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Le θυμός contre la loi de la cité dans la tragédie

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. Les mutations de l’idéologie épique.

2.2.1 Le θυμός contre la loi de la cité dans la tragédie

La guerre appelle l’émulation du θυμός et fragilise ainsi la paix et l’unité de la cité. Hésiode le rappelle dans son mythe des races dans les Travaux et les Jours, en évoquant l’activité exclusivement

guerrière de la race de bronze, qui consomma leur disparition :

« Ceux-là ne songeaient qu’aux travaux gémissants d’Arès et aux œuvre de démesure. Ils ne mangeaient pas le pain ; leur cœur était comme l’acier rigide (ἀλλ’ ἀδάμαντος ἔχον κρατερόφρονα θύμον) ; ils terrifiaient. Puissante était leur force, invincibles les bras qui s’attachaient contre l’épaule à leur corps vigoureux. Leurs armes étaient de bronze, de bronze leurs maisons, et avec le bronze ils labouraient, car le fer noir n’existait pas. Ils succombèrent, eux, sous leurs propres bras et partirent pour le séjour moisi de l’Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre. »83.

La guerre rend le θυμός adamantin, rigide comme le métal, c’est-à-dire aussi inéducable, immaîtrisable. La cité est une cité de guerriers ; la guerre définit en même temps qu’elle corrompt la cité. La race de bronze est opposée à celles, plus flexibles et iréniques, d’or et d’argent. C’est que, pendant l’ère de la race de fer, le poète se plaint du départ des valeurs de l’Αἰδώς et de Νέμεσις :

« On ne rendra plus grâce ni aux beaux serments ni au juste, ni au bien, mais ils honoreront bien plus l’homme qui plein de démesure commet des crimes ; les poings feront la justice (δίκη δ΄ ἐν χερσί·), et il n’y aura plus de retenue (καὶ αἰδὼς οὐκ ἔσται). (...) Retenue et Indignation (Αἰδὼς καὶ

83Les Travaux et les jours, v. 145-154.

Νέμεσις), délaissant les hommes, monteront vers les Eternels. »84

À partir de ce passage, on peut établir qu’il y a comme un paradoxe : le θυμός chez Homère est le siège de ces deux dispositions, αἰδώς et νέμεσις. Pour Hésiode le θυμός des citoyens est la condition de survie de la cité, puisqu’il faut la défendre. Mais cela se fait paradoxalement au détriment des deux valeurs qui rendent la cité vivable à l’intérieur de ses frontières. Lorsque la cité promeut la guerre, ses citoyens risquent donc fort de détruire deux dipositions vertueuses qui sont pourtant le fait du θυμός. En un mot, à trop cultiver son θυμός, on porte la guerre à l’intérieur même de la cité.

On trouve dans la tragédie une conceptualisation particulièrement aigue de cette tension entre un θυμός qui est le soutien des émotions vertueuses archaïsantes, mais potentiellement destructeur, et le règne émergeant de la loi humaine qui met un terme aux fluctuations du θυμός. L’étude exhaustive de la signification de θυμός dans la tragédie dépasse le cadre de cette étude. On se contentera ici de souligner un problème particulièrement patent dans la tragédie : le rapport de la colère à la loi, et plus particulièrement chez Eschyle85.

J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet ont montré combien le héros tragique se définissait dans une tension, un écart entre deux représentations du monde :

« La culpabilité tragique se constitue ainsi dans une constante confrontation entre l’ancienne conception religieuse de la faute, souillure attachée à toute une race, se transmettant inexorablement de génération en génération sous forme d’une ἄτη, d’une démence envoyée par les dieux, et la conception nouvelle, mise en œuvre dans le droit, où le coupable se définit comme un individu privé, qui sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit. »86

Depuis la réforme draconienne du droit, qui établissait une distinction entre le crime « volontaire » et le crime « involontaire », l’individu se voit désolidarisé de son propre clan (γενός) lorsqu’il commet un

84Ibid., v. 190-200.

85 Pour d’autres aspects du θυμός dans la tragédie, voir en guise d’introduction J. Frère, J., Ardeur et colère, Le thumos platonicien,

Paris, Kimé, 2004, p. 55-85, où l’auteur étudie successivement les trois tragédiens, selon un plan qui obéit à une classification des

sens de θυμός et d’autres termes. Néanmoins, je ne partage pas les conclusions de J. Frère lorsqu’il fait du θυμός une « passion ». Voir ensuite les trois monographies de S.D. Sullivan, Aeschylus’ Use of Psychological Terminology : Traditional and New, op. cit. ; Sophocles’ Use of Psychological Terminology : Old and New, op. cit., et Euripides’ Use of Pschological Terminology, op. cit.

86 J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne,

crime. « Θυμός » dans la tragédie apparaît doublement caractérisé : il est d’une part présenté, en continuité avec la tradition homérique et poétique, comme le siège des émotions, mais, en rupture avec Homère, se révèle être plus spécifiquement le siège de la colère et de l’emportement ; d’autre part, le θυμός est souvent convoqué par les héros tragiques pour justifier des décisions ou actions qui relèvent selon eux d’une certaine justice. Or le θυμός chez Homère joue un rôle dans l’action : celui de son orientation puisque le θυμός peut désirer un certain type d’objet sans toutefois y être contraint, et celui de sa réalisation puisque c’est le θυμός qui semble procurer l’énergie nécessaire pour mouvoir la totalité de la personne87.

L’ambiguïté, on le voit, consiste à faire du θυμός le siège fragile de la justification d’une action qui entre en contradiction le plus souvent avec les règles de droit de la cité88. En d’autres termes, le θυμός devient chez les

tragiques une énergie qui à la fois signale l’émergence d’une conception de la responsabilité individuelle, et heurte en même temps l’idée de communauté de droit qui peut reconnaître la justesse d’une vengeance, mais interdit son application violente, par la colère. On tentera ici de retracer le chemin qui mène d’une conception de la colère comme manifestation individuelle du sens de la justice à son refus par la communauté politique.

Le θυμός reçoit donc souvent le sens de « colère » dans la tragédie, ou du moins en est le siège. Cette colère est le fait d’une sensibilité à une justice le plus souvent d’origine divine. C’est le cas dans les Choéphores

d’Eschyle, lorsque le Chœur soutient la plainte d’Oreste et la nécessité qu’à l’injustice réponde la justice de Zeus :

« Pourquoi cacher ma pensée (φρενὸς) quand d’elle-même elle s’envole hors de moi, et quand, devant mon visage soufflent comme une âpre brise la colère de mon cœur (κραδίας θυμός) et sa haine rancunière. »89

Cet exemple mêle ainsi trois termes du vocabulaire psychologique : alors que la « pensée » (φρήν) semble

87 Ces deux aspects du θυμός chez Homère sont plus systématiquement analysés ci-après : pour le rôle du θυμός dans la

délibération, voir chap. IV, 1.1, p. 211 sq. ; pour le rôle moteur du θυμός dans l’action, voir chap. VI, 1, p. 346 sq.

88Ibid. « L’agent tragique apparaît lui aussi écartelé entre deux directions contraires : tantôt aitios, cause responsable de ses actes

en tant qu’ils expriment son caractère d’homme ; tantôt simple jouet entre les mains des dieux, victime d’un destin qui peut s’attacher à lui comme un daimon. L’action tragique suppose en effet que se soit déjà dégagée la notion d’une nature humaine,

ayant ses traits propres, et qu’ainsi les plans humain et divin soient assez distincts pour s’opposer ; mais, pour qu’il y ait tragique, il faut également que ces deux plans ne cessent pas d’apparaître inséparables ». p 72.

ici formuler la loi du sang et de la juste vengeance que le Coryphée rappelle quelques vers plus loin90, le

θυμός, localisé dans le « cœur » (κραδίη) désigne une sensibilité archaïque à cette justice qui commande à Oreste le meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe91.

C’est cette même colère que ressentent les Érinyes dans les Euménides lorsqu’elles se sentent privées de

leurs anciens honneurs, celui précisément de rendre justice aux crimes familiaux :

« Non, je ne respire que colère et vengeance (μένος…τε κότον). Las ! Terre et Ciel ! quelle souffrance, quelle souffrance entre donc dans mon cœur (<τίς> ὀδύνα θυμόν ;) ! Entends-moi, ô Nuit, ma mère : mes antiques honneurs (τιμᾶν), des dieux aux ruses méchantes me les ont ravis et réduits à rien. »92

Les Érinyes invoquent leur honneur (τιμή) pour justifier leur colère, précisément parce que leur fonction vengeresse était garantie par un traité, une loi ratifiée par les dieux93. C’est donc bien en vertu d’une loi

divine que sont ressenties colère et indignation.

Cependant, la colère est à plusieurs reprises chez Eschyle décrite comme une maladie, qui l’apparente ainsi à une « passion », ou plus précisément à une dépossession de soi. Ainsi, dans le Prométhée Enchainé,

Prométhée et Océan s’opposent sur la signification de la « colère », le premier la ressentant comme une émotion juste mais qu’il ne peut de fait maîtriser, le second rapprochant la colère d’une audace dangereuse et réclamant un châtiment :

« Océan : Ne comprends-tu pas, Prométhée, que pour traiter la maladie de la colère (ὀργῆς

νοσούσης) il existe des mots médecins (ἰατροὶ λόγοι) ?

Prométhée : Pourvu que l’on trouve le moment (ἐν καιρῷ) où l’on peut amollir le cœur (κέαρ) – au

lieu de prétendre réduire par la force (ἰσχναίνῃ βίᾳ) une ardeur qui forme abcès (σφριγῶντα θυμὸν).

Océan : Mais, à un zèle téméraire (ἐν τῷ προθυμεῖσθαι δὲ καὶ τολμᾶν τίνα), vois-tu donc un

châtiment (ζημίαν) attaché ? Instruis-moi. »94

Il faudrait privilégier dans ce passage la manière dont Eschyle mêle dans la tragédie un vocabulaire médical

90Ibid. v.400-404. Le Coryphée emploie bien le terme de νομός pour caractériser le meurtre (φονίας).

91 Voir également les v. 418-422, où Electre rend sa mère responsable de la transformation de son θυμός en un loup carnassier

(λύκος ὠμόφρων).

92Les Euménides, v. 840-846. 93Ibid., v. 381-396.

qui révèle l’importance de la physiologie dans le traitement de la passion95. La conception « médicale » de

l’audace de Prométhée s’assortit immédiatement d’un ordre discursif qui relève du droit, de la justice, et conséquemment du châtiment. Ce qui apparaît pour Océan comme une colère maladive et passionnelle, l’ὀργή, demeure pour Prométhée le sursaut individuel d’un sentiment de justice. L’emploi de θυμός se trouve ici encadré par les deux répliques d’Océan qui tour à tour en fait une émotion passive, et inversement une passion dont les conséquences juridiques sont de la responsabilité de Prométhée. Il n’est donc pas question, pour Prométhée, de réduire ce que ressent son θυμός à une passivité dont il ignorerait l’origine et le sens ; au contraire, cet élan de l’âme doit être perçu, sinon comme une volonté, du moins comme de la responsabilité de celui qui « subit » cette passion. Qu’il s’agisse d’une forme de maladie subie, Prométhée l’accorde, mais son entêtement à ne pas y remédier fait de ce θυμός une forme littérale d’audace (τόλμα), attirant sur lui non pas le remède des « ἰατροὶ λόγοι », mais le châtiment divin.

2.2.2 La menace de la στάσις.

La colère est une manifestation qui demeure incompatible avec la communauté humaine, et s’inscrit en porte-à-faux avec les valeurs de la cité. Athéna, devant les Érinyes, tente de calmer ce qu’elle nomme leur « fureur » (ὀργάς v. 847) et leur demande précisément de cesser d’attiser dans le cœur des citoyens une guerre intestine (ἐνοικίου δ’ὄρνιθος οὐ λέγω μάχην v. 866). Le θυμός est donc un sentiment qui doit être laissé aux frontières de la cité96, sous peine de provoquer la dissension interne (στάσις)97. La

question est de formulation simple, et de réponse délicate : si le θυμός constitue un danger pour la cité, doit- on l’éliminer afin de parvenir à la paix ? Comment la cité, qui pour demeurer elle-même doit faire appel à sa fonction guerrière en cultivant chez les citoyens un θυμός agressif, s’accomode-t-elle ensuite de ce θυμός ensauvagé ? C’est à cette question que semblent répondre tour à tour Hérodote et Thucydide lorsqu’ils emploient le terme θυμός.

Si l’Enquête ne poursuit pas un but clairement normatif et prescriptif, Hérodote n’en demeure pas

moins un des auteurs qui feront du θυμός un synonyme de « colère », le déclarant éminemment incivique

95 Voir par exemple J. Jouanna et P. Demont, « Le sens d’ ἰχώρ chez Homère (Il. V, 340 et 416), et Eschyle (Agamemnon v.

1480) en relation avec les emplois dans la Collection hippocratique », Revue des Etudes Anciennes, 83, 1981, p. 197-209.

96 Voir en particulier Sophocle, Œdipe à Colone, v. 658 et v. 1193.

et ne pouvant que nuire à l’exercice du pouvoir :

« (...) et je loue cette autre [coutume] (νόμον) encore, qui ne permet pas au roi lui-même de condamner quelqu’un à mort pour une faute unique, ni à aucun des Perses de frapper l’un de ses serviteurs d’une peine irrémédiable pour une faute unique. Si après examen (ἀλλὰ λογισάμενος), on juge les méfaits plus nombreux et plus grands que les services rendus, alors on peut donner libre cours à sa colère (οὕτω τῷ θυμῷ χρᾶται.) »98.

Le θυμός est l’emportement qui caractérise les tyrans99 et ne peut que nuire à une issue raisonnable d’un

conflit. Le comportement colérique révèle ainsi la faiblesse d’un pouvoir qui cède à la passion100.

La Guerre du Péloponnèse quant à elle se caractérise par une absence étonnante du vocabulaire des

passions pathétiques. Abandonnant ainsi le lexique tragique du θυμός et de ses émotions, Thucydide invoque, tout comme Hérodote, le terme « ὀργή »101 en l’opposant à la « connaissance » (γνώμη), pour

désigner tout ce qui s’oppose à la raison, au raisonnement, et au raisonnable. Comme l’a bien montré P. Huart, Thucydide ne procède pas à une description des forces psychologiques traditionnelles (θυμός, φρένες, etc.) sur le modèle de l’introspection tragique, mais renomme ces forces psychologiques à l’aune des effets qu’elles produisent dans le réel102. La colère devient un des facteurs déplorables de certaines actions,

certains votes, étouffant l’espace de la concertation politique et de la réflexion. L’ὀργή est donc une impulsion irréfléchie, et sa seule justification est la force, ternissant ainsi le rôle de la politique et de la stratégie.

La politique vraie ne pourrait donc pas, selon Thucydide, s’accommoder encore de la présence du θυμός, valeur décidément dangereuse, prêtant à l’individu un courage archaïque faisant de chaque assaut un embryon d’exploit individuel, risquant de briser l’unité taxinomique de la phalange comme on l’a vu, d’introduire enfin une nouvelle στάσις dans la cité, non pas simplement entre partis adverses, mais au cœur même de l’institution du pouvoir.

98 Hérodote, L’Enquête, I, 137.

99 Θυμός ou le verbe θυμόωμαι est employé pour décrire les accès de colère de Cyrus, en I, 155 ; du roi Apriès en II, 162 ; de

Cambyse en III, 1 ; 32 ; 34 ; 36 ; de Périandre en III, 50 ; de l’officier Mégabatès en V, 33 ; et de Xerxes en VII, 11 ; 39 et 238.

100 Voir W.V. Harris, Restraining Rage, op. cit. p. 174 -178.

101 Hérodote emploie ὀργή pour désigner le sentiment de colère, et le verbe θυμόω pour désigner l’emportement.

102 P. Huart, Le Vocabulaire de l’analyse psychologique dans l’œuvre de Thucydide, op. cit. Voir en particulier les pages 34-57 pour

Au livre II par exemple, la foule éprouve de la rancœur envers Périclès, le traitant de lâche, en vertu de cette même passion suscitée par la dévastation d’Acharnes.

« La ville était dans un état d’excitation extrême (ἐν ὀργῇ εἶχον) et l’on se déchaînait contre Périclès, en oubliant tous les conseils qu’il avait donnés. On l’accusait de lâcheté, parce que lui, stratège, n’emmenait pas les hommes se battre »103

Périclès évite ainsi de produire une assemblée et d’en faire un espace où c’est la colère, et non le jugement qui procéderait à la décision.

« Voyant ses concitoyens aigris par les épreuves de l’heure et incapables d’apprécier sainement la situation (αὐτοὺς πρὸς τὸ παρὸν χαλεπαίνοντας καὶ οὐ τὰ ἄριστα φρονοῦντας), Périclès, convaincu qu’il avait raison de s’opposer à toute sortie, évitait de convoquer soit l’assemblée, soit une réunion quelconque (ἐκκλησίαν τε οὐδ ἐποίει αὐτῶν οὐδὲ ξύλλογον οὐδένα). Il craignait qu’une décision fâcheuse ne fût prise à la suite de délibérations au cours desquelles les Athéniens se laisseraient guider par la colère plus que par leur jugement (τοῦ μὴ ὀργῄ τι μᾶλλον ἢ γνώμῃ ξυνελθόντας ἐξαμαρτεῖν) »104

Que la colère empêche tout discernement se comprend sans peine, puisqu’elle est une émotion spontanée et de courte vue. Pourtant, Périclès reconnaît bien la puissance de l’ὀργή, jusque dans sa prétention à justifier telle ou telle décision politique. Cela signifie que l’ὀργή, si elle se justifie politiquement, recèle selon Périclès, et peut-on penser, selon Thucydide, un danger bien plus grand que celui de produire une mauvaise décision : l’ὀργή pousse en effet à la στάσις.

Cette propension de la colère à la στάσις est clairement révélée en III, 36-49, où Thucydide prend soin d’opposer au discours colérique de Cléon (37-40) le discours de Diodote (42-48), au sujet du sort des hommes de Mythilène qui ont trahi Athènes.

Cléon, un des citoyens que Thucydide caractérise par sa brutalité (βιαιοτατός τῶν πολιτῶν)105 dont il est dit

que c’est l’orateur le plus écouté de la foule (δήμῳ πιθανώτατος), entame un réquisitoire contre la versatilité de la décision, et prône une violence et une brutalité sans précédent pour le traitement des Mythiléniens. Selon Cléon la loi ne souffre plus de retour une fois édictée, et la force colérique de la punition sera

103La Guerre du Péloponnèse, II, 21, 3. 104Ibid., II, 22, 1.

synonyme de force étatique, assumant ainsi la tyrannie de la loi athénienne. En appeler à la colère du peuple, c’est envisager que la vengeance du peuple est la manifestation la plus éclatante du pouvoir de la démocratie s’assumant comme tyrannie impériale. Aussi Cléon enjoint-il le peuple de ne pas écouter les orateurs qui pourraient le détourner de leur colère, manifestation et fondement sûr de leur pouvoir106. La

rébellion de Mythilène doit donc être étouffée par la colère.

Au contraire, Diodote s’attache à détourner la colère en pointant son inanité politique. Agir par vengeance, c’est discréditer la force de la loi qui ne procède justement pas du ressentiment, mais bien du débat public.

« Deux choses me paraissent particulièrement incompatibles avec un jugement sain : ce sont la précipitation et la colère (νομίζω δὲ δύο τὰ ἐναντιώτατὰ εὐβουλίᾳ εἶναι, τάχὸς τε καὶ ὀργήν). La précipitation ne va pas ordinairement sans aveuglement et la colère est le propre des rustres et des esprits bornés. »107

L’ajournement de la décision constitue dès lors une victoire de la γνώμη sur l’ὀργή et donne au châtiment, quel qu’il soit, plus de force.

«Dans votre colère actuelle (τὴν νῦν ὑμετέραν ὀργὴν) contre les Mythiléniens, vous pourriez être tentés de trouver son argument plus juste. Mais nous ne sommes pas des juges chargés de les condamner selon les règles du droit ; nous sommes engagés dans un débat (βουλευόμεθα) pour prendre à leur sujet une décision conforme à nos intérêts. »108.

En deçà du débat politique concernant le sort des Mythiléniens, c’est toute une conception de la loi et de son intériorisation par les individus qui est en jeu. Cléon, qui rappelons-le est un homme d’une extrême cruauté, demeure persuadé que l’escalade de la colère peut mettre un terme à toute rébellion. Il peut donc proposer une « guerre » (πόλεμος) qui parachève ainsi sa colère. Diodote au contraire souligne que ni la colère, ni a fortiori la guerre, ne règlent un problème qui semble être interne à la cité. En d’autres termes, la

colère fabrique de l’altérité artificielle (les Mythiléniens contre les Athéniens), là où il n’est question que de « dissension » interne à la cité d’Athènes (στάσις).

Le discours de Diodote préconise d’abandonner la rigueur du juge aveuglé par la rigidité de la loi, en lui

106Ibid., III, 37, 3-4. 107Ibid., III, 42, 1. 108Ibid., III, 44, 4.

préférant la vigilance du gardien. Plutôt que de masquer la στάσις en engageant une véritable guerre contre les Mythiléniens, il convient de la replacer dans le débat public, comme une affaire de la cité avec elle- même, et non pas seulement contre une de ses parties.

En conclusion de ces passages, le θυμός est certes un rempart important en ce qu’il est l’élément du zèle des guerriers, mais il se révèle dangereux à l’intérieur de la cité. Comme le rappelle N. Loraux109, pour qu’une

cité fasse la guerre, encore faut-il qu’elle soit en paix avec elle-même. Or, poursuit l’auteur, il faut distinguer entre une bonne et une mauvaise division : la bonne division serait illustrée chez Thucydide par le discours de Diodote qui affirme que l’assemblée met en scène la στάσις et la subsume par le vote raisonnable ; la