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2.2 Jeux de construction

2.2.5 Les structures hybrides

Nous avons déjà évoqué quelques pièces dont la structure manifeste l'influence du cinéma : flash-back représenté de La Femme en blanc, succession parallèle des tableaux (Le Corsaire) ou alternée des portions de l'espace (La P'tite Lili). Ces propositions hybrides adviennent dans un contexte où le cinéma et le théâtre nourrissent des rapports complexes, entre influences et concurrence. L'utopie d'un art synthétique, théorisée dès 1905 par E.G. Craig pour le théâtre, en 1922 par Ricciotto Canudo pour le cinéma, prétend dépasser ces relations antinomiques, en postulant que le théâtre ou le cinéma puisse phagocyter son concurrent – en même temps que les autres arts.

La collaboration entre Achard et Dullin offre l'opportunité de précoces rapprochements entre les arts. En 1925, Achard adapte à la demande de son metteur en scène La Femme

silencieuse, à partir de l'auteur élisabéthain Ben Jonson. Sa correspondance avec le

494F

AVIER M., SOUCHARD M., « Multiplicités du XXe siècle », in VIALA A., op. cit., p. 450.

495A

CHARD M., Colinette, in Théâtre de Marcel Achard, tome II, Voulez-vous jouer avec Moâ – Jean de la Lune –

Colinette, Paris, Gallimard, NRF, 1943, p. 175.

496Id., Jean de la Lune, p. 59. 497Id., Le Moulin de la galette, p. 9.

décorateur, Jean Hugo, confirme que le dramaturge, le metteur en scène et les responsables de la scénographie ont collaboré étroitement. Tout en félicitant Achard d'avoir proposé une adaptation «plus scénique que l'originale », Hugo modifie les couleurs du décor en fonction de l'évolution du texte. Ainsi, l'appartement de Morose devient vert sombre, « de sorte que les costumes clairs des visiteurs y auront l'éclat des trompettes498 ». Le contraste visuel annonce la

« danse endiablée499 », accompagnée par des musiciens, qui conclut le troisième acte en

rompant le silence régnant chez le vieux misanthrope. La musique de Georges Auric ponctue chaque fin de scène. La pièce attire l'attention de Jean Grémillon. Il y voit une « synthèse des facteurs intervenant dans la constitution d'un théâtre complet : décor, adaptation, mise en scène, interprétation, musique, danses, acrobaties, plastique500... » Notamment parce qu'il

apprécie cette ambition, le cinéaste accepte deux ans plus tard de réaliser son premier long métrage de fiction, Maldonne, produit et interprété par Dullin. L'acteur y est parfois filmé dans l'obscurité, grâce à un usage précurseur de la pellicule panchromatique exploitant le clair-obscur. Des critiques s'agacent de cet effacement ponctuel de l'acteur principal, de même que Jeanson dénoncera la manière dont les dialogues d'Achard pourront être rejetés à l'arrière- plan dans L’Étrange Monsieur Victor. La rencontre des arts se situe sur un terrain conflictuel, et institue ce conflit en esthétique.

L'intérêt de Dullin pour le cinéma est ancien. Des quatre membres du cartel, il est celui qui a le plus clairement et le plus tôt manifesté sa fascination par le cinéma501. Dès 1911, il

participa au tournage d'un film de Louis Feuillade, et il rêva de mener une carrière d'acteur à Hollywood. Celle-ci ne démarrera vraiment qu'à partir de 1919, d'abord chez Léon Poirier, puis chez Raymond Bernard pour trois films, dont Le Joueur d'échecs (1927) adapté du roman d'Henry Dupuy-Mazuel.

Alors qu'il tourne ce film, Dullin convainc Achard de rédiger une adaptation dramatique du même roman. Le tournage se déroule de mars à octobre 1926502, tandis que l'écriture de la

pièce débute au cours de l'été 1926503. La première du film a lieu le 6 janvier 1927 ; celle de la

pièce le 6 avril 1927. Les deux projets progressent donc simultanément, même si l'adaptation cinématographique précède de quelques mois l'adaptation dramatique. La genèse de la pièce apparaît en tout cas singulière, et révélatrice : elle constitue un cas d'école témoignant des rapports d'émulation entretenus entre le cinéma et le théâtre. Achard sait, en écrivant la pièce, qu'elle sera inévitablement comparée au film, construit à partir d'une même intrigue, autour d'un même couple d'interprètes (Charles et Marcelle Dullin, qui joue le rôle de Catherine II). De plus, la presse évoque l'ambition du film, tourné entre la Pologne et la France avec un budget digne des superproductions américaines504 : les nombreux décors sont fastueux et la

figuration très abondante. Mille-cinq-cents cavaliers prêtés par les autorités polonaises participent à la scène de bataille. Avec ses nombreuses séquences dansées et musicales, accompagnées de manière synchrone par la musique d'Henri Rabaud, le film se rapproche des tentatives contemporaines d'Abel Gance en convoquant les arts dramatique, visuel et musical,

498H

UGO Jean, lettre envoyée à M. Achard, datée du 18 août 1825, BnF, fonds Achard.

499A

CHARD M., La Femme silencieuse [d'après Ben Jonson], in Je ne vous aime pas - La Femme silencieuse,

Paris, Gallimard, NRF, 1925, p. 215.

500B

ONNEAU Jacques, « Les étapes d'une carrière », Cinéma 81, n° spécial sur Jean Grémillon, n°275, octobre

1981, p. 14.

501C

HRISTOUT Marie-Françoise, « Les metteurs en scène du Cartel et Jacques Copeau, interprètes d'une

exigence », in TOULET E. (sld.), Le Cinéma au rendez-vous des arts, France, années 20 et 30, Paris, BnF, 1995, p.

172-177.

502B

ERTOLA Agnès, PHILIPPE Pierre, Le muet, 1895-1929, livret accompagnant le coffret Gaumont, n°1, 1895-

1929, p. 255.

503L

ORCEY J., op. cit., p. 101.

« Shakespeare, Rembrandt et Beethoven505 ». Le roman adapté invite à cette synthèse : le bal

masqué final superpose le drame et la musique mozartienne, tandis que le ballet semble « être sorti, vivant et animé, de la palette de Watteau 506», référence picturale reprise plusieurs fois.

Qui plus est, le prologue du roman, absent de la pièce comme du film, oppose deux versions concurrentes du récit qui va être proposé : le premier narrateur, contemporain, vient de rédiger une adaptation romanesque de l'histoire du joueur d'échec. Or, celle-ci est rejetée par son principal protagoniste, le baron de Kempelen lui-même. Toujours vivant en 1926, grâce à l’élixir de vie éternelle procuré par Cagliostro, le baron – semblable en cela aux personnages pirandelliens révoltés contre leur auteur – déplore la platitude du récit : il manque de fantaisie, et de picturalité alors que son lecteur attendait « une peinture saisissante507 » digne du

Canaletto. Il confie alors au premier narrateur ses mémoires, qui vont constituer un récit enchâssé, c'est-à dire une variation censée être à la fois plus véridique et pittoresque à partir du même argument. L'émulation, alimentée par la structure même de l'hypotexte, se développe donc sur deux fronts : l'ambition spectaculaire, l'utopie synthétique.

Par ailleurs, la pièce permet à Dullin de mettre en application une réflexion sur le cinéma, le théâtre et l'acteur développée un an auparavant dans un article publié dans le premier volume de la revue L'Art cinématographique et intitulé « L'émotion humaine ». Il y affirme la nécessité de renouveler l'art théâtral menacé par un cinéma qui « sera le grand témoin de notre époque tourmentée508 » et qui « s'enrichit tous les jours de trouvailles nouvelles, alors que par

la faute d'un public, qu'on a voulu flatter jusqu'aux pires bassesses, le théâtre s'appauvrit509 ».

Et si les acteurs de théâtre se révèlent si régulièrement exécrables devant les caméras, c'est « parce que le jeu au théâtre, a besoin du grossissement et le jeu, au cinéma, a besoin d'une vie intérieure510 ». En effet, « l'objectif voit tout. Il ennoblit ou il dépouille, car il met en valeur

aussi bien les tares que les qualités d'un interprète511. » À partir de ce constat d'un

appauvrissement du genre théâtral et d'une différence de nature entre l'interprétation au théâtre et au cinéma, le metteur en scène émet des propositions : le théâtre doit se distinguer du « roman dialogué » en développant ses aspects spectaculaires512, comme en a déjà fait la

démonstration le troisième acte de La Femme silencieuse ; puis, il peut se renouveler en s'inspirant du cinéma car Dullin ne fait pas partie de « ceux qui croient par principe que le cinéma et le théâtre sont deux frères ennemis513. » L'acteur, et particulièrement son visage,

sont au centre de cette réflexion sur la rencontre des deux arts. À l'occasion de la sortie du

Jeanne d'Arc de Dreyer, Dullin exprime son admiration en ces termes : « Nous avons tous été

bouleversés par certains visages, nous avons senti le poids d'une vraie larme514. »

Le Joueur d'échecs va permettre au metteur en scène et à son dramaturge d'illustrer ces

ambitions théoriques, de manière plus spectaculaire et diversifiée que dans La Femme

silencieuse dont sont repris certains partis-pris. Six tableaux se succèdent, en rassemblant une

importante figuration pour évoquer une place publique (I, 2) ou la cour de Catherine II, à

505G

ANCE Abel, L'Art cinématographique (1927), repris dans : JEANCOLAS J.-P., Histoire du cinéma français, p.

31.

506D

UPUY-MAZUEL Henry, Le Joueur d'échecs, Paris, Albin Michel, 1926, p. 283.

507

Ibid., p. 11.

508D

ULLIN C., « L’Émotion humaine », in L'Art cinématographique, volume I, Paris, Librairie Félix Alcan, 1926,

p. 58. 509 Ibid., p. 70. 510Ibid., p. 65. 511 Ibid. p. 68. 512Ibid., p. 59. 513 Ibid., p. 71. 514Repris par J.-M. C

partir de l'acte II. La musique de scène, toujours signée Auric, balaye un grand nombre de registres : imitative quand elle évoque la neige projetée par l'attelage de Serge Oblomoff (I, 1), foraine (I, 2), lascive (II, 1) ou dramatique (II, 2), elle peut aussi prendre une dimension opératique. Le baron de Kempelen évoque alors, de manière parodique, le Commandeur du

Don Giovanni de Mozart515 :

Kempelen, L'Italien.

(Kempelen reste seul. Musique de scène douce et mystérieuse.)

Kempelen, (sur la musique). - Giovanni ! L'Italien (apparaissant). - Voilà516.

La musique est toujours étroitement liée à l'action qu'elle accompagne, ou suscite pour les séquences dansées : le premier tableau de l'acte II s'achève sur un interlude-ballet sans que l'intrigue s'interrompe517 ; un bal masqué se déroule à la fin du dernier acte, rendant

vraisemblable – comme dans le roman puis le film – la tentative d'évasion de Boleslas, dont le visage est dissimulé par un domino. La pièce fourmille d'inventions musicales. Certaines annoncent les innovations lubitschiennes des débuts du parlant : ainsi de la musique de fosse se révélant in fine diégétique (II, 1)518.

Au delà de l'alliance du théâtre, des arts forains, de la danse et de la musique, la pièce innove par la diversité des emprunts à l'esthétique cinématographique, d'autant qu'elle se trouve mise en concurrence – à la demande de son metteur en scène et principal interprète – avec le film produit la même année. Deux passages sont de ce point de vue particulièrement intéressants : le deuxième tableau de l'acte II pour l'utilisation de projections cinématographiques, et l'acte III dont les deux tableaux adoptent deux points de vue différents sur un même espace.

Les premières projections filmées sont exploitées au théâtre dès la fin du XIXe siècle519.

Celles utilisées, en 1926, pour les créations françaises de deux pièces de Pirandello – Chacun

sa vérité et Comme ci ou comme ça/On ne sait jamais tout – sont des adjonctions des metteurs

en scène, respectivement Dullin et Pitoëff. Il faudra attendre 1928 pour que le dramaturge italien intègre une projection dès l'écriture, avec Ce soir on improvise. C'est pourquoi la séquence filmée du Joueur d'échecs, précisément décrite par le texte et conçue comme un film expérimental se substituant à l'action scénique, a fait date dans l'histoire des relations intermédiales, en particulier pour son usage novateur des gros plans projetés sur un plateau plongé dans l'obscurité520. Elle est intégrée à un passage particulièrement dramatique, absent

de l'adaptation cinématographique qui interrompt la partie d'échec dès qu'est dévoilée la tricherie de l'impératrice. Dans la pièce, la partie reprend, jusqu'à la défaite de Catherine II face à l'automate. Fabriqué par le baron de Kempelen, celui-ci dissimule Boleslas, révolutionnaire polonais. À ce moment précis, comme dans le roman521, la Tsarine reçoit une

lettre venue de Pologne ; Kempelen devine qu'elle concerne le mouvement révolutionnaire qu'il soutient :

515Dans le roman (p. 283), La Flûte enchantée est jouée pendant le bal masqué final. 516A

CHARD M., Le Joueur d'échecs, texte dactylographié, BnF, fonds Achard, 4-COL-101 (8,1), acte I, p. 11.

517Ibid., acte II, p. 27-30. 518

Ibid., acte II, p. 16-17.

519K

ONIGSON É., « Au théâtre du cinématographe, remarques sur le développement et l'implantation des lieux de

spectacle à Paris vers 1914 », in AMIARD-CHEVREL, C. (sld.), op. cit., p.38.

520A

MIARD-CHEVREL C. (sld.), op. cit., p. 235.

521D

Catherine, à la Folle.

Mes yeux ! Donne-moi mes yeux que je lise vite cette lettre.

(La Folle tire de son aumônière les lunettes qu'elle donne à Catherine, qui lit alors. Silence.) Obscurité.

Essai de cinémathéâtre.

Le visage angoissé de Kempelen. La lettre.

Le visage de Kempelen. La lettre.

Catherine. L'automate.

La main crispée de Kempelen.

La lettre. Et dans un rythme s'accélérant, la lettre, le visage [de] Kempelen, la lettre, le visage de Kempelen. Tandis que la voix des inquiétudes de Kempelen dans un rythme croissant et un crescendo désespérés soutenus par l'orchestre, répètent [sic] : la lettre, la lettre... la lettre ...la lettre (et

brusquement silence. Obscurité. Plein feu.)

(Catherine lit toujours. Visage angoissé de Kempelen)522

Le rapprochement avec l'adaptation de Raymond Bernard s'impose. Dans de nombreuses séquences du film, les plans subjectifs, les surimpressions et les gros plans donnent accès à l'intériorité des personnages. Ainsi de la séquence, remarquablement inventive, au cours de laquelle Sophie détourne les yeux de la bataille sanglante qui se déroule devant le château pour jouer du piano, jusqu'à ce qu'apparaisse en surimpression au dessus du clavier la « bataille bien plus belle et bien plus heureuse523 » qu'elle imagine. Ou de l'agonie du

personnage joué par Dullin, qui voit sa vision se brouiller puis surgir le spectre de la mort. Les deux projets tirent parti de l'expressivité du gros plan, en particulier des gros plans de visage qui fascinaient Dullin par leur capacité à mettre à nu le sujet filmé.

À côté de ces séquences illustrant la capacité d'invention du cinéma à la fin du muet, l'« essai de cinémathéâtre » paraît archaïque, par son montage essentiellement binaire, rapprochant systématiquement le visage de Kempelen et la lettre. Archaïsme peut-être voulu : il amplifie deux détails déjà mis en valeur par le texte et la scénographie, continuant le théâtre sans manifester avec trop d'éclat la puissance de son concurrent, le cinéma. Avec prudence, le dramaturge fait intervenir son « cinémathéâtre » au cours d'un passage que l'adaptation cinématographique n'avait pas retenu. De plus, l'association des images et de la voix évoluant sur un rythme synchrone ne paraît alors possible qu'au théâtre : les premières tentatives de cinéma parlant n'en sont qu'à leurs balbutiements524. Si le film exploite une musique

522A

CHARD M., Le Joueur d'échecs, acte II, p. 37-38.

523Intertitre du film de Raymond B

ERNARD, Le Joueur d'échecs, Gaumont, 2015, à partir de 00.52.39.

diégétique ou imitative à plusieurs reprises, il ne peut donner à entendre la voix des interprètes. Afin de ne pas souligner ce mutisme, Bernard limite drastiquement les intertitres discursifs : la plupart ont un rôle informatif et synthétique, sur le modèle de la narration omnisciente romanesque. Si bien que le « cinémathéâtre » achardien ressortit au cinéma par le montage et le gros plan, au théâtre par la voix. L'irruption du cinéma sonore va bouleverser cette fragile partition.

Par ailleurs, l'essai, projeté dans l'obscurité, demeure une parenthèse isolée, un collage hétérogène, comme Entr'acte, réalisé par René Clair en 1924 afin de servir de prologue puis d'intermède au ballet Relâche, et dans lequel Achard fait de la figuration525.

De prime abord moins spectaculaire que l'insertion d'une séquence filmée, l'organisation du dernier acte ouvre la voie à une véritable fusion entre les deux arts. L'acte III propose des transitions qui évoquent le montage cinématographique, tout en tirant parti de l'espace scénique. Première idée : à la fin du premier tableau, les quatre révolutionnaires (Kempelen, Wanda, Sophie, Lebedeff) tentent de sauver Bodeslas, prisonnier de l'automate dont l'impératrice a ordonné l'exécution ; ils tournent le dos au public, en faisant face à l'automate ; le rideau tombe, sans entracte ; quand il se relève au début du second tableau, les quatre protagonistes occupent la même position mais « l'un d'entre eux se retourne. C'est Boleslas526 » qui a pris la place de Kempelen, et vice-versa. L'effet constitue une équivalence

à la substitution dite « par arrêt de caméra » utilisée par Méliès pour ses apparitions- disparitions ou transformations. Il a été exploité très tôt au théâtre puisque Jean-Pierre Sirois- Trahant identifie un changement à vue assez similaire dans une féérie-vaudeville de 1896527

contemporaine des premiers essais de Méliès – qui parvient même à se passer du rideau. Comme dans Patate, où il tombait sans rompre la continuité temporelle entre les actes II et III, le rideau offre le double avantage de souligner un moment de tension tout en ramenant l'effet d'inspiration cinématographique ou pré-cinématographique du côté du théâtre.

Seconde idée : le décor de l'acte III est divisé en deux espaces distincts. La salle du palais (premier décor) donne sur la cour (second décor), où doit être exécuté l'automate. Ils sont censés communiquer grâce à une baie vitrée : communication dramatique mais non scénique puisque cette baie est placée au fond du premier décor528, qui occupe la moitié droite de la

scène tandis que le second en occupe la moitié gauche. Afin d'exploiter l'alternance des espaces, « pendant qu'on joue dans un décor, l'autre est dans l'ombre absolue529. » Ce

dispositif impose un changement d'axe de perception entre les deux espaces, et donc des raccords : visuels grâce à la lumière lunaire qui baigne le second décor et traverse la baie vitrée dans le premier décor, sonores grâce aux sons off, censés venir de l'espace prochain. Ainsi, à la fin de l'acte III la troisième scène, située dans le premier décor, montre les rebelles polonais organisant leur évasion ; mais ils entendent soudain une décharge de fusils off. Le premier décor disparaît alors dans l'obscurité et le second, où se situe la scène 4, lui succède de manière fluide par un simple changement d'éclairage, équivalent théâtral du changement d'axe de prise de vue : « Le joueur d'échecs [dissimulant Kempelen], au fond, sur lequel on

525Il apparaît également dans un autre court métrage projeté par Orson Welles en guise de prélude à la pièce The

Unthinking Lobster (1950) : The Miracle of Saint Anne.

526A

CHARD M., Le Joueur d'échecs, acte III, p. 24.

527S

IROIS-TRAHANT Jean-Pierre., « Découpage mon beau souci. Réfractions de la lanterne magique et du théâtre

féerique », in ALEXANDRE-BERGUES Pascale, LALIBERTÉ Martin (sld.), Les Archives de la mise en scène :

spectacles populaires et culture médiatique 1870-1950, Villeneuve d'Ascq/Université de Lille, Presses

Universitaires du Septentrion, Coll. « Arts du spectacle – Images et sons », 2016, p. 202.

528Lors de la transition entre les deux tableaux, la didascalie précise que les personnages font face à la baie vitrée

et tournent le dos au public.

529A

vient de tirer. Le clair de lune d'hiver. Au premier plan, Catherine, Orloff, Sémenine, la Folle, la Princesse, des masques530. » Le coup de feu et le changement d'axe simultanés

accompagnent le renversement du rapport de force : cachée imaginairement dans l'ombre, au fond du premier décor, l'impératrice a déjoué la conspiration en avançant l'heure de l'exécution531. Elle gagne du même coup la partie d'échecs engagée contre Kempelen, en

dérogeant aux règles établies, comme elle avait déjà tenté de le faire, au cours de l'acte II, en trichant alors qu'elle affrontait l'automate-joueur d'échecs. Plus largement, le dispositif permet au dramaturge de pallier la fragilité de tout texte théâtral, dépendant du regard du metteur en scène puis du point de vue variable occupé par le spectateur. La structure de l'acte impose une organisation rigoureuse de la scénographie, confisquant une partie de ses prérogatives au metteur en scène532 : il est précisé que les figures de pouvoir occupent le « premier plan » au

début de la scène quatre, et c'est de leur point de vue qu'est désormais perçu l'automate fusillé. L'art giorgionesque de la multiplicité des points de vue se manifeste dans ce basculement d'un