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Poétique critique : l'invention d'un style et d'un regard

3.1 Le temps du muet

3.1.2 La critique achardienne

3.1.2.1 Poétique critique : l'invention d'un style et d'un regard

Ces développements s’appuient sur une méthodologie et un lexique encore tâtonnants. Alors que les critiques dramatiques de Marcel Achard s'appuient sur sa solide culture littéraire pour évaluer la maîtrise du dramaturge (conduite de l'intrigue, art du dialogue...), il éprouve davantage de difficultés à identifier les spécificités du septième art. En témoigne le premier de ses articles consacrés au cinéma que nous avons pu identifier. Intitulé « Ni originaux, ni brillants », il est publié dans Bonsoir le 12 octobre 1919. Achard n'en signe que la seconde partie, consacrée entre autres à Max Linder :

658G

AUTHIER C., op. cit., p. 26.

659S

CIZE P., « Sur l' "Antoine déchaîné" de René Benjamin », Bonsoir, n° 937, lundi 12 septembre 1921, p. 3.

660Son dernier article, posthume, est publié le premier avril 1921. 661A

Max Linder est allé en Amérique. Il prend soin de nous en informer par le titre d'abord de son scénario et par diverses annonces parsemées dans le film. Le spectateur s'en serait d'ailleurs probablement aperçu sans qu'il fut nécessaire de l'en avertir. Les procédés de mise en scène, l'éclairage, la photographie, le principal interprète lui-même sont américanisés à outrance. Et c'est probablement regrettable.

Max Linder était, en effet, une personnalité très parisienne : une personnalité peut-être un peu bien conventionnelle et mondaine, mais représentative malgré tout d'une élégance de Paris662.

Ce premier essai annonce la vivacité et le mordant des critiques ultérieures, mais révèle aussi les difficultés rencontrées par le néophyte. Bien qu'il adopte le point de vue d'un spectateur averti, son argumentaire souffre d'imprécision. Il peine parfois à décrire les caractéristiques des films, difficulté que Karine Abadie identifie chez nombre de contemporains663 confrontés à un art nouveau requérant l'invention d'un style spécifique. Il

témoigne également d'une une tendance récurrente – elle aussi partagée par la plupart des journalistes des années vingt – à distinguer des antinomies, en liant au passage l'esthétique des films et la nationalité de leurs auteurs, non sans incohérences. Ainsi, la métamorphose d'une personnalité « conventionnelle et mondaine » semble ne devoir être déplorée que dans la mesure où cette convention était représentative d'une élégance éminemment parisienne. Son discours critique, encore en construction, cherche ses marques.

Le film demeure compris comme un ensemble composite dont doit être évalué chacun des aspects, la ligne directrice susceptible de les rassembler étant rarement prise en compte. Au sujet de La Croisade (1920) de René Le Somptier, Achard célèbre ainsi « une orgie de lumière, une richesse de détails, une mise en scène impeccable, une photographie nette et claire, une débauche de petits coins pittoresques ou poétiques, une interprétation hors de pair, un scénario attachant et vraisemblable » puis « la délicatesse de certaines émotions, le charme des paysages, l'éclairage des premiers plans dont chacun semble la photographie d'un Renoir, la mise en scène surtout qui est un chef d’œuvre664. » Même si la célébration de la mise en

scène couronne le dithyrambe, ses caractéristiques ne sont pas précisées. L'énumération d'adjectifs mélioratifs tient lieu d'analyse, d'autant qu'« on ne peut raconter un scénario sans trahir l'auteur ». Ou bien, s'il rend compte de la fascination exercée par une actrice, Achard propose une évocation plus convaincante comme objet poétique que comme compréhension de la construction du personnage par le metteur et son interprète : « Il y a dans les yeux d'Eve Francis [dans El Dorado] de continuels départs, d'épiques et merveilleuses randonnées. On ne sait jamais vers quelle mer ses regards vont, ni vers quel ciel. Et c'est parce qu'il semble toujours manquer quelque chose d'elle que le mystère naît665. » Les spécificités de l'acteur de

cinéma sont envisagées, et se retrouveront dans des critiques ultérieures : l'importance du regard, le pouvoir de suggestion d'une apparente neutralité d'expression grâce à laquelle « même lorsque [Charles Boyer] est impassible, de singulières dualités semblent se battre en lui666 »... Mais la méthodologie permettant de mieux les cerner fait encore défaut.

Conscients de cet écueil, les journalistes de Bonsoir dédient des articles spécifiques au

662A

CHARD M., « Ni beaux, ni brillants », Bonsoir, n°272, 12 octobre 1919, p. 3.

663A

BADIE K., op. cit., p. 197-217.

664A

CHARD M., « La Croisade », Bonsoir, n°393, 28 février 1920, p. 3.

665Id., quatrième partie de l'article consacré à El Dorado, Bonsoir, n°887, 9 juillet 1921, p. 3. 666Id., « Charles Boyer », Bonsoir, n°1323, mardi 19 septembre 1922, p. 3.

lexique cinématographique : articles généralistes667, ou bien consacrés à des termes qu'il faut

définir ou évaluer, en particulier quand ils se rapportent à l'art nouveau de la réalisation (« cinéastes668 », « superviser669 »). Répondant, dans ce dernier article, à Vuillermoz qui

jugeait le terme inadéquat car ridiculement superlatif, L'Herbier entend ainsi « défendre d'un point de vue professionnel le verbe "superviser" et la fonction qu'il représente » car « "surveiller la répétition de sa symphonie", "surveiller" [est un] travail nécessaire ». En bref, attribuer un nom à une fonction – ici celle du réalisateur – revient à lui assigner une position hiérarchique et une autorité. L'illustrera en 1922 le vif débat opposant Canudo à Delluc : le premier veut imposer le terme « écraniste », auquel le second préfère celui de « cinéaste », qui dénote davantage son pouvoir créateur670. Dans les premières critiques achardiennes, le flou

lexical comme la fréquente absence de toute référence au metteur en scène sont peut-être guidés par une prudente réserve, autant que par l'inadéquation du vocabulaire disponible.

Il contourne cette provisoire insuffisance en empruntant des expressions à d'autres arts, particulièrement aux arts plastiques quand il décrit une photographie évoquant Renoir ou « une eau forte671 », jouant habilement avec les « clairs-obscurs672 ». L'analogie n'est pas

nouvelle : Laurent Guido en signale la récurrence dans les textes théoriques de cette période673. Elle se retrouve chez Pierre Scize louant L'Herbier d'avoir su, avec El Dorado,

rejoindre « les fresques d'Ince, les eaux fortes de Griffith et les aquarelles de la Swenska674 ».

Cela confirme le manque d'expressions spécifiques, et la recherche de légitimation grâce au rapprochement avec des arts jugés plus nobles car plus anciens. Par contre, nous verrons que le rapprochement avec le théâtre paraît plus problématique.

Ceci étant, une qualité se manifeste déjà chez le critique, même si Achard ne dédaigne pas toujours la polémique : son sens de la nuance, de la mesure, et de la diplomatie, d'autant plus sensible si l'on compare son style à celui d'Henri Jeanson, qui publie à la même époque des textes virulents675. Ce sens de la nuance se retrouve à la même époque chez Alfred Savoir,

dramaturge et critique qui a pu servir de repère au jeune Achard. En janvier 1921, ce dernier rend compte pour Le Peuple de la première de La Huitième Femme de Barbe-Bleue, pièce de Savoir que Lubitsch adaptera en 1938. Son éloge distingue en préambule des qualités qui se retrouveront aussi bien dans le théâtre archardien : « C'est un conte. C'est aussi une comédie. C'est encore un caractère. C'est enfin et c'est surtout un trait d'esprit676. » Donc un théâtre du

brillant verbal, avant toute chose. À la fin de cette même année, il publie dans la revue mensuelle Choses de théâtre un portrait de Savoir développé sur cinq pages. Il y rappelle leur première rencontre au sein de L’Œuvre, avant de souligner une dualité qui institue l'auteur de la Huitième Femme... comme un précurseur et un modèle : spirituel et éminemment parisien,

667N

ARDY Auguste, « Le Vocabulaire du cinéma et les cinémathèques », Bonsoir, n°1100, 7 février 1922, p. 3.

668S

CIZE P., « 'Cinéastes' par Louis Delluc », Bonsoir, n°1308, 4 septembre 1922, p. 3.

669L'H

ERBIER Marcel, « La querelle des superlatifs - défense du verbe "superviser" », Bonsoir, n°1605, 29 juin

1923, p. 3.

670G

AUTHIER C., op. cit., p. 81.

671A

CHARD M., « Les Proscrits », Bonsoir, n°939, 30 août 1921, p. 3.

672Id., à propos de Fauve de la sierra, Bonsoir, n°770, 13 mars 1921, p. 3 ; « La Fille des chiffonniers », Le

Courrier cinématographique, n°31, 30 juillet 1921.

673G

UIDO Laurent, L'âge du rythme : cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des

années 1910-1930, Lausanne, Éditions Payot Lausanne, coll. « Cinéma », 2007, p. 126.

674S

CIZE P., préambule de l'article consacré à El Dorado, Bonsoir, n°887, 9 juillet 1921, p. 3.

675J

EANSON considère par exemple que « Ruy Blas est une pièce médiocre : l'action est grotesque et les vers sont

généralement ridicules. C'est un mélo à effet, un mélo pour mauvais acteurs. C'est pourquoi la Comédie- Française l'a monopolisé. » : « Réflexions d'un cochon de payant », Bonsoir, n°532, 18 juillet 1920, p. 3.

676A

CHARD M., « A la Potinière : La huitième femme de Barbe-Bleue, de M. Alfred Savoir », Le Peuple, n°14, 11

mais aussi romantique et slave, auteur d'avant-garde puis de comédies sophistiquées, le dramaturge cisèle des mots d'esprit sans se confondre avec le critique qui « n'est pas de ceux qui 'éreintent' une pièce pour faire un bon mot. Il analyse son plaisir ou sa déception, avec une acuité redoutable, en homme de théâtre, en dilettante et – qui mieux est – en spectateur677. »

Achard connaît d'autant mieux Savoir que tous deux suivent alors, en compagnie de Jeanson, l'actualité dramatique pour Bonsoir. C'est à ce titre que Savoir pourra, à son tour, saluer le premier grand succès théâtral de son jeune confrère678.

Achard va retenir la leçon en ne confondant pas les écritures dramatique et critique, même s'il ne résiste pas toujours au plaisir de pointer les défaillances d'un cinéaste ou d'un acteur par un trait soigneusement ajusté. Le contraste se retrouvera dans les dialogues écrits pour le cinéma par Jeanson et Achard. Le premier privilégie une ironie dévastatrice, parfois systématique, quand l'ironie achardienne sait se teinter de mélancolie ou d'amertume douce- amère. Leur conception du dialogue, et du cinéma de manière générale, n'est pas rigoureusement identique. Avant la survenue du parlant, elle prend déjà forme à l'époque du muet.