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La tranquillité de l’âme (εὐθυμία) chez Démocrite.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. Les mutations de l’idéologie épique.

3.2. La tranquillité de l’âme (εὐθυμία) chez Démocrite.

En dépit du caractère lacunaire et inauthentique de certains fragments éthiques de Démocrite, la question du θυμός semble ne pas avoir été étrangère à l’Abdéritain, non seulement parce qu’une des notions centrale de l’éthique démocritéenne est l’εὐθυμία124, la tranquillité de l’âme, mais aussi parce que des

émotions comme la colère, le plaisir, la honte, reçoivent un traitement particulier dans certaines maximes. Un tel jugement est bien évidemment sujet à caution d’autant que le terme θυμός n’apparaît que dans trois fragments dont le contenu a pour le moins été contaminé par des rémanences platoniciennes125. L’affinité

entre Démocrite et Socrate, à l’endroit d’une « philosophie morale », oblige à examiner de quelle manière la notion de θυμός a pu constituer un thème, non pas privilégié, mais bien présent de l’éthique démocritéenne.

On s’accorde généralement pour dire que l’éthique démocritéenne est, sinon une théorie du bonheur, du moins une série de maximes qui portent sur la manière de bien conduire son âme, relativement à des « passions » que sont les désirs (ὀρεξίς et ἐπιθυμία), mais aussi des sentiments comme la peur, l’audace, la honte, l’envie, la jalousie. Ce premier élément doctrinal apparaît ainsi dans des fragments qui donnent à l’exercice éthique l’aspect d’un ἀγῶν, d’un combat entre des forces psychiques distinctes, et dont le but est la maîtrise de l’une sur l’autre.

124 D’après le catalogue de Thrasylle, huit traités « éthiques » auraient été écrits par Démocrite, dont un ouvrage retient

particulièrement notre attention : le Περὶ εὐθυμίης. DK A 33.

125 Il s’agit des fragments DK B.34 où David mêle tripartition platonicienne et considérations psycho-physiques sur l’âme

comme microcosme, B. 236 qui reprend la première partie du fragment B. 85 d’Héraclite : « θυμῶι μάχεσθαι μὲν χαλεπόν· », et du fragment B. 298 qui mentionne θυμός au sens de colère, mais qui emploie également le substantif tardif τὸ θυμίκον, faisant également penser à une contamination platonicienne.

Un second aspect de l’éthique démocritéenne porte sur la fin de l’éthique, ou si l’on veut son achèvement. Elle réside dans l’εὐθυμία, la tranquillité de l’âme. Fruit de ce combat (ἀγῶν), elle est un équilibre dynamique de l’âme relativement aux plaisirs, aux affaires, aux lois126.

J’envisagerai le problème du θυμός dans l’éthique démocritéenne à partir de ces deux points de vue.

Tout d’abord, l’éthique s’adresse à l’âme, la ψυχή, non seulement dans son rapport au corps, mais aussi dans son rapport à elle-même127. Or, cette âme est soumise à des forces qui l’ébranlent, la mettent en

mouvement, de manière parfois excessive. Elle est donc le siège de « passions » au sens où son équilibre psychophysiologique est menacé par des affections diverses. Un passage du long fragment DK B 191 en donne un exemple :

« Les manques et les excès (ἐλλείποντα καὶ ὑπερβάλλοντα) vont fréquemment en empirant (μεταπίπτειν τε φιλεῖ) et produisent en l’âme (τῆι ψυχῆι) de grands bouleversements (μεγάλας κινήσιας) : les âmes que ces passages d’un extrême à l’autre ébranlent ne sont ni stables (εὐσταθέες) ni heureuses (εὔθυμοι). Donc, il faut appliquer sa réflexion au possible et se contenter de ce qu’on a, ne faire que peu de cas de ce qu’on désire et admire, et ne pas y arrêter sa réflexion. Il suffit de contempler la vie des malheureux et de considérer l’étendue de ce qu’ils endurent, pour que ce que tu as et ce dont tu disposes t’apparaisse relevé et enviable, et pour que tu n’aies plus à souffrir en ton âme à force de désirer toujours plus (ἐπιθυμέοντι συμβαίνηι κακοπαθεῖν τῆι ψυχῆι). Celui qui bée d’admiration (ὁ γὰρ θαυμάζων) devant les riches propriétaires que les autres hommes tiennent pour bienheureux, et en est obsédé constamment, connaît la nécessité d’imaginer sans cesse de nouveaux expédients et de se lancer, pour répondre à ses désirs, dans des affaires louches que les lois interdisent. (…)Si tu t’en tiens à ces réflexions, tu vivras plus heureusement (εὐθυμότερόν), et ta vie sera à l’abri de bien des tracas que font naître l’envie, la jalousie et le ressentiment (φθόνον καὶ ζῆλον καὶ δυσμενίην). »

Les « passions » de l’âme sont donc comprises comme des « mouvements » et dont l’excès produit, psychophysiologiquement, un amoindrissement de l’εὐθυμία. Les émotions comme l’admiration (θαυμαζεῖν), l’envie, la jalousie et le ressentiment (φθόνον καὶ ζῆλον καὶ δυσμενίην) trahissent toutes un mouvement de l’âme dont la force affaiblit l’être tout entier. Si l’on se tient à une lecture psychophysiologique, il devient clair que le sens d’εὐθυμία est la « tranquillité » au sens où elle est un équilibre restauré ou acquis entre des forces qui submergent l’âme. Le choix du terme εὐθυμία ne doit pas en

126 Pour une brève présentation de cette notion, voir J. Salem, Démocrite, grains de poussière dans un rayon de soleil, Paris, Vrin,

1996, p. 301 sq..

127 Voir en particulier DK B171 : « Le bonheur (εὐδαιμονίη) ne réside ni dans les troupeaux ni non plus dans l’or. C’est l’âme

effet être anodin et peut sans doute se comprendre en référence au θυμός.

Dans le fragment DK B 236, la seule occurrence de θυμός qui peut prétendre, sinon à l’authenticité, du moins à une plus grande considération que les autres fragments où le terme apparaît, l’ardeur apparaît bien en effet dans un contexte agonal :

« Il est difficile de combattre l’ardeur, mais savoir se dominer est le fait d’un homme raisonnable. (θυμῶι μάχεσθαι μὲν χαλεπόν· ἀνδρὸς δὲ τὸ κρατέειν εὐλογίστου). »

Ce fragment répond au fragment B 85 d’Héraclite128. Alors que ce dernier n’envisageait que la difficulté de

l’exercice en précisant que l’âme ou la vie tout entière se trouvait engagée dans ce combat, Démocrite déplace l’accent en conférant à cet ἀγῶν un autre enjeu : la reconnaissance de l’homme raisonnable, c’est-à- dire doué d’une raison suffisamment puissance pour contrecarrer et donc « dominer » l’ardeur.

En accord avec C. Kahn, « θυμός » ne me semble pas devoir être réduit à la colère, tant le verbe κρατέειν confère au combat la dimension d’une lutte entre deux fonctions psychiques129. En effet, le θυμός désigne

plus généralement l’ardeur, sans doute cette ardeur employée par l’individu dans toutes ses actions, qu’il s’agisse de l’énergie déployée dans la poursuite de certains désirs vains que dans les combats sur le champ de bataille, comme le fragment B 214 le suggère à propos de la nature du courage130.

On peut donc envisager le second point de doctrine, qui fait de l’εὐθυμία un exercice dont l’achèvement consiste en un équilibre mesuré des plaisirs131.

Dans le fragment B 191 déjà cité, l’εὐθυμία est en effet doublement défini par la mesure et la symétrie (εὐθυμίη γίνεται μετριότητι τέρψιος καὶ βίου συμμετρίηι). Le plaisir (ἠδονή) est dans plusieurs fragments considéré comme le corrélat naturel du désir (ἐπιθυμία) et il s’agit précisément d’en stabiliser le

128 Pour une telle lecture, voir par exemple l’explication de J. Frère, Ardeur et colère, op. cit., p. 101-105.

129 C. Kahn, « Democritus and the origins of moral psychology », American Journal of Philology, 106, 1985, p. 1-31, en

particulier p. 15-17. Cependant, ce dernier affirmait que le sens de « colère » convenait au fragment d’Héraclite.

130 DK B 214 : « Le courageux n’est pas seulement celui qui l’emporte sur les ennemis, mais celui qui l’emporte sur les plaisirs.

Certains règnent en maître sur des cités, mais sont dans l’esclavage des femmes ».

131 Sur ce point et sa postérité chez Epicure et Lucrèce, voir D. Konstan, Some Aspects of Epicurean Psychology, Leiden, Brill,

mouvement, qui, si on ne le maîtrise pas, non seulement est éternel132, mais s’accroit davantage avec le

temps133.

Une lecture de l’éthique démocritéenne consiste à tenter de la fonder sur une étiologie naturelle134. Bien

qu’aucun fragment ne puisse étayer avec certitude le lien entre éthique et physique, on peut néanmoins affirmer que Démocrite entremêle un vocabulaire de la prescription morale et celui de la physiologie, notamment dans le fragment B 191. En effet, la juste mesure pourrait bien renvoyer, ainsi que le témoignage de Diogène Laërce invite à le faire, à une stabilisation des désirs et des élans qui agitent l’âme :

« La fin est la tranquillité (τέλος δ΄ εἶναι τὴν εὐθυμίαν), qui n’est pas la même chose que le plaisir (τῇ ἡδονῇ), comme certains l’ont compris à contresens, ce qui fait que l’âme vit dans la sérénité et l’équilibre (γαληνῶς καὶ εὐσταθῶς ἡ ψυχὴ διάγει), n’étant troublée (μηδενὸς ταραττομένη) par aucune crainte (φόβου) ni superstition (δεισι δαιμονίας), ni par quelque autre passion (πάθους). Il appelle également cet état bien-être (εὐεστὼ), et lui donne encore de nombreux noms. Les qualités existent par convention, mais les atomes et le vide existent par nature. Telles étaient ses thèses. »

Le maintien des plaisirs dans une juste mesure serait ainsi comparable à la bonace, une stabilisation des mouvements physiologiques en un équilibre psychosomatique sensible. Comme le remarque P.-M. Morel135, il devient naturel alors que l’εὐθυμία soit essentiellement comprise à travers des termes négatifs,

comme si la tranquillité n’était que le nom de la position donnée à une série d’équilibres de mouvements, et qui pouvait alors se dire selon l’affection envisagée : l’εὐθυμία est la même chose que l’ἀταραξία136 si l’on

envisage le trouble en général, l’ἀθαμβία137 si l’on envisage la crainte, etc. Cette identité entre les deux

termes positifs εὐθυμία et εὐεστώ et les deux termes négatifs cités est permise précisément par une ontologie physique constituée uniquement d’atomes et de vide.

Une autre lecture, opposée à ce qu’elle considère comme une surinterprétation physique de l’éthique138,

132 Voir en particulier DK B 235 où le plaisir de la nourriture et de la boisson sont fugitifs et appellent ainsi un renouvellement

du désir.

133 Voir DK B 191.

134 C’est l’interprétation de G. Vlastos, « Ethics and Physics in Democritus », in R.-E. Allen, et D.-J. Furley (ed.), Studies in

Presocratic Phylosophy, II, London, Routledge & K.Paul, 1975, p. 381-408.

135 P.-M. Morel, Atome et Nécessité, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Paris, P.U.F., 2000, p. 59. 136 DK A 167.

137 DK A 169 et B 4.

138 C’est la lecture de C. Kahn, « Democritus and the Origin of Moral Philosophy », loc. cit. suivant en cela les critiques de

insiste au contraire sur la distinction entre la raison et le désir. Aussi, l’εὐθυμία serait à comprendre en opposition avec l’ἐπιθυμία exclusivement, parce qu’elle consiste en la domination d’un principe rationnel et raisonnable sur un élément se définissant principalement par un manque ou un besoin. Un des mérites de la thèse de C. Kahn est de rendre compte dans la diachronie de l’importance croissante du terme ἐπιθυμία qui, s’il est présent depuis Hérodote, prend un sens nouveau dans une théorie de la maîtrise des plaisirs. Ainsi, sans qu’une cohérence satisfaisante puisse être trouvée, Démocrite introduirait l’idée d’une architectonique des fonctions psychiques, la raison désignant proprement l’individu, devant alors gouverner ses plaisirs et modérer ses désirs.

Je me range à la première lecture, en dépit de l’impossibilité d’assurer avec certitude un fondement physique à l’éthique. En effet, si l’on tient à une différence entre ἐπιθυμία et θυμός, il semble que la préférence axiologique de la raison sur le désir ne soit pas le meilleur moyen d’en déterminer la nature. Si l’on accepte l’idée selon laquelle c’est une préférence d’objets qui détermine l’essentiel de l’éthique démocritéenne, alors il faut se résoudre à confondre θυμός et ἐπιθυμία dans une même catégorie, en vertu même du combat de la raison contre l’ardeur dans le fragment B 236, et contre les plaisirs et désirs dans les autres fragments. Afin d’éviter cet écueil, il faudrait prêter au θυμός la qualité d’une fonction à part entière, et anticiper sur une tripartition platonicienne comme l’indiquent les fragments B 34 et B 298139. Or, cette

solution est également impossible, dans la mesure où Démocrite ne distingue finalement jamais la raison de l’émotion : on peut agir par courage sans pour autant agir de manière irréfléchie par exemple, comme l’indique le fragment B 113.

On peut supposer en revanche que le θυμός ne signifie rien de plus que l’énergie déployée dans l’action, indépendamment de l’objet désiré, ou des modalités de son acquisition. Le θυμός pourrait bien être implicite lorsque dans le fragment B 173, Démocrite déclare que les maux « naissent des biens quand on

139 DK B 34 : « Et de même que dans l’univers nous voyons d’une part des être qui comme les dieux, ne font que gouverner,

d’autre part, des êtres qui à la fois gouvernent et sont gouvernés, comme les êtres humains (...), et enfin des êtres qui ne font qu’être gouvernés, comme les bêtes brutes (ἄλογα ζῶια), de la même façon nous observons dans l’homme, qui, selon Démocrite, est un microcosme, cette même répartition. Certaines parties gouvernent exclusivement, comme la raison (ὁ λόγος), d’autres sont gouvernées et gouvernent, comme le cœur (θυμός), d’autres sont simplement gouvernées, comme la passion (ἐπιθυμία). » On retrouve une forte résonnance platonicienne mêlée de réminiscences homériques dans le fragment douteux B 298 de Demetrios Lacon : « « Retiens, dit-il, prudemment la colère accumulée dans ta poitrine (συνιστάμενον θυμὸν) : prends soin de ne pas troubler ton âme (ταράσ<σειν> τὴν ψυχὴν) et ne confie pas toujours à ta langue toutes tes affaires. ». Donc il nous faut surveiller (φυλάσσειν) la partie qui enferme l’élément coléreux (τὸ θυμικόν). »

ne sait ni tenir les rênes (ποδηγετεῖν), ni bien conduire (ὀχεῖν εὐπόρως) ». La métaphore de la conduite implique en effet la maîtrise d’une force dont la direction n’est pas ici spécifiée, et dont l’intensité seulement ici semble en compte. Ainsi, il paraît beaucoup plus cohérent de considérer que θυμός ne désigne pas chez Démocrite une affection ou une émotion particulière, mais plutôt l’énergie, le dynamisme qui se déploie à travers toutes les actions, entrant en jeu non seulement dans les délibérations qui poursuivent le

plaisir comme fin, dans les impulsions irréfléchies, mais aussi peut-être dans la calme énergie du sage qui compare, calcule, et parvient ainsi à l’εὐθυμία.

Le θυμός désigne donc chez Démocrite une force psychophysique qu’il convient de maîtriser pour parvenir à l’εὐθυμία qui manifeste l’équilibre joyeux de l’individu. Il n’est pourtant pas question de donner du θυμός l’image d’une force qui n’est sensible qu’incidemment à des valeurs sociales. La présence de l’αἰδώς dans quelques témoignages de Stobée pourrait en effet contrecarrer l’idée selon laquelle l’axiologie démocritéenne relève d’une nature bien comprise140. Or, il convient d’envisager cette notion héritée

d’Homère sous deux angles.

Tout d’abord, l’αἰδώς désigne, comme chez Homère, un sentiment de honte141. Mais il ne s’agit pas

d’intérioriser ce qui apparaît déjà chez Homère comme l’intériorisation d’une norme extrinsèque à l’individu, mais de « réfléchir » ce sentiment de honte, le faire porter avant tout sur soi, comme si la honte éprouvée devant les autres n’était plus qu’un prolongement de cette honte fondamentale.

« On ne doit pas manifester davantage de respect devant les autres que devant soi-même (μηδέν τι μᾶλλον τοὺς ἀνθρώπους αἰδεῖσθαι ἑωυτοῦ), ni davantage mal agir, si cette action doit rester ignorée au lieu d’être connue de tous. C’est devant soi-même que l’on doit manifester le plus de respect (ἀλλ΄ ἑωυτὸν μάλιστα αἰδεῖσθαι), et la loi qui s’impose à l’âme (τοῦ τον νόμον τῆι ψυχῆι καθεστάναι) est de ne rien faire de malhonnête »142.

La résonnance kantienne de ce fragment ne doit pas tromper. Le sentiment de honte ne révèle pas

140 La présence de l’αἰδώς est une des raisons pour lesquelles C. Kahn affirme qu’il n’existe pas de « théorie » éthique cohérente

avec une théorie physique, « Democritus and the Origins of Moral Psychology », loc. cit. p. 25-28. Contre Kahn, voir par

exemple P.-M. Morel, Atome et Nécessité, op. cit. p. 58-59.

141 Voir le témoignage d’Elien en DK A 150a qui « laisse à Démocrite » le soin de trouver si la pudeur est un sentiment inné ou

acquis.

142 DK B 264. Une version abrégée du fragment se trouve en B 244, mais employant le verbe αἰσχυνόμαι au lieu de αἰδέομαι : « Ne

dis jamais, ni ne fais rien de mal, même si tu es seul. Apprends à rougir bien plutôt devant toi-même que devant les autres (μᾶλλον τῶν ἄλλων σεαυτὸν αἰσχύνεσθαι). ». De même, voir la maxime B 84 .

l’« autonomie » d’un sujet qui intériorise la loi morale143. Il faut comprendre que la honte doit être

ressentie envers soi-même en vertu d’une loi nécessaire, qui s’impose à l’âme, c’est-à-dire la loi de la nature. Aussi, la norme sociale que véhicule le regard d’autrui n’est jamais qu’une première interprétation de cette loi. La honte ressentie à l’occasion d’une mauvaise action résulte d’habitude de la présence d’un témoin dont on pense qu’il juge l’écart entre la loi et le fait ; elle est chez Démocrite avant tout la reconnaissance de la non-maîtrise de soi, et peut-être de son θυμός.

On le voit, Démocrite fait subir à l’αἰδώς un infléchissement remarquable tout en conservant des caractéristiques épiques : alors que chez Homère l’αἰδώς désignait cette sensibilité à une justice interpersonnelle, elle relève chez Démocrite d’un sentiment qui suppose que la communauté humaine établit son empire et sa loi sur les fondements d’une nature nécessaire. L’αἰδώς est ainsi ce « respect » de soi impliquant une distance relativement à sa propre capacité et à sa responsabilité vis-à-vis d’une nécessité qui ménage à l’individu une liberté suffisante pour régler ses propres passions.

L’αἰδώς apparaît enfin dans le fragment B 179 qui en fait la fin de l’éducation des enfants :

« Si nous laissons les enfants libres de ne pas s’échiner au travail (ἐξωτικῶς μὴ πονεῖν παῖδες ἀνιέντες), ils n’apprendront ni la lecture, ni la musique, ni la compétition sportive, ni ce qui par- dessus tout renferme la vertu (τὴν ἀρετὴν συνέχει), à savoir le respect (τὸ αἰδεῖσθαι). Car c’est bien de tout cela surtout que naît (φιλεῖ γιγνέσθαι) le respect (ἡ αἰδώς). »144

L’éducation prolonge la nature et constitue un ἦθος en vertu duquel la honte doit être ressentie spontanément, naturellement145, à l’égard des choses dont l’individu est responsable. Ainsi, l’éducation

consiste-t-elle dans ce fragment à amener l’enfant à ses propres limites pour qu’il les éprouve et reconnaisse ainsi ce qui relève de sa propre maîtrise et ce qui n’en relève pas. En effet, lecture, musique et gymnastique sont trois disciplines à travers lesquelles c’est une même conception de la nécessité qui fait jour : il s’agit

143 En témoigne le long fragment B 181 qui oppose l’extériorité de la loi au recours à la persuasion verbale pour intérioriser la loi,

tout en sachant que cette persuasion relève encore de l’hétéronomie.

144 Le terme ἐξωτικῶς gêne beaucoup les traducteurs : tantôt traduit par « s’extérioriser » (J.P. Dumont) ce qui est inintelligible,

tantôt par « par émulation » (Wachsmuth), on peut aussi choisir de ne pas le traduire. C’est le choix éditorial de C.C.W. Taylor, The Atomists, Leucippus and Democritus, Fragments, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 1999, p.

20-21.

145 DK B 33 : « Nature et éducation sont choses très voisines. Car il est vrai que l’éducation transforme l’homme (μεταρυσμοῖ), et

d’éprouver chez l’enfant sa capacité à reconnaître dans la disposition des lettres, des sons, des corps, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, en un mot ce qu’il est capable de modifier à son gré. L’αἰδώς, comme chez Homère, apparaît comme une vertu totale, parce qu’elle contient tout à la fois la connaissance de la nécessité et corrélativement la connaissance des régions où elle est susceptible d’interprétation et de modification.

En conclusion, les fragments éthiques de Démocrite constituent un témoignage important de la place dévolue au θυμός dans l’établissement de la philosophie morale. En soutenant la thèse selon laquelle l’éthique a un fondement physiologique et physique, le θυμός pour la première fois apparaît comme une force indéterminée, une énergie déployée dans l’action, à laquelle il convient de donner un sens et une limite. Démocrite peut ainsi s’appuyer sur une terminologie homérique tout en bouleversement les fondements de son usage. Le θυμός demeure comme chez Homère le centre émotif et énergique qui est au principe de la πρᾶξις mais c’est relativement à une loi de la nature, et non plus à une communauté de φιλοί que la puissance du θυμός doit être jugée.

4. Conclusion.

L’examen diachronique des occurrences de θυμός depuis Homère jusqu’à Platon montre tout d’abord qu’on ne peut réduire la fonction des affections (παθή) dont le siège est le θυμός à de simples « passions » dépourvues de signification. Chez Homère, αἰδώς et νέμεσις sont au contraire deux émotions dont la fonction est clairement évaluative et morale. Et malgré les critiques de Thucydide ou d’Hérodote, les émotions du θυμός sont toujours au moins présentées par ces derniers comme les signes d’une appréciation de ce qui est juste ou bon, à tort ou à raison. On peut donc en conclure que le θυμός joue un rôle fondamental dans la reconnaissance des valeurs morales, en ce qu’il désigne le siège d’une sensibilité à autrui, aux normes, et à l’image de soi.

Plus spécifiquement, le θυμός est naturellement lié à la vertu de courage, dans la mesure où il désigne l’énergie naturelle nécessaire à l’action, mais aussi parce qu’il est le siège de la colère qui pousse à une