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Le langage : l'humiliation, la maxime et la fiction

2.4 Domino

2.4.1 Le texte dramatique

2.4.1.4 Le langage : l'humiliation, la maxime et la fiction

Trois potentialités du langage interviennent lors d'étapes marquantes du point de vue dramatique : humilier l'autre en le blessant d'un trait ; proposer une formule saisissante, parfois moralisante, synthétisant un enjeu ou une vérité éternelle ; s'échapper du réel en se réfugiant dans une bulle de fiction. Le premier usage permet d'affirmer sa position au sein de la hiérarchie sociale et intellectuelle, que les deux suivants invitent à envisager avec davantage de hauteur, voire à refuser.

Dans Domino, être en capacité d'humilier l'inférieur ou l'adversaire – deux positions couramment données comme équivalentes – suppose ce qu'il faut de morgue et de maîtrise du verbe. Le trait d'esprit – c'est-à-dire, étymologiquement, le projectile, la flèche destinée à blesser – est avant tout l'arme des puissants, des grands bourgeois cultivés que sont Heller et Lorette, tandis que Domino réserve ses formules les plus humiliantes à Crémone, le double qu'il doit liquider pour gagner le cœur de celle qu'il aime. Ce théâtre de l'humiliation rapproche Achard de deux de ses confrères et amis, Bernstein et Steve Passeur à qui la pièce est dédiée. Néanmoins, il demeure en deçà de la très grande cruauté de La Griffe ou

L'Acheteuse. Chez l'auteur de Domino, la cruauté demeure plus ponctuelle et feutrée.

Ceci étant, si Heller manifeste une constante agressivité verbale, il identifie trop tard et trop mal son principal adversaire – Domino – pour pouvoir véritablement l'affronter : leur scène de confrontation est constamment repoussée en même temps que s'évanouit l'enjeu premier de la stratégie mise en place par Lorette. Aussi est-ce devant son épouse et Crémone que s'exprime le plus souvent sa jalousie dévorante, sur un mode interrogatif (II, 1 ou 5) qui le place dans une posture ambivalente, à la fois autoritaire (il exige de savoir) et fragile (il est toujours en décalage par rapport à la vérité de la situation, manifestant son ignorance torturante par ses incessantes questions). Au final, c'est curieusement Lorette qui humilie le plus souvent l'autre, alors qu'elle est censée être une figure positive : femme brillante qui n'a pu vivre un amour

576A

CHARD M., Domino, éd. de 1932, p. 9.

577

Ibid., p. 10.

578Ibid., p. 209. Dans sa mise en scène de la pièce, diffusée en 1976 sur Antenne 2, Jean Piat choisit de supprimer

digne de ses qualités, soumise à la tyrannie d'un mari absurdement jaloux. Mais elle est également un relais pour le spectateur bourgeois, qui peut plus difficilement se projeter dans une figure marginalisée socialement (Domino), intellectuellement (Crémone est un être médiocre) ou dramatiquement (Heller). L'humiliation sociale trace une ligne de partage entre la grande bourgeoise et la bonne (I, 3), Fernande, dont Lorette n'apprécie guère la curiosité :

LORETTE, remarque alors le regard de Fernande, lève la tête et l'oblige à baisser les yeux. - Je croyais vous avoir donné 200 francs.

FERNANDE. - Parfaitement, madame.

LORETTE. - Tant mieux. À votre façon de parler, je croyais vous avoir oubliée. FERNANDE. - Pardon, madame579.

Ou encore, entre les heureux du monde et les malheureux, tels Mirandole qui, sentant qu'il ne fait pas l'affaire, « s'énerve » (I, 7) :

Ah ! Je vous demande pardon. Vous avez demandé quelqu'un ayant eu des malheurs. LORETTE, très doucement. - Oui, mais pas depuis sa naissance.

Très court silence.

MIRANDOLE, qui n'a pas très bien compris. - Évidemment580.

Si Mirandole « n'a pas très bien compris », le spectateur profite, quant à lui, du « très court silence » succédant au trait de Lorette pour goûter le contraste très bourgeois entre, d'un côté, la douceur du ton et le caractère elliptique du propos, de l'autre sa violence effective : né dans un milieu défavorisé dont il conserve les stigmates, Mirandole doit disparaître de l'intrigue. S'il réapparaît malgré tout au troisième acte (III, 4) comme un très maladroit adjuvant de Lorette, c'est pour susciter l'ironie de Heller, qui se moque de ses efforts laborieux pour « châtier [son] langage581. » Opposés dramatiquement, Lorette et Heller partagent un même

mépris de classe pour le manque d'éducation. En voici un dernier exemple (III, 2) :

LORETTE, à Domino. - Toutes les lettres d'amour que vous m'avez écrites ces jours-ci en imitant son écriture. (Elle désigne Crémone.) Christiane les a données à Mirandole.

CRÉMONE. - Parce que vous avez aussi écrit des lettres ? DOMINO. - Je fignole.

LORETTE. - J'ai d'ailleurs dû corriger l'orthographe. DOMINO. - L'orthographe. Il n'y avait pas de fautes ?

LORETTE. - Justement. (Elle désigne Crémone.). Lui, il en fait582.

La ligne de partage tracée, en fonction de la maîtrise du verbe, entre les esprits brillants et les médiocres, entre l'amant élu (Domino) et l'amant déchu (Crémone), montre que le langage

579 Ibid., p. 4. 580Ibid., p. 7. 581 Ibid., p. 29. 582Ibid., p. 28.

constitue simultanément une arme et un marqueur social, axiologie reconduite dans l'adaptation de Monsieur la Souris (1942) (cf. infra 5.3.3.2). Pour achever de convaincre Lorette de le suivre, Domino lui déclare crânement qu'en partant vers Chandernagor ils pourront être « des bourgeois583 ». La marginalisation de Domino est donc circonstancielle, sa

force d'âme et sa bonne éducation lui permettant de tenir son rang au sein des territoires colonisés, et d'épargner à Lorette un trop fort déclassement. Jusque dans ses aspects plus conventionnels, le théâtre achardien offre un témoignage sur un contexte socio-historique, et sur un mode de relation entre le spectacle, ses personnages et les spectateurs.

Proche du trait par sa forme ramassée et elliptique, mais énonçant une vérité générale sans être nécessairement adressée ni agressive, la maxime demeure également un attribut aristocratique, réservé aux âmes d'élites. Bien que marginalisé socialement584, Domino

incarne cette sagesse chevaleresque par ses devises combatives, énoncées « profondément » ou « avec force » : « L'argent permet de choisir ses ennemis585 » ou « Rien égale tout586 » (I,

9). Puis, au thème de l'ambition succède celui de l'amour, à partir du moment où l'intrigue amoureuse supplante la stratégie destinée à leurrer Heller, à la fin du deuxième acte : L'amour ? « Un joli jeu – où il n'y a que des perdants587 » (III, 6) ou « Parler d'amitié là où il y

a eu de l'amour588... » (II, 7), formule inspirée par les moralistes du Grand siècle589. Lorette

elle-même intègre le cercle des moralistes pour énoncer sur la femme des jugements dignes de La Bruyère ou La Rochefoucault, dans la droite ligne d'une tradition poursuivie par Tristan Bernard ou Guitry : « Il y a chez les femmes une certaine dose de fourberie... Une fois qu'on l'a mise en route, rien ne l'arrête590 » (III, 2). Roué, l'auteur attribue le seul propos misogyne

de la pièce à son personnage féminin !

À partir du moment où l'intrigue se resserre autour de Lorette et Domino, en évacuant Crémone et Heller, le mot d'esprit adopte une tonalité plus subjective. Nous avons déjà noté (supra cf. 2.1.3.1) que la maxime liminaire, placée après le titre dans le texte édité de la pièce, était finalement reprise par Domino au troisième acte, en étant désormais ancrée dans la situation d'énonciation : « êtes-vous sûre que je ne sois pas votre second premier amour591 ? »

(III, 6). Ayant totalement investi son rôle, Domino peut désormais revendiquer en son nom propre les vérités générales, en les mettant explicitement en relation avec sa situation singulière – « Rien de ce qu'on fait n'est jamais trop bien fait. Moi, c'est mon principe, je fignole592. » (III, 1) – et en les exprimant à la première personne. D'abord singulière, cette

première personne devient d'ailleurs plurielle en incluant Lorette, à qui Domino précise (III, 6) : « Je dis bien : "nous". "Je" n'aurait pas de sens, puisque justement "je" n'y suis pas parvenu593. » Le jeu métalinguistique sur les pronoms, miroirs des ego et des amours, évoque

583Ibid., p. 32.

584Mais c'est après tout le cas d'une partie de l'aristocratie, qui refuse le labeur et la vénalité d'une bourgeoisie en

essor constant depuis plusieurs siècles. Le véritable chevalier doit être solitaire, audacieux et sa noblesse est d'âme avant d'être titrée : c'est à ce titre que Julien Sorel incarne pour le marquis de la Môle la noblesse véritable, dans Le Rouge et le Noir que Marcel Achard cite comme un de ses romans favoris (LORCEY J., op. cit., p. 388).

585A CHARD M., Domino, p. 8. 586 Ibid., p. 9. 587Ibid., p. 31. 588 Ibid., p. 21.

589Ainsi, La Bruyère : « Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié » (1696), in Les

Caractères, chapitre IV, « Du Cœur », Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 208.

590A CHARD M., Domino, p. 28. 591Ibid., p. 31. 592 Ibid., p. 26. 593Ibid., p. 32.

cette fois Marivaux, donc un théâtre à la fois galant et social que connaît bien Achard594.

Théâtre des jeux et des rôles, il exploite enfin une troisième potentialité du langage : participer à la création de fictions renversant les structures réalistes et sociales. La fiction est progressivement créée par Lorette et Domino, particulièrement à la fin de chacun des trois actes, après que les autres personnages ont été évacués et/ou disqualifiés. D'abord à la fin du premier acte (I, 9), après le lent dévoilement de l'enjeu de l'intrigue : remplacer un François par un autre. Enjeu progressivement exposé et presque immédiatement dévoyé par Domino : « se faire passer pour lui » est compris comme « devenir lui », « inventer une histoire pour cacher la vérité » comme « inventer une histoire qui devienne la seule vérité ». Le subterfuge s'efface au profit de la substitution, voire l'effacement du récit premier. Le dévoiement de l'enjeu est initié, comme dans les contes, par un pacte à double-fond, d'emblée validé par Lorette :

DOMINO. - Si je comprends bien, à partir de maintenant, je vais être le François que vous avez aimé. LORETTE. - Oui.

Reformuler, c'est trahir : « être » donné comme équivalent à « se faire passer pour », toute la pièce est là. Mais à quoi Lorette acquiesce-t-elle ? À la reformulation, sans doute, et non au dévoiement. Alors que la machine narrative s'est si bien emballée qu'elle ne peut plus l'arrêter, elle manifeste son agacement devant un processus de substitution dont elle comprend progressivement qu'il n'est pas qu'un jeu de langage : « un peu de calme, je vous prie595 »

demande-t-elle à Domino progressivement saisi par son rôle. Puis, « souriant malgré elle », elle se laisse séduire par le récit africain de Domino, succession de poncifs coloniaux auxquels les points de suspension – écriture du silence – donnent une certaine gravité. Il fait songer irrésistiblement à celui du Messager (1933) de Bernstein, créé un an après Domino, autre pièce fondée sur un transfert amoureux et qui sera adaptée pour le cinéma par Achard :

Domino, pathétique. - Devant ma case, le soir, avec le phono qui jouait les airs que nous avions entendus ensemble... Le silence du désert, derrière ; le désert de mon passé, devant... je n'avais que mon chagrin pour compagnon.

Lorette. - Admirable ! Parfait ! Domino. - Non596.

À la fin de ce premier acte, Domino prend en notes sur un carnet le récit que lui fait Lorette de ses amours passées. Le rideau tombe pendant qu'il écrit, éludant le double processus d'appropriation et d'invention qui a commencé de se mettre en place devant nos yeux mais que sa nature magique, prodigieuse rend irreprésentable. Domino en train d'inventer sous la dictée : l'image sur laquelle se clôt le premier acte évoque irrésistiblement celle de son auteur, scripteur dont la pièce constitue justement un exemple d'appropriation littéraire.

À la fin du deuxième acte, c'est le rejet violent (II, 7) de la lettre mensongère écrite par Crémone qui constitue une étape décisive dans l'émergence de la fiction. Domino rejette la lettre non parce qu'elle est mensongère, mais parce qu'elle invente un récit médiocre, indigne du personnage créé par Domino comme de Lorette. Lorette, quant à elle, « ne trouve rien à

594Par exemple, Le Jeu de l'amour et du hasard, II, 9, in M

ARIVAUX, Théâtre complet, Paris, Le Livre de Poche,

coll. La Pochothèque / Classiques Garnier, 2000, p. 912. Rappelons que Marcel Achard proposera une variation sur La Surprise de l'amour avec Les Sourires inutiles, pièce créée à la Comédie Française en 1947.

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CHARD M., Domino, p. 12.

répondre ». C'est par le silence – indications scéniques, points de suspension, baisser de rideau – que le récit pointe ses apories, mais semble également pouvoir se mettre en place souterrainement ou trouver un écho chez le spectateur, personnage-spectateur ou spectateur de la pièce. Le silence et la négation sont les deux ressources exploitées par Achard dans la plupart de ses pièces pour revivifier un lyrisme en crise en transformant ses écueils en atouts. Or, c'est une double négation qui va relancer un récit bloqué dans le passé, organisé autour d'une parole vide :

Lorette. - Ah ! Parlons-en ! Nous avions traîné toute la journée dans la ville ; vers 3 heures, il s'était mis à pleuvoir tellement que nous nous étions réfugiés au musée... Il ne savait absolument pas quoi me dire. Il m'a raconté, je crois bien, le règne de Louis XIV. Et, en sortant de là, exaspérée, dans la bruine et dans la boue, je l'ai laissé m'embrasser pour sauver le souvenir de ce jour-là...

Domino, avec autorité. - Non. Lorette. - Non ?

Domino. - Ce que vous dites est vrai. Et ce n'est pourtant pas ainsi que les choses se sont passées. Il a plu, c'est vrai, et lui vous a raconté le règne de Louis XIV. Mais rappelez-vous ce qu'il a su vous dire de La Vallière. Rappelez-vous aussi que ce jour-là la boue et la pluie vous avaient paru alliés parce qu'elles vous avaient permis d'être seuls dans ce parc que son récit avait peuplé d'ombres amies. […] Le père Adolphe vous aimait bien. [...]

Lorette, lentement. - Le père Adolphe... Oui... je me souviens597.

Le récit premier se dissout dans le silence prescrit par les points de suspension. C'est encore le silence qui signale que le récit second trouve un écho chez Lorette, marque d'une appropriation intérieure, profonde, du récit de substitution offert par Domino. De même, le décor hostile accordé à la dégradation des sentiments (la bruine, la boue) devient un décor lyrique, favorable aux amants et « peuplé d'ombres amies » par un récit qui est plutôt celui de Domino que de Crémone. Ainsi, le récit second impose-t-il moins l'effacement du récit premier que la réorganisation de ses composantes, de manière à en inverser la signification sans pour autant le liquider, démarche annonçant certaines très libres adaptations cinématographiques achardiennes, en particulier Orage (1938), L’Étrange Monsieur Victor et... Domino (1942). C'est pourquoi Domino peut ouvrir son récit par une transition paradoxale, en validant et refusant simultanément le triste récit que vient d'énoncer Lorette : « ce que vous dites est vrai. Et ce n'est pourtant pas ainsi que les choses se sont passées. »

À la fin du troisième acte – après le pacte concluant le premier acte et la réécriture exposée au second – c'est la représentation qui s'impose comme la seule vérité, justement parce qu'elle est évidemment une représentation. Anne Ubersfeld, avec d'autres, a noté ce paradoxe de l'écriture théâtrale, qui suscite d'autant plus l'adhésion du spectateur qu'elle refuse le mimétisme naturaliste pour revendiquer sa théâtralité : « le théâtre dans le théâtre dit non le réel, mais le vrai598 ». De ce point de vue, la fiction inventée par Domino comme celle de

Marcel Achard trouvent leur accomplissement, et leur vérité profonde, dans la représentation.

597

Ibid., p. 22.

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