaire et dans sa dernière pièce, La Débauche (1973). Le dernier acte de Gugusse est divisé

en deux tableaux, afin de souligner le progressif resserrement de l'espace autour du couple de protagonistes. Seuls trois genres semblent donc exiger l'éclatement de l'espace et de l'action : les adaptations héritant de la structure du texte d'origine, la comédie musicale et la pièce historique.

Par contre, même si l'on laisse de côté les pièces en un acte (Une balle perdue, Les Sourires

inutiles), le décor unique s'impose dans un nombre conséquent de pièces, tout au long de la

carrière du dramaturge : Voulez-vous jouer avec Moâ ? (1923), Jean de la Lune (1929), La

Belle Marinière (1929), Adam (1938), Mademoiselle de Panama (1942), Auprès de ma blonde

(1946), Savez-vous planter les choux (1947), Le Moulin de la galette (1950), La Bagatelle (1958), L'Idiote (1960). À ce corpus pourrait s'ajouter Le Mal d'amour, dont les 3 actes centraux se déroulent dans un décor unique situé dans le passé, comme l'acte II de La Femme

en blanc. L'unité de lieu s'impose surtout à partir de 1929, donc avec l'avènement du cinéma

parlant. Elle constitue, pour cette période, une caractéristique récurrente, présente dans douze pièces sur trente. Faut-il y voir une nouvelle fois un processus de rethéâtralisation, d'autant plus dynamique que le cinéma devenu parlant concurrence plus frontalement le théâtre ? En tout cas, ce dispositif scénique paraît archaïque, à rebours des innovations baroques et romantiques, dont témoigne le théâtre pré-cinématographique de Mérimée ou Musset489,

comme de l'éclatement du théâtre brechtien, qu'Achard a découvert notamment lors de ses séjours berlinois, au début des années trente.

Par sa stabilité qui rend d'autant plus sensible son évolution, le décor unique souligne le passage du temps. La péniche de La Belle Marinière voyageant à travers l'Europe comme le salon bourgeois témoignant d'un demi-siècle de modes décoratives dans Auprès de ma blonde en constituent des témoignages remarquables. De plus, dans la mesure où le décor unique circonscrit l'espace actuel de manière très rigoureuse, l'espace virtuel – prochain ou lointain – prend une importance considérable. L'esthétique classique prônant l'unité de lieu, les actions contrevenant à la bienséance étaient rejetées en dehors de l'espace scénique. Qu'est-ce qui est renvoyé hors scène chez Achard ? Parfois des personnages essentiels, sur le modèle de

486B

RUNET B., op. cit., p. 114.

487Ainsi, dans L'Hôtel du libre échange (1894), La Dame de chez Maxim (1899) ou La Puce à l'oreille (1907). 488L

ANDIS J., op. cit., p. 64.

489A

L'Arlésienne, pièce adaptée par Daudet de sa nouvelle, puis pour le cinéma par Achard.

Songeons au personnage bisexuel d'Adam (1938), à la mère hyper-féconde de Savez-vous

planter les choux (1947). Parfois des figures plus anecdotiques : les amants de Marceline dans Jean de la Lune, Sylvestre au début du troisième acte de La Belle Marinière... En tout cas, des

figures associées au désir et à la sexualité, notamment dans les deux premières pièces citées, qui instaurent deux pôles, deux extrêmes de la sexualité. D'un côté, l'interdit de la bisexualité, plus difficilement représentable encore que l'homosexualité parce que plus difficile à cerner, non réductible à un stéréotype. De l'autre, la fécondité prodigieuse de la mère qui restaure l'honneur menacé, non seulement du père, mais de la nation toute entière. Le suggère avec malice la parodie de bande d'actualité proposée en guise d’entracte :

Premier carton : En grosses lettres : la France, elle aussi, a ses quintuplés.

En lettres plus petites : Dans une petite gare, entre Poitiers et Limoges, la femme du chef a

heureusement mis au monde, cinq quintuplés de sexe masculin.

Deuxième carton : Portrait de Caporal, en grand uniforme et casquette, épanoui. Avec cette légende : Portrait du Père490.

Comme Untel père et fils/Auprès de ma blonde, Adam et Savez-vous planter les choux, placés en miroir de part et d'autre de la Seconde Guerre mondiale, composent un diptyque inversé. Juste avant la guerre, l'honneur du mâle est mis à mal dans un drame ; après-guerre, le vaudeville présente avec ironie un patriarcat restauré, à nouveau triomphant : les quintuplés sont « heureusement […] de sexe masculin », et le Père, figuré en uniforme, se nomme Caporal. À chaque fois, un personnage invisible constitue le pivot de la fable. Dans Adam, Maxime David est un pur destinataire, supplié, menacé par son amant et sa maîtresse via un téléphone dont les sonneries stridentes participent à la tension du drame, sans que nous puissions jamais le voir ni entendre ses réponses. La ligne téléphonique relie les espaces dramatiques actuel et virtuel, comme dans La Voix humaine (1930) de Cocteau. Dans Savez-

vous planter les choux, un escalier conduit vers l'étage où siège la Mère, en surplomb comme

une déesse de la fécondité.

Le titre de La Bagatelle annonce une apparente inversion du dispositif habituel. La sexualité n'est plus chassée hors de scène puisque le lit trône dès l'ouverture « bien au milieu, comme meuble de résistance491 », expression lourdement ironique : la jeune héroïne se vend

aux soldats de l'armée d'occupation pour subsister. Il demeurera bien visible, au centre du décor unique, tout au long de la pièce. Pourtant, si l'acte sexuel n'a plus lieu dans l'espace virtuel, sa représentation au sein de l'espace actuel est constamment retardée par les circonstances, le discours492, le désir même des amants (Roméas, puis Victoria/Carola)

désireux de prolonger les prémisses. Avec coquetterie, les pièces organisent un espace situé à la lisière de la luxure, mais qui n'en autorise pas la représentation. Elles respectent ainsi les codes du théâtre de Boulevard.

Par ailleurs, le décor de La Bagatelle est caricaturalement pittoresque, au point que « pour enlever tout réalisme exagéré à la comédie, le cadre de scène sera constitué par l'espèce de châtelet de cette horloge de bois qu'on appelle communément "coucou"493. » Entre le décor

extrêmement stylisé de Voulez-vous jouer avec Moâ ? et celui des dernières pièces, Achard

490A

CHARD M., Savez-vous planter les choux, Paris, Librairie Théâtrale, 1951, p. 70.

491Id., La Bagatelle, p. 7. 492 Ibid., p. 8-9 ou 17-18. 493Ibid., p. 7.

continue à privilégier les signes stéréotypés, poussés jusqu'à une caricature voulue, et à « répudier le réalisme naturaliste494 ». Le réalisme des situations comme de leur représentation

est devenu plus prégnant que dans les premières pièces mais demeure allusif, voire superficiel : quelques objets suffisent à dénoter la classe sociale des protagonistes. Des considérations pragmatiques et dramatiques priment. Ainsi, la didascalie décrivant le décor de l'acte II de Colinette (1942) précise : « Une seule chose importante dans le décor, qui, pour le reste, est laissé à l'invention du décorateur, c'est la porte du fond qui joue un rôle essentiel dans l'acte, et sur laquelle les regards doivent converger495. » De même, le croquis préparatoire

esquissé au début de la genèse de Domino ne situe que les éléments utiles à l'action : escalier, galerie, baie vitrée.

De sa collaboration avec Dullin et Jouvet, Achard semble avoir conservé le goût d'une certaine abstraction du décor, dont témoigne déjà l'unité de lieu. Même quand il devient plus réaliste, et s’encombre de bibelots, l'espace exprime la subjectivité de celui qui l'habite, au delà de son appartenance sociale. Le salon de Jean de la Lune « est l'intérieur d'un homme de goût496 », expression que l'on peut prendre au pied de la lettre pour envisager cet espace

comme psychique, tandis que dans Le Moulin de la Galette règne un désordre artiste qui révèle la situation sociale et psychologique du couple, saisi dans ses habitudes :

Ambiance bohème – Ameublement disparate.

Isabelle décore des cendriers dans un angle de la pièce. { En temps ordinaire, mais ce matin, ils ne travaillent pas497.

Le rapport du théâtre achardien au cinéma est donc complexe puisqu'il évolue dans deux directions contradictoires : la rethéâtralisation, sensible notamment dans le traitement de l'espace, constitue une réaction à l'émergence du cinéma parlant, à partir de la fin des années vingt ; mais l'univers et l'esthétique cinématographiques continuent à influencer Achard tout au long de sa carrière, notamment avant-guerre. Son théâtre demeure partagé entre une quête de pureté dramatique et des tentatives d'hybridation, régulières et identifiées comme telles par ses pairs même si inavouées.