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1.2 Au croisement des influences

1.2.2 Le modèle pirandellien

1.2.2.3 Un pont entre théâtre et cinéma

Les scénaristes s'inspirent de Pirandello, et particulièrement du renouvellement de la mise en abyme dans sa trilogie métathéâtrale, qui se retrouve jusque dans les comédies de H.C.

298

Félicie Nanteuil (Histoire comique), BnF, fonds Allégret, Découpage : dactylographie avec annotations

manuscrites, 4°-COL-7/14 (4), p. 204.

299Ibid., p. 226. 300

Ibid., p. 194.

301A

Potter (Hellzappopin' (1941)) ou Lubitsch (To Be or Not To Be (1942)). Et bien sûr dans les adaptations de ses œuvres : Feu Mathias Pascal (1926), adapté par Marcel L'Herbier, est considéré par le dramaturge comme la plus satisfaisante de ces adaptations, avec Comme tu

veux (1932) de Georges Fitzmaurice302. Dix ans après L'Herbier, Pierre Chenal proposera une

nouvelle adaptation de la pièce, l'année où il réalise L'Alibi d'après un scénario et des dialogues d'Achard : seul le premier film adapte Pirandello, mais le second propose également un jeu sur les rôles, une transgression de la frontière séparant la salle et la scène.

Les projets cinématographiques dans lesquels Pirandello se sera le plus investi susciteront sa déception (Acier (1933)) ou achopperont : c'est le cas de ses trois tentatives pour adapter

Six personnages en quête d'auteur. Ce parcours rejoint l'ambivalence d'Achard en ce qui

concerne l'art cinématographique, et le rôle qu'il ambitionne d'y jouer. Il y a, chez l'un comme chez l'autre – comme chez d'autres dramaturges fascinés par le cinéma, ainsi Sacha Guitry ou Henri Jeanson – un mélange de défiance et de fascination pour le septième art. Nous avons vu qu'Achard réfutait, contre l'évidence, l'influence que le cinéma avait pu exercer sur ses pièces, prophétisant dès 1929 une différenciation de plus en plus affirmée entre les deux arts. La même année, Pirandello dénonce, dans un article intitulé « Le cinéma parlant abolira-t-il le théâtre ? », « une certaine imitation des procédés techniques du cinématographe à laquelle tentaient de recourir certains régisseurs303. » Il ne s'agit pas uniquement – et peut-être pas

essentiellement – d'une défense de la pureté de l'art théâtral. Mais peut-être plus profondément de la crainte que la reprise des procédés cinématographiques ne s'accompagne d'une plus grande emprise du metteur en scène sur la représentation de l’œuvre dramatique : le cinéma muet avait permis l'affirmation progressive d'une prééminence du metteur en scène déjà initiée par le théâtre ; l'avènement du parlant offre l'opportunité aux auteurs, c'est-à-dire aux maîtres du verbe, de reconquérir les positions perdues ; or, ces auteurs doivent se battre sur deux fronts : des cinéastes résistent à cette offensive du verbe, tandis que les metteurs en scène de théâtre empruntent au cinéma des innovations qui leur permettent de s'affirmer comme des créateurs à part entière. Nous filons ici une métaphore guerrière empruntée à Pirandello lui-même. Il considère, toujours en 1929, que « Ce soir on improvise est précisément une bataille contre le régisseur au nom de l’œuvre d'art qui, lorsqu'elle est vivante et puissante, finit toujours par renverser les châteaux de cartes de la mise en scène304. » La

déclaration d'intention annonce sa réaction devant Acier (1933) adapté par Walter Ruttman d'un sujet original développé par le maître italien. Amer, il porte sur la liberté créative que s'est accordé le metteur en scène un regard sans concession, assez rare chez ce partisan du compromis avec l'appareil de production cinématographique : « Les jeux de coupe et de perspectives furent pratiqués à l'excès, les prises de vue d'en bas et d'en haut, les détails, les premiers plans furent employés pour montrer une virtuosité de la caméra qui n'avait souvent aucun rapport avec ce qu'on voulait signifier305

Assez souvent, la cinéphilie des dramaturges, et partant leur conscience des moyens propres du cinéma, s'accompagne d'une défiance devant les expérimentations visuelles des cinéastes, en particulier quand elles semblent s'exercer contre le verbe. Nous avons noté en introduction que cette défiance s'exprime avec un manichéisme guerrier correspondant parfois plus à une défense de façade qu'à un véritable art poétique. Dès 1931, le tournage de Jean de

la Lune ouvre les hostilités. Des disputes incessantes opposent le réalisateur Jean Choux, qui

302B

RANGÉ M., op. cit., p. 243.

303P

IRANDELLO L., « Se il film parlante abolira il teatro? », Corriere della sera, 16 juin 1929, article cité dans

Théâtre complet, p. 1479.

304P

IRANDELLO L., déclaration dans La Tribune, 25 octobre 1929, article cité dans Théâtre complet, ibid.

305T

veut développer un style cinématographique ne servant pas que le dialogue, au dramaturge, à l'acteur principal (Michel Simon) et au producteur (Georges Marret)306. La même année, la

version française de Marius réalisée par Alexandre Korda satisfait Pagnol, ce qui n'est pas le cas des versions suédoise et allemande dont il déplore la mise en scène gratuitement virtuose : « c'est-à-dire que l'appareil s'était continuellement promené à travers le décor comme s'il tournait autour du pot307.» Le même reproche adressé à un metteur en scène ivre de sa propre

puissance visuelle et oublieux de l'équilibre de l’œuvre comme du dialogue se retrouvera dans la réception de L’Étrange Monsieur Victor (1938) par Henri Jeanson : « M. Grémillon ne se doute pas qu'une réplique de Marcel Achard a infiniment plus de force de suggestion qu'un panoramique omnibus ou qu'un travelling tortillard308. »

À cet égard, l'évolution est frappante si l'on songe que certains écrivains considéraient avec exaltation le cinéma muet comme un art du mouvement. Le spectateur pouvait apprendre « à tourner autour des choses, à les dominer, à les saisir sous des angles peu habituels, à ralentir ou accélérer la vitesse de leur mouvement309 » ou à « tirer [du cinéma] le maximum qu'il peut

donner – un mouvement vertigineux de masses humaines, de forces de la nature, de peuples, de siècles et de rêves310. » Cette évolution s'explique-t-elle par le fait que ces déclarations

proviennent de romanciers, Alexandre Arnoux et Romain Rolland ? De fait, les films muets chroniqués par Achard dans Bonsoir sont souvent appréciés en fonction de leurs qualités scénaristiques voire photographiques (c'est-à-dire pour leur valeur picturale, comme des images composées et éclairées avec art), même s'il lui arrive ponctuellement de célébrer le cinéma comme un art du mouvement (cf. infra 3.1.2.2). Il est donc probable que les dramaturges – dont l’œuvre existe d'abord par le dialogue, puis par les actions exigées par le texte – acceptent moins facilement que les romanciers – dont le style peut justement s'épanouir en dehors ou autour du drame – que la caméra affirme sa créativité propre et ne soit pas soumise à la continuité dialoguée.

Chez Pirandello comme Achard, ce refus déclaré de l'intermédialité s'accompagne paradoxalement d'une reprise des innovations du cinéma et des metteurs en scène qui s'en inspirent. Le dramaturge italien s'inspire dans ses didascalies des propositions audacieuses du metteur en scène allemand Erwin Piscator, ou impose l'usage de l'écran dans Ce soir on

improvise311, procédé repris par Pitoeff pour sa mise en scène de Comme ci ou comme ça.

Espérant y faire aboutir un ultime projet d'adaptation de Six personnages..., il rejoint les États- Unis en 1935. Il se déclare persuadé que l'adaptation filmée sera encore meilleure que la pièce car l'illusion fonctionnera mieux sur un écran que sur la scène312. Au cours de ce séjour, il

s'enthousiasme pour les films de Capra, Vidor et Lubitsch313. S'il est un film de Lubitsch que

Pirandello a pu découvrir en 1935, c'est sans doute La Veuve Joyeuse. La comédie musicale constitue un genre populaire, capable de circuler avec fluidité de la sincérité à l'artifice, d'ouvrir des parenthèses irréalistes et spectaculaires (la danse, la chanson) permettant paradoxalement l'expression sincère des sentiments. Aurait-il, à cette occasion, rencontré l'auteur de la version française de La Veuve Joyeuse, qu'il connaissait déjà pour avoir applaudi

306L

ORCEY J., op. cit., p. 129-130.

307P

AGNOL M., Cinématurgie de Paris – 1939 - 1966, Paris, Editions de Fallois, (1967), 1991, p. 45.

308J

EANSON H., « L’Étrange M. Victor – Les metteurs en scène indiscrets », art. cit.

309A

RNOUX Alexandre, Les Cahiers du mois, 1926, cité par CLERC J.-M., op. cit., p. 18.

310R

OLLAND Romain, La Révolte des machines ou la pensée déchaînée, 1921, cité par CLERC J.-M., ibid.

311B

OUISSY André, notice de Ce soir on improvise, in PIRANDELLO L., in Théâtre complet, p. 712.

312P

IRANDELLO L., déclaration à la presse reprise in DAVINCI NICHOLS Nina, O'KEEFE BAZZONI Jana, Pirandello &

Film, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1995, p. 119.

313D

la création de Domino en 1932 ? N'ayant pas retrouvé l'agenda de Marcel Achard pour l'année 1935, nous ne pouvons l'affirmer.

Cette même année, ce dernier devient pour la première fois réalisateur en supervisant la version française d'une autre comédie musicale avec Maurice Chevalier, Folies-Bergère. La star française y interprète un double-rôle : un artiste de music-hall qui lui ressemble furieusement, et un baron qui est le sosie du premier. Le baron ayant disparu, c'est l'artiste qui doit jouer son rôle... La situation est empruntée au répertoire pirandellien, revu et simplifié par l'appareil de production hollywoodien. Elle est suffisamment populaire pour être reprise à nouveau l'année suivante, dans L'Homme du jour de Julien Duvivier, toujours avec Chevalier. Ce dernier interprète encore un double rôle, qui met plus clairement en relation la fiction et la biographie de l'acteur, puisque l'un des deux personnages est censé être Chevalier lui-même. Les deux films exploitent ainsi à peu de temps d'intervalle la dualité d'un acteur dont la carrière se développe des deux côtés de l'Atlantique, et que ses clins d’œil complices, ses apartés adressés au public au cours des films invitent à confondre avec son personnage. Grâce à ces procédés hérités du music-hall, Maurice Chevalier devient une figure miraculeuse, à la fois populaire et réflexive.

Achard n'est pas l'auteur de l'argument de Folies-Bergère. Néanmoins, l'intéressant est que les producteurs et Chevalier aient estimé qu'il possédait les caractéristiques adéquates pour le développer puis le réaliser : bi-linguisme, expérience des pièces et films musicaux, et familiarité avec le pirandellisme, à tel point que ce film concrétise un projet cinématographique personnel esquissé dès 1931 :

Un film avec cette idée que deux hommes nés le même jour ont la même destinée. Faire jouer les 2 hommes par le même acteur. Les femmes qu'il aime seront les mêmes – différence de milieu seulement. Les circonstances très différentes et semblables pourtant. L'un meurt un jour. Et l'autre pas. Mais sa vie est finie. C'est comme s'il était mort.

L'acteur qui doit dire en scène son amour à la femme qu'il aime. Et qui abîme son amour à force d'en faire des blagues314.

Ces notes permettent d'isoler un thème présent à la fois dans Domino, rédigé la même année, et dans Folies-Bergère. En fait, le jeu pirandellien sur les rôles et le double permet surtout à Achard de s'interroger – et de nous interroger – sur le discours amoureux : d'où naît- il, à partir du moment où son locuteur est double, où ni son identité, ni sa singularité ne sont plus assurées ? À qui s'adresse-t-il, quand la femme est-elle même dédoublée et que son milieu social, loin d'être anecdotique, participe de son identité ? Qu'est-ce qui distingue l'amour joué sur scène, ou du moins à destination d'un public participant de la fiction, de l'amour « véritable », si tant est que l'adjectif conserve sa pertinence – ou sa signification usuelle – dans un univers de représentation où les rôles sont interchangeables ?

Le dédoublement n'était pas absent dans Domino, puisque la mise en scène conçue par Lorette et Domino faisait écho à celle de la pièce elle-même. Mais peut-être le cinéma – et singulièrement le film musical – permet-il, par le rapprochement de dispositifs spectatoriels hétérogènes (le cinéma et la scène dramatique ou musicale), d'abord de distinguer avec la plus grande clarté ces dispositifs enchâssés, ensuite de susciter des échos renouvelés, et plus sensibles pour le spectateur. Cela expliquerait pourquoi Achard rejoint Pirandello dans son enthousiasme pour un genre cinématographique qui rend accessible pour un public élargi des jeux complexes sur le spectacle, le rôle, le double. Et donc l'amour.

314A

Le cinéaste qui aura le mieux su transposer ces jeux sur l'écran est peut-être Max Ophuls. Il met en scène Six personnages... au cours de la saison 1924-1925315, peu de temps après la

création de la version allemande par Max Reinhardt. Ce dernier aurait dû réaliser l'adaptation filmée de la pièce si Pirandello n'était décédé juste avant de signer son contrat d'acteur pour la Warner316. Ophuls rêva également de cette adaptation. En 1954, Achard rend compte d'une

discussion passionnée avec le cinéaste : « déjeuner très brillant […] redoutable épreuve dont je sors vainqueur grâce au théâtre allemand, à Max Reinhardt317 », qu'il aura pu découvrir au

cours de ses séjours berlinois. Un mois plus tard, le dramaturge assiste une nouvelle fois à une représentation de La Volupté de l'honneur318, alors qu'il est en train d'écrire Le Mal d'amour,

pièce qui propose à nouveau un récit enchâssé faisant écho au récit cadre. Le théâtre de Pirandello, le travail de Max Reinhardt et leur rencontre autour du projet d'adaptation de Six

personnages... peuvent faire l'objet de discussions entre les deux hommes qui entretiennent

une certaine familiarité avec les motifs pirandelliens et les enjeux de leur transposition cinématographique.

On en retrouve des échos dans les dispositifs narratifs de La Ronde ou Lola Montès ; et plus explicitement encore dans le scénario de Mam'zelle Nitouche élaboré par Max Ophuls, Jacques Natanson et Achard. Ce projet tirait parti de la thématique du double afin de rapprocher l'opérette populaire des préoccupations du théâtre et du cinéma d'avant-garde : Fernandel y sort dès le générique d'une « partition jaunie par l'âge » pour traverser le studio avant de rejoindre le premier décor du film, et de s'adresser au public pour énoncer le générique. Poursuivant sa course, l'acteur-personnage jette derrière lui le scénario froissé du film319, affirmant l'ambition métacinématographique d'un projet qui envisage les rapports du

film à son scénario, de l'acteur à sa persona... Acteur avant d'être personnage, Fernandel- Floridor se dédouble à nouveau au cours d'une séquence qui le fait chanter avec son double, Célestin, séquence conservée dans la médiocre version reprise par Yves Allégret : la folle ambition du projet effraya l'acteur et ses producteurs qui préférèrent remplacer Ophuls par un exécutant plus docile. Et moins féru de pirandellisme.

Madame de... continue une veine moins populaire et spectaculaire de l’œuvre

pirandellienne. Il ne s'agit plus de la métathéâtralité démonstrative empruntée par le cinéma hollywoodien ou par Ophuls dans ses autres films français des années cinquante, mais de la dialectique de la Vie et de la Forme, de l'humanité et du masque. C'est justement dans La

Volupté de l'honneur que l'auteur italien l'a explicitée pour la première fois. Baldovino

(modèle de Domino) – y déclare à l'amant d'Agata (modèle de Lorette) :

Voyez-vous, monsieur, nous nous construisons, inévitablement. Je m'explique. J'entre ici et je deviens immédiatement, en face de vous, celui que je dois être, celui que je peux être. Je me construis. C'est- à-dire que je me présente à vous sous une forme adaptée aux relations que je dois nouer avec vous. Et vous, qui me recevez, en faites autant de vous-même. Mais, au fond, à l'intérieur de nos constructions dressées ainsi l'une en face de l'autre, derrière les persiennes et les volets restent, bien cachées, nos pensées les plus secrètes, nos sentiments les plus intimes, tout ce que nous sommes

315A

SPER Helmut G., « "De la fosse du souffleur au micro de l’écran" : Max Ophuls et le théâtre », 1895, n°34-35,

2001, édition en ligne de l'article, p. 24.

316B

RANGÉ M., « Six personnages en quête d'auteur de Babelsberg à Hollywood », in ENGELIBERT Jean-Paul,

TRAN-GERVAT Yen-Maï, La Littérature dépliée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 449-459.

317A

CHARD M., agenda 1954, 28 janvier.

318

Ibid., date du 21 février.

pour nous-mêmes, en dehors des relations que nous voulons établir. Me suis-je bien fait comprendre320

?

La pièce de Pirandello, puis Domino qui s'en inspire mais aussi Madame de..., proposent une interrogation sur l'identité et la manière dont le rôle social peut lui fournir une colonne vertébrale ou, à l'inverse, la mettre en péril. Dans ces deux pièces comme dans le film, il s'agit de suivre l'éclosion de l'amour dans un univers régi par les rôles, les apparences. Et partant, de se demander comment l'équilibre entre l'amour, la construction sociale (la forme) et l'identité intime (la vie) peut se mettre en place – dans les pièces – ou vaciller : le parcours tragique du personnage interprété par Danielle Darrieux. Il est donc douteux que l'apport d'Achard à

Madame de... ait été périphérique ou accessoire : sa collaboration avec Ophuls pour deux

autres projets321 témoigne d'une proximité entre ces deux connaisseurs de l'univers

pirandellien, épigones dont les œuvres ne cessent d'explorer la relation amoureuse, ses impasses, ses illusions et le discours qui l'exprime. Tous deux sont constamment tentés par le lyrisme, et pourtant conscients de la crise du sujet : héritiers à la fois du romantisme et du pirandellisme, ils sont les peintres d'un amour en crise.