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Peut-on mesurer la valeur morale de l’émotion ?

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Homère : une justice sensible.

1.2. La valeur morale des émotions chez Homère.

1.2.3 Peut-on mesurer la valeur morale de l’émotion ?

Une dernière objection concerne cette fois l’incapacité où l’on est de prêter à l’émotion dite morale une définition dont la mesure permettrait l’établissement d’une règle universelle. En d’autres termes, une émotion morale peut tantôt être adéquate, tantôt déplacée, en défaut ou en excès. Rejoignant les présupposés d’Adkins, cette objection touche au cœur la spécificité de la morale homérique. En effet l’Iliade et l’Odyssée mettent en scène des émotions morales en « crise » et non des prescriptions.

L’abondance des passages où la valeur est discutée relativement à la fin recherchée ou à l’émotion ressentie par l’agent montre que l’épopée ne prétend pas délivrer une éthique dont la mesure est définitivement fixée, un système de valeur univoque. C’est cette plurivocité justement qui selon Adkins achève de détruire toute « moralité ». Mais la conclusion d’Adkins pourrait être retournée en reconnaissant à la sensibilité morale, et en particulier aux émotions, la fonction d’assigner une valeur morale aux actions.

Tout d’abord, la connaissance des valeurs du bon et du mauvais n’est pas celle d’un système de représentation univoque et fixe ; cela signifie qu’on ne peut présumer de l’adéquation d’une émotion à une situation donnée. La sensibilité joue donc un rôle dans la reconnaissance de l’action belle ou laide, en ce qu’elle défie la particularité d’une situation qu’on voudrait subsumer sous un protocole universel, pour s’attacher à la singularité d’un contexte et d’un moment opportun. L’αἰδώς peut être déplacée comme requise, selon celui ou celle avec qui elle est aussi partagée mais aussi justifiée.

La conduite de Nausicaa dans l’Odyssée en est un exemple. Au chant VI, c’est par « αἰδώς », entendue

comme crainte de la rumeur publique, qu’elle refuse de se montrer avec Ulysse dans la cité afin d’éviter les sarcasmes des Phéaciens63. Cette réserve est moralement contestable, et est précisément contesté au chant

VII, lorsqu’Ulysse relate à Alcinoos son arrivée : il mentionne le respect dont Nausicaa lui a fait preuve en lui offrant vêtements et nourriture, mais Alcinoos reproche à sa fille de ne l’avoir pas conduit directement,

62 D.L. Cairns, Aidôs, The Psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greek Literature, op. cit., parvient aux mêmes

conclusions à propos de la supplication, p. 113 sq.

et sous son escorte. Ulysse est donc contraint de faire porter sur lui le sens de la honte que Nausicaa projette sur celui qu’elle espère être son époux64.

De la même manière, alors que les règles de l’hospitalité commandent le respect d’un mendiant qui peut toujours masquer la présence d’un dieu, tout change dans le contexte de la cour du palais d’Ulysse : l’αἰδώς n’est plus de mise, comme le rappelle Télémaque à son père déguisé en mendiant. La formule que Télémaque utilise, « réserve ne sied pas au mendiant »65, est une antiphrase pour déplorer la désertion des

valeurs de l’hospitalité et qui contraint Ulysse à mendier dans sa propre maison. L’αἰδώς est dénigrée chez les prétendants dont la sensibilité est suffisamment émoussée par la cupidité pour ne plus distinguer un Iros d’un Ulysse66.

Si les émotions morales comme l’αἰδώς sont constamment discutées relativement à leur pertinence dans telle ou telle situation, c’est parce que l’αἰδώς est justement un sentiment qui n’est pas mesuré et n’obéit pas à une mesure assignable. A.-G. Wersinger a montré de manière convaincante que l’émotion de l’αἰδώς sous- tendait une épistémologie fondée sur la singularité plutôt que la particularité, sur le καιρός plutôt que sur l’atemporalité de l’intention bonne, sur la grâce plutôt que sur l’exemplarité ; autant de termes donc qui défient une métrétique de l’action morale comprise comme « calcul »67. Achille apparaît de ce point de

vue comme le parangon de l’ambiguïté de l’émotion morale, puisque son attention à la τιμή, sa sensibilité à l’αἰδώς, défient à chaque fois les règles conventionnelles. La force avec laquelle Achille semble faire preuve d’ἀναιδεία à l’encontre d’Agamemnon peut s’inverser en une sensibilité accrue de justice, contre celle qu’il subit de la part du roi. Achille ne réclame jamais une compensation mais cherche au contraire une reconnaissance. En un autre sens encore, Achille peut bien être accusé de faire preuve d’ὕβρις et de cruauté lorsqu’il traîne le corps d’Hector68, comme le proclame Apollon devant l’assemblée des dieux (XXIV, 33-

54), mais c’est parce qu’il fait également la preuve de sa φιλία envers Patrocle, qui comme il le rappelle à

64Od. VI, 303-307.

65Ibid., XVII, 347 : « αἰδώς δ’οὐκ ἀγαθὴ κεχρημένῳ ἀνδρὶ παρεῖναι » « car réserve ne sied point aux gens dans la misère ».

Socrate détourne deux fois cette citation, comme on le verra plus loin. Voir à ce sujet A.-G. Wersinger, Platon et la dysharmonie,

p. 242-243.

66Od. XVII, 375-379, où Ulysse n’est désigné que par un τόνδε.

67 A.-G. Wersinger, Le Rôle des amphibologies dans les dialogues de Platon, Essai d’interprétation pré-philosophique de la différence,

Thèse de Doctorat, Atelier National de Reproduction des Thèses, Lille, 1992, voir en particulier p. 170-176. Pour l’αἰδώς comme fondement libre de l’éthique, à distinguer cependant d’une « économie du don » au sens où M. Mauss ou G. Bataille l’entendent, voir Platon et la dysharmonie, op. cit. p. 237-243.

Priam, outrepasse les règles de Zeus (XXIV, 570).

À l’occasion de ce rappel sur le rôle des émotions dans la reconnaissance et l’exercice de la justice, on a donc soutenu qu’il existe deux émotions fondamentales, la colère et la réserve, qui toutes deux ont leur siège dans le θυμός ; ces deux émotions signalent l’implication de l’individu dans une éthique dont l’honneur (τιμή) est le point focal. Il faut seulement se garder de réduire la τιμή à la dépendance du regard d’autrui. La τιμή est le fruit d’une interaction entre le « moi » et les « autres » : l’estime qu’on acquiert dépend bien de ce que l’on donne aux autres, mais cette générosité « obligée » n’est pas pure soumission à autrui, elle dépend aussi de l’attention que l’on se porte à soi-même. Aussi, ne pas se soucier de ce que l’on se doit à soi-même constitue un risque aussi grand de perdre sa τιμή que refuser à la communauté ce qu’on lui doit. L’honneur est une forme d’obligeance, à autrui, et à soi-même par l’intermédiaire autrui.