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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.2. La diffusion de la norme dans le discours de Protagoras.

1.2.2 La vertu du châtiment.

Prendre à témoin la colère des individus pour mesurer la moralité de leur conduite peut paraître un argument peu convaincant. Le fait que la pitié renvoie nécessairement aux vices naturels alors que le θυμός s’applique sur relève de l’éducation ne prouve pas en effet la justesse de la réaction face à une situation donnée. On peut toujours accuser Protagoras de relativisme et de conformisme social. La pénologie de Protagoras est ainsi, comme l’a très bien montré T.J. Saunders, frappée d’ambiguïté32 : comment le

châtiment peut-il prétendre avoir une fonction éducative s’il procède d’un sentiment de colère qui est, lui, purement réactif ? La place centrale de la colère dans le discours de Protagoras n’est-elle pas précisément le signe que toute théorie pénale ne fait en réalité que promouvoir une norme rigide, indépendante de toute considération objective du Bien et de la vertu ? La réponse à ces deux questions dépend d’une juste interprétation du θυμός quant au rôle qu’il tient dans l’application du châtiment.

Le châtiment est clairement présenté par Protagoras comme une stratégie éducative plus que comme une sanction réactive et rétributive33 ; et cependant, l’argument de Protagoras n’est pas sans ambiguïté

concernant la place de l’émotion de colère dans le châtiment :

« Car si tu veux bien réfléchir (εἰ γὰρ ἐθέλεις ἐννοῆσαι) à l’effet que peut avoir le châtiment (τὸ κολάζειν τί ποτε δύναται) sur les hommes injustes, il t’enseignera de lui-même (αὐτό σε διδάξει) que les gens considèrent que la vertu peut s’acquérir (ὅτι οἵ γε ἄνθρωποι ἡγοῦνται παρασκευαστὸν εἶναι ἀρετήν). Personne, en effet, ne châtie un coupable en ne tenant compte, pour tout motif, que de la faute commise (πρὸς τούτῳ τὸν νοῦν ἔχων καὶ τούτου ἕνεκα, ὅτι ἠδίκησεν), à moins de s’abandonner, comme une bête sauvage, à la vengeance de manière totalement irrationnelle (μὴ ὥσπερ θηρίον ἀλογίστως τιμωρεῖται) ; celui qui entreprend de châtier rationnellement (ὁ δὲ μετὰ λόγου ἐπιχειρῶν κολάζειν) ne se venge pas d’une injustice passée – car ce qui est fait est fait –, mais il châtie en vue de l’avenir (ἀλλὰ τοῦ μέλλοντος χάριν), pour dissuader le coupable de commettre une nouvelle injustice (ἵνα μὴ αὖθις ἀδικήσῃ μήτε αὐτὸς οὗτος), ou quiconque aura assisté au châtiment (μήτε ἄλλος ὁ τοῦτον ἰδὼν κολασθέντα) ; et penser cela (καὶ τοιαύτην διάνοιαν ἔχων) revient à penser que la vertu peut s’enseigner (διανοεῖται παιδευτὴν εἶναι ἀρετήν), puisque c’est pour dissuader qu’il châtie (ἀποτροπῆς γοῦν ἕνεκα κολάζει). On peut donc attribuer cette opinion à tous ceux qui punissent, dans les affaires privées comme dans les affaires publiques (ταύτην οὖν τὴν δόξαν πάντες ἔχουσιν ὅσοιπερ τιμωροῦνται καὶ ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳ). Or, tous les hommes punissent et châtient (τιμωροῦνται δὲ καὶ κολάζονται) ceux qu’ils considèrent comme coupables (οὓς ἂν οἴωνται ἀδικεῖν), les Athéniens,

32 T.J. Saunders, « Protagoras and Plato on Punishment», loc. cit.

tes concitoyens, pas moins que les autres. »34

L’argument consiste en une description développée d’une action, celle d’infliger un châtiment ; et c’est la pensée qui accompagne cette action qui sert à justifier le bien-fondé de la norme et à l’enseigner. Seulement, les termes employés par Protagoras sont délibérément vagues, et appartiennent tantôt au champ lexical de la connaissance et du raisonnement réfléchi, tantôt à l’opinion, les deux finissant pour ainsi dire par se confondre.

Protagoras expose son argument comme auto-convaincant (αὐτό σε διδάξει), sur un mode « rationnel » (ἐννοῆσαι). L’argument consiste donc à développer les « raisons » (πρὸς τούτῳ τὸν νοῦν ἔχων ; [μὴ] ἀλογίστως ; μετὰ λόγου) pour lesquelles il convient de châtier un coupable. À ce titre, le châtiment se distingue très clairement de la vengeance brutale et violente : le châtiment ne se soucie pas du fait passé,

mais agit en vue de l’avenir, pour dissuader le coupable et les témoins de la punition. La thèse selon laquelle la vertu s’enseigne s’ensuit de ce raisonnement (« τοιαύτην διάνοιαν ἔχων » et le verbe « διανοεῖται » répondent ainsi à l’injonction logique de Protagoras en début de phrase : « εἰ γὰρ ἐθέλεις ἐννοῆσαι »). Or, le raisonnement est ambigu. La vertu s’enseignerait seulement si l’acte de châtier procédait d’une intention rationnelle, et seulement s’il avait un effet sur la connaissance du bien et du mal que possède le coupable et les témoins du châtiment35. Précisément, c’est ce que Protagoras se garde de défendre. Deux indices

permettent de le penser : tout d’abord le membre de phrase souligné « πρὸς τούτῳ τὸν νοῦν ἔχων καὶ τούτου

ἕνεκα, ὅτι ἠδίκησεν », que F. Ildefonse a raison de traduire par une restrictive : « en ne tenant compte, pour tout motif, que de la faute commise » indique que celui qui inflige le châtiment peut n’être pas

exclusivement guidé par une intention rationnelle, mais peut aussi être poussé par le ressentiment et le désir

de vengeance. Plus loin, Protagoras semble même contrevenir à la distinction opérée plus haut entre la vengeance et le châtiment, en disant : « Tous les hommes qui punissent et châtient (τιμωροῦνται δὲ καὶ

34Protagoras, 324a3-324c3.

35 T.J. Saunders, « Protagoras and Plato on Punishment», loc. cit. en particulier p. 131-133. L’auteur distingue deux

interprétations de la fonction du châtiment. L’une « faible » et qu’il formule comme suit : « One should punish to deter, for the sake of the future (without excluding the possibility of punishing for the sake of the past also)», et qui consiste à ne pas

exclure la possibilité de se venger d’un crime de manière spontanée. L’autre « forte» : « One should punish to deter, for the sake of the future only – i.e. not for the sake of the past at all.». La thèse de Saunders consiste à remarquer que « the proposition that one should punish to deter, for the sake of the future is acceptable both to the rational punisher and to the ordinary man ; but it is acceptable to the former in the strong sense and to the latter only in the weak.». Je suis ses conclusions, mais m’écarte de l’idée selon laquelle l’argument de Protagoras est une « flatterie rhétorique » (p. 132) de l’opinion populaire qui agirait en fait toujours irrationnellement, opinion populaire que Protagoras tente de détourner.

κολάζονται) », ce qui indique encore une fois que l’acte de châtier n’est pas nécessairement une entreprise rationnelle, même s’il a des effets sur les croyances et les conceptions des individus sur la justice et la vertu. Il faut donc distinguer deux niveaux de conception du châtiment chez Protagoras. Le premier, idéalement rationnel, s’adresse à Socrate comme un fait auto-convaincant, dans la mesure où il procède d’une pensée réfléchie sur le caractère disuasif du châtiment. Le second procède quant à lui d’une simple opinion. Le raisonnement sur la fonction du châtiment que doit produire le juge idéal n’implique jamais que tout un chacun le formule sur un mode raisonné36 : il suffit en réalité de prêter à tous la « même » opinion (ταύτην

οὖν τὴν δόξαν πάντες ἔχουσιν), alors même qu’ils ne font que se venger (ὅσοιπερ τιμωροῦνται). La vengeance publique (δημοσίᾳ) érigée en châtiment légal procèderait d’une « rationalisation » de la vengeance dans la sphère privée (ἰδίᾳ), qu’on pourrait penser chez Protagoras plus violente, plus brutale, et moins encline à devoir se justifier.

On peut interpréter l’argumentation de Protagoras sur le châtiment comme défectueuse, au sens où il ne considère que la fonction dissuasive du châtiment sans jamais insister sur sa fonction pédagogique, comme Platon le fait dans le Gorgias, la République ou les Lois37. On peut également reprocher à Protagoras

de justifier artificiellement une pénologie qui demeure en son fond violente et irrationnelle. Mais ces deux reproches reposent sur le présupposé selon lequel aucune émotion, et en particulier le θυμός, ne saurait donner naissance à une réaction « rationnelle ». Or, il semble justement que Protagoras ne veuille pas distinguer l’effet du châtiment selon un partage « rationnel-irrationnel » qui recouperait l’autre partage « connaissance-opinion ». L’émotion de colère pourrait bien être cultivée par la pénologie protagorienne, comme une garantie supplémentaire et efficace de l’application de la norme38.

36 C’est sans doute pour cette raison qu’on peut rapprocher la pénologie protagorienne d’une entreprise « utilitariste » et même

conséquentialiste de la justice. Pour une interprétation de la pénologie platonicienne (et protagorienne) avec des outils contemporains, voir Mackenzie, M.M., Plato on Punishment, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1981, et la

recension intéressante de C. Gill, « Platonic punishments : a discussion of M.M. Mackenzie, Plato on Punishment », Oxford Studies in Ancient Philosophy, I, 1983, p. 211-216.

37 C’est l’hypothèse que retient T.J. Saunders, et qui me semble devoir être nuancée.

38 Je souscris à l’analyse de C.C.W. Taylor, qui dans son commentaire affirme que « Protagoras makes no distinction between a

purely coercive function of punishment, i.e. that of deterring the potential wrongdoer from what he nevertheless remains

inclined to do, and an educative function, i.e. that of so conditioning him against wrongdoing that he loses the inclination for it.

(…) In thinking of the role of punishment in the bringing up of children it is difficult to separate these two functions in practice, since most acts of punishment are aimed at both short-term deterrence and long-term conditioning» (p. 95). En refusant ainsi l’hypothèse de M.-M. Mackenzie qui pense devoir distinguer radicalement deux niveaux de justifications du châtiment, selon la rétribution et selon l’intention, Taylor saisit mieux le caractère complexe de la pénologie protagorienne.

Tout porte à croire en premier lieu que Protagoras rejoint la tradition selon laquelle un châtiment juste ne saurait procéder d’une « passion » irrationnelle, la colère. On l’a vu, le θυμός constitue par exemple chez Hérodote et Thucydide un véritable danger lorsqu’il préside au jugement et à la décision d’une sanction39. Le châtiment ne doit pas être comparé à la pure vengeance, réponse brutale et bestiale à

l’injustice en commettant une autre injustice. Protagoras condamne ainsi la spontanéité du châtiment mû par une émotion blâmable dans l’expression « ὅστις μὴ ὥσπερ θηρίον ἀλογίστως τιμωρεῖται » (324b1)40.

Néanmoins, il semble que l’émotion de colère ne soit pas condamnée dans son ensemble. Le châtiment doit être exemplaire ; cela signifie que pour être efficace, le châtiment doit inspirer la crainte d’un mal futur aussi bien chez celui qui a commis l’injustice, que chez celui, et c’est le plus important, qui est « témoin de ce châtiment » (ὁ τοῦτον ἰδὼν κολασθέντα). Il s’agit bien là d’une stratégie (μετὰ λόγου) qui tient compte des émotions du coupable d’une part, et de celles des témoins d’autre part. Protagoras ne cesse donc de répéter que l’intention de la correction (τοιαύτην διάνοιαν ἔχων), celle de la dissuasion de commettre l’injustice (ἀποτροπῆς), est une partie intégrante de l’éducation (παιδευτὴν εἶναι ἀρετήν). La suite du discours de Protagoras confirme le caractère édifiant du châtiment à l’égard de la communauté. Car Protagoras ne semble pas croire que la peine elle-même contienne quelque chose de bon : elle n’a de fonction que terrifiante. Ceux que la terreur d’une peine future n’atteint pas sont tout simplement considérés comme incurables, et devant être mis à mort comme le mythe l’indiquait. C’est ce que la gradation dans la description de la gravité des peines exprime :

« (…) faute d’un enseignement et d’une pratique assidue de la vertu, la mort ou l’exil comme châtiment (θάνατος (…) καὶ φυγαὶ), et outre la mort, la confiscation de leurs biens (καὶ πρὸς τῷ θανάτῳ χρημάτων τε δημεύσεις), et, pour le dire en un mot, la destruction de leur famille (τῶν οἴκων ἀνατροπαί) (…). »41

Dans cet extrait, le premier degré de châtiment pénal est la mort ou l’exil, et le second, qui vient comme « en surplus » (καὶ πρὸς τῷ θανάτῳ), la confiscation des biens et la destruction des biens familiaux. On

39Supra, p. 66 sq.

40 Il faut remarquer en anticipant sur la suite de la démonstration la similitude de l’expression employée par Protagoras et celle

employée par Socrate dans la République en 441c2 à propos du θυμός justement : τῷ ἀλογίστως θυμουμένῳ, « ce qui est emporté

irrationnellement par le cœur » alors même que venaient d’être mentionnés les bêtes sauvages en 441b2-3 : ἔτι δὲ ἐν τοῖς θηρίοις ἄν τις ἴδοι ὃ λέγεις, « et chez les bêtes aussi on peut remarquer ce que tu dis ».

peut s’étonner de la désinvolture de Protagoras à l’endroit de la cupidité des membres de la cité, qui devient dès lors le moteur de l’efficacité du système pénal. En réalité, il semble que Protagoras joue très finement sur deux plans, l’un archaïque, qui fait de l’αἰδώς le fondement du respect des lois, et l’autre, anthropologique cette fois, qui reconnaît qu’à défaut de véritable « respect », il existe la crainte et la terreur, associée à un désir naturel de l’homme pour les richesses et le plaisir. Protagoras édifie donc un système pénal qui, tout en gardant l’aspect archaïque du partage commun des valeurs morales, fait fond sur une nature humaine qui est celle de la πλεονεξία ; le châtiment suscite un certain nombre d’émotions où le sentiment de justice se mêle à une crainte « économique » du plaisir et de la peine.

Ainsi, le texte 324a3-324c3 cité plus haut n’est pas un argument qui consiste à démontrer le caractère « moral » de la peine, mais bien à justifier son emploi comme une stratégie de régulation des émotions vengeresses. Pour tous, le châtiment est lui-même un enseignement (αὐτό (…) διδάξει). Certes, cet

enseignement ne prétend pas éradiquer la « bestialité » et l’irrationalité de la vengeance, sentiment qui persiste dans toute forme de châtiment, mais il consiste à détourner l’émotion d’une vengeance immédiate

parce que toujours rivée à la faute commise, afin de l’utiliser stratégiquement comme garantie de la norme, dans un climat de surveillance réciproque. En d’autres termes, Protagoras espère avec sa pénologie produire par « homodoxie » (ταύτην οὖν τὴν δόξαν πάντες ἔχουσιν ὅσοιπερ τιμωροῦνται) une forme de communauté d’affection (ou « homopathie ») face au juste et à l’injuste, qui à son tour garantit l’effectivité de la norme.