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Θυμός héroïque et technique de guerre

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. Les mutations de l’idéologie épique.

2.1.1 Θυμός héroïque et technique de guerre

Le θυμός est une composante essentielle du courage guerrier chez Homère : il est inconcevable de se battre sans un θυμός valeureux. Mais si c’est le θυμός qui pour ainsi dire révèle la valeur d’un héros au

combat, quelle place peut-il prétendre avoir à une époque où l’évolution de la technique de guerre semble imposer aux guerriers un sens de la maîtrise technique et morale incompatible avec la fougue du héros homérique ? C’est ce que le Lachès rappelle lors du récit comique du malhabile maître d’armes, Stésilas, en

183c-184a : ce qui est en jeu n’est pas seulement la relation entre le courage et la technique de guerre, mais aussi la place de l’émulation guerrière dans un contexte où la technique de guerre prétend remédier aux défauts de la formation de l’hoplite.

L’évolution de l’armement et l’apparition de la phalange bouleversent à première vue la signification de certaines valeurs guerrières. Ce n’est plus le θυμός personnel du guerrier dans un combat au corps à corps, mû par un désir de victoire qui est requis mais une discipline incompatible avec la fougue (μένος) homérique :

« Entre le sens technique de position occupée par l’hoplite et les valeurs éthiques de maîtrise de soi, de discipline et d’ordre, il n’y a pas de hiatus. Sur le plan des conduites, le changement est donc radical : la σωφροσύνη, la « maîtrise de soi » remplace cette ivresse, cette mise hors de soi, qui faisait du guerrier un possédé de Lyssa »69.

L’hoplite appartenant alors à une phalange organisée n’a besoin de faire preuve ni d’audace ni de courage, ni même de désir de victoire ; il doit se montrer rationnel et soumis à l’ordre qui fait de la phalange une masse uniforme résistant à l’assaut. On comprend alors que l’arme elle-même et son bon usage prennent le relais de la force du θυμός, et finissent par s’y substituer. C’est sans doute chez Thucydide qu’on peut voir clairement comment la technique militaire implique une mise à l’écart du θυμός guerrier70. Le savoir

technique militaire est une connaissance tactique qui requiert une certaine maîtrise dont le θυμός est précisément incapable. Une rationalisation de la vertu de « courage » semble donc bien avoir lieu à l’époque de Platon. La fougue guerrière devient une forme d’audace irréfléchie, et elle est tantôt condamnée comme étant une preuve de barbarie, tantôt réduite à une sorte d’inconscience devant le

69 M. Detienne, « La Phalange : problèmes et controverses », in J.-P. Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne,

Paris – La Haye, Mouton & co., 1978, p. 93-117.

70 Cette mise à l’écart de la fougue guerrière est toute relative, puisque l’on compte malgré tout plus de 150 occurrences de

termes composés sur la racine *-θυμ, dont le terme προθυμία (97 occurrences). Or, c’est surtout le sens de « zèle guerrier » qui prévaut.

danger71.

À propos de la bataille de Sybota qui oppose Corcyréens aux Corinthiens, juste avant l’arrivée d’un renfort athénien, Thucydide écrit :

« Lorsqu’on eut, de part et d’autre arboré les signaux, l’action s’engagea. Des deux côtés, les tillacs des navires étaient chargés d’hoplites, d’archers et d’acontistes. Les deux adversaires qui manquaient d’expérience, s’en tenaient à l’ancienne tactique (τῷ παλαιῷ τρόπῳ). Ce fut une bataille navale acharnée, mais sans art (ἦν τε ἡ ναυμαχία καρτερά͵ τῇ μὲν τέχνῃ οὐχ ὁμοίως). On eût dit plutôt un combat d’infanterie (πεζομαχίᾳ). Lorsqu’il y avait abordage, il était difficile aux adversaires de se dégager dans la foule des vaisseaux pressés les uns contre les autres. On comptait surtout pour vaincre sur les hoplites des tillacs, qui s’étaient engagés dans un véritable corps à corps, tandis que les navires se trouvaient immobilisés. On n’essayait pas de faire la percée et on apportait au combat plus de cœur et d’énergie que de science (διέκπλοι δ΄ οὐκ ἦσαν͵ ἀλλὰ θυμῷ καὶ ῥώμῃ τὸ πλέον ἐναυμάχουν ἢ ἐπιστήμῃ). Ce fut sur toute la ligne une mêlée bruyante et confuse. (...) Ils essayaient de faire peur à l’adversaire (φόβον μὲν παρεῖχον τοῖς ἐναντίοις) (...). »72

Ce n’est pas entre deux tactiques militaires navales que Thucydide trouve une opposition, mais bien entre deux manières de faire la guerre : le combat hoplitique d’infanterie, et la technique proprement navale. L’ancienne tactique est celle qui emploie les hoplites dans un corps à corps, où le θυμός est une qualité

essentielle. Les navires devenant une terre malcommode, θυμός et ῥώμη sont naturellement déplacés et donc dépréciés. Technique et science s’opposent donc de front à ce qui ne produit que mêlée, chaos, et désorganisation ; l’intimidation et la peur apparaissent ainsi comme des moyens archaïques de faire la guerre.

Naturellement, l’infanterie aussi exige une certaine technique, et, une fois encore, Thucydide note la dépendance du courage à l’endroit de l’expérience technique militaire.

« Arrivant en retard, ils allaient à mesure qu’ils rejoignaient l’armée, se placer là où ils pouvaient dans les rangs (προσμείξειε καθίσταντο). Car, aussi bien dans cette bataille que dans les autres, les Syracusains ne manquèrent jamais ni de fougue ni d’audace (οὐ γὰρ δὴ προθυμίᾳ ἐλλιπεῖς ἦσαν οὐδὲ

71 Sur la thèse communément partagée de la « rationalisation » du courage chez Thucydide, voir en premier lieu P. Huart, Le

Vocabulaire de l’analyse psychologique dans l’œuvre de Thucydide, Paris, Klincksieck, 1968, qui oppose de manière très fine le

vocabulaire de la colère (ὀργή) et de l’ardeur (προθυμία) à celui de la raison (γνώμη). Pour des conclusions identiques, voir J. de Romilly, « Réflexions sur le courage chez Thucydide et chez Platon », Revue des Etudes Grecques 93, 1980, p. 307-323 ; et E.

Smoes, Le Courage chez les grecs, d’Homère à Aristote, Bruxelles, Ousia, 1995.

τόλμῃ). Dans les limites de leur expérience militaire, ils n’étaient pas, pour le courage, inférieurs à leurs adversaires (ἀλλὰ τῇ μὲν ἀνδρείᾳ οὐχ ἥσσους ἐς ὅσον ἡ ἐπιστήμη ἀντέχοι), mais lorsque leur science du combat se trouvait en défaut, ils en venaient parfois, bien malgré eux, à abandonner aussi leur résolution. (τὴν βούλησιν ἄκοντες προυδίδοσαν) »73

Dans ce passage, Thucydide oppose très clairement le courage (ἀνδρεία), qui consiste comme on le disait plus haut en une forme d’ardeur (προθυμία) et d’audace (τόλμη), et l’ἐπιστήμη de la guerre qui regroupe la connaissance de la tactique militaire, l’usage des armes, et l’expérience. On est donc face à un infléchissement du sens de l’ἀνδρεία remarquable. L’ἀνδρεία est certes nécessaire, mais elle n’est plus suffisante : l’ardeur guerrière qui unit les Syracusains dans un désir commun de victoire n’est pas un lien suffisamment organisé pour s’opposer à la supériorité technique des Athéniens. Notons d’ailleurs qu’au sein même de cette opposition entre ἀνδρεία et ἐπιστήμη, la dernière apparaît comme une condition de conservation de la première, anticipant d’une certaine façon sur la définition socratique du courage ; car ce qui détermine la résolution des guerriers (βούλησις), et surtout leur fermeté, c’est en dernière instance une connaissance que ni l’ardeur ni l’audace ne peuvent garantir.

Dans son exhortation à ses troupes, Nicias choisit exactement le même motif qui oppose l’ἀνδρεία ignorante à l’ἐπιστήμη qui seule est capable d’inspirer le zèle.

« Qu’ai-je besoin, soldats, de vous encourager longuement (πολλῇ μὲν παραινέσει), puisque nous voilà tous ici engagés dans un même combat. À lui seul, je pense, cet appareil guerrier (ἡ παρασκευὴ) est mieux fait pour inspirer confiance (θάρσος παρασχεῖν) que de belles paroles avec une armée sans force (ἢ καλῶς λεχθέντες λόγοι μετὰ ἀσθενοῦς στρατοπέδου). En outre, nous avons affaire à des Siciliens ; ils nous regardent de haut (οἳ ὑπερφρονοῦσι μὲν ἡμᾶς), mais ils ne nous résisteront pas (ὑπομενοῦσι δ΄ οὔ) : leur science du combat n’est en effet pas à la mesure de leur audace (τὸ τὴν ἐπιστήμην τῆς τόλμης ἥσσω ἔχειν). »74

Cette exhortation est une forme de prétérition : un discours qui affirme qu’il n’est nul besoin d’encouragement et que la masse de l’appareillage guerrier des troupes athéniennes parle d’elle-même. L’exhortation est mise en abîme (ἢ καλῶς λεχθέντες λόγοι), comme si le genre d’exhortation au courage était d’un autre temps. Et cependant, le courage et la fougue demeurent bien essentiels à la victoire militaire : ce n’est pas une aveugle confiance en ses propres forces qui procure le zèle du guerrier, c’est un savoir. Ce

73Ibid., VI. 69. 1-2. 74Ibid., VI, 68, 1-3.

qu’annonce ce discours, c’est la disparition du soutien éthique du courage homérique, l’αἰδώς, et son remplacement par l’ἐπιστήμη. Le θυμός n’a plus d’autre fonction que de produire l’énergie nécessaire au soutien de cette ἐπιστήμη qui scelle l’issue du combat.