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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. L’αἰδώς chez les interlocuteurs de Socrate.

2.3. Θυμός et αἰδώς dans le livre I de la République.

2.3.2 La justice selon Polémarque.

Polémarque « hérite » de la parole de son père. La disparition de Céphale fait de lui un héritier de la morale traditionnelle dont il doit défendre la valeur150. Alors que Socrate fait dépendre « injustement » la

145 Le terme καρδία est synonyme de θυμός chez Pindare selon Sullivan, S.D., Psychological and Ethical Ideas. What Early Greeks

say, op. cit. Platon, c’est évident, ne les considère pas comme synonymes, mais lorsqu’il évoque la καρδία d’Ulysse (en 390d4 et

surtout au livre IV en 441b6), c’est pour faire référence au θυμός comme fonction psychique. C’est pourquoi on peut supposer ici que la mention de la καρδία n’est pas anodine.

146République, 331a6-9.

147 E.A. Havelock, The Greek Concept of Justice, op.cit, p. 310, signale l’affinité du sens de la justice selon Céphale avec la Justice

telle qu’elle est définie dans l’Iliade.

148 Par exemple en 390e2, Socrate interdit un vers d’origine inconnue sur la possibilité d’acheter les dieux et les hommes par la

dispensation de dons. « Les cadeaux font fléchir les dieux, les cadeaux font fléchir les rois vénérables ». Un vers de Médée

d’Euripide s’en rapproche, lorsque Médée offre ses présents à la princesse : v. 964-5.

149 Aussi je souscris aux analyses de P. Javet, lorsqu’il affirme que la conception de Céphale est « pauvre » par rapport aux

définitions de la justice du livre IV, comme πραξίς (433d), tout en signalant qu’elle est rendue pauvre par Socrate qui refuse d’emblée que l’angoisse soit un moteur suffisant de discernement de la justice, puisque toute angoisse est rapportée selon lui, en dernière instance, à un calcul d’intérêt. « Céphale et Platon sur le seuil de la vieillesse. Réflexions sur le prologue de la

République », in Revue Philosophique, 107, p. 241-247.

150 Comme le remarque bien D.J. Blyth, « Polemarchus in Plato’s Republic », Prudentia 26, 53-82, Polémarque se montre dans

justice de la richesse de Céphale, Polémarque ne fait que reformuler la même définition de la justice151, mais

sur un autre « ton ». La justice consiste à « rendre aux amis et aux ennemis respectivement des biens et des maux » (332a9-10), et plus loin à « rendre à chacun ce qui lui est dû »152.

La justice n’est donc plus seulement liée à la piété et à la crainte de la mort, mais aussi à la reconnaissance des amis, et à celle des ennemis153. Loin de n’être que l’organe de l’angoisse enfantine et/ou marchande

de Céphale, le θυμός est aussi le lieu de l’ardeur au double sens où il faut être doux envers ses amis et dur envers ses ennemis. Mais cette ardeur est d’abord reconnaissance, la justice étant un principe de rétribution de cette reconnaissance qui ne prend pas forcément une forme monétaire, puisqu’il s’agit de faire du bien aux amis, et aux ennemis de rendre du mal. Faire du bien à ses amis correspond en réalité à entrer dans une forme d’économie d’échanges de biens, mais de façon désintéressée, tout comme rendre du mal à ses ennemis correspond à une application de la lex talionis. La νέμεσις n’est pas ici une justice qui consiste à un

équilibrage des biens et des maux, mais elle consiste au contraire à exagérer la rétribution afin d’assurer sa visibilité154.

La réfutation de Socrate ne semble pas cette fois-ci s’opérer par glissement, mais bien par dichotomie subtile. Alors que la définition de Polémarque rend parfaitement compte de l’ambivalence du θυμός à être à la fois reconnaissant envers ses amis et dur envers ses ennemis, Socrate attaque cette définition en menant Polémarque tour à tour sur le champ de bataille et chez les marchands de canons.

« SOCRATE :Et qu’en est-il du juste ? Dans quelle action et en fonction de quelle tâche est-il le plus en mesure d’aider ses amis et de nuire à ses ennemis ? POLEMARQUE : – À la guerre, en combattant contre les uns et en s’alliant avec les autres, me semble-t-il. »155

« SOCRATE :Mais alors, la justice, en vue de quel usage ou de quelle possession dirais-tu qu’elle est utile en temps de paix ? POLEMARQUE :– Pour les contrats, Socrate.»156

151 C’est le sens le plus plausible que l’on peut donner à cet « héritage » (παραδίδωμι ὑμῖν τὸν λόγος en 331d5, et κληρονόμος en

331e1). Sur cette question, on consultera les analyses intéressantes de R. Blondell, The Play of Character in Plato’s Dialogues,

Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 175-180.

152 Aussi les références littéraires changent, d’Hésiode, de Sophocle et Pindare pour Céphale, on passe à Simonide, ce faux σοφός.

Puis c’est Homère qui est impliqué en 334a11.

153 Ce qui est une définition commune de la justice chez les tragiques. Voir à ce propos M.W. Blundell, Helping Friends and

harming Ennemies : A Study in Sophocles and greek Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

154 La vengeance d’Achille tend justement à l’exagération, Il. XVIII, 334-337. Socrate le condamne d’ailleurs en 391b-d. 155République, 332e3-5.

En temps de guerre, le θυμός peut bien apparaître simplement comme un principe de justice du fait de son ardeur, à condition de reconnaître, de savoir, distinguer les amis et les ennemis. Mais en temps de paix, le

θυμός ne s’attache qu’à des réalités inutiles, rendant la justice elle-même inutile (333e1). Tout au plus le θυμός fait-il d’une communauté en temps de paix un marché menant à la guerre. Aussi, une des conclusions à laquelle Socrate parvient avec Polémarque est d’assimiler la vertu de justice telle qu’elle est vécue par un θυμός à une vertu essentiellement guerrière, dépourvue de signification politique. La cité ne peut pas se fonder sur un « sentiment » de justice aussi glissant.

On peut à partir de ces deux confrontations, entre Céphale, Polémarque et Socrate, avancer deux conclusions.

La première est que Céphale et Polémarque sont les porte-paroles d’une tradition qui considère le « bon » en fonction de la reconnaissance sociale qu’il suscite, la τιμή. La seconde, c’est le glissement qu’opère Socrate en faisant coïncider le sentiment de justice de Céphale avec un souci marchand et dépourvu de philosophie et celui de Polémarque avec une aveugle reconnaissance. Leurs intuitions plus émotives que rationnelles ne peuvent ainsi constituer une base solide pour une définition de la justice. Ces opinions sur la justice ne sont que des représentations communes dont on voit qu’elles recèlent en elles-mêmes leur démesure : le marchandage et la guerre. C’est par un usage subtil de l’ ἔλεγχος, visant justement à défigurer les arguments de ses interlocuteurs, à leur faire honte, que Socrate bouleverse les conceptions traditionnelles du « bon » et du « juste »157. Or, il faut bien noter que la réfutation socratique est dirigée

à travers et contre Homère, et c’est en provoquant chez ses interlocuteurs le sentiment même qu’il réfute, l’αἰδώς, que l’idéologie homérique est évincée.

157 A.W.H. Adkins, Merit and Responsibility, op. cit., p. 269 sq. « The infiltration of the quiet moral values has transformed a

moderately homogeneous collection of traditional aretai into a heterogeneous mess of conflicting claims, desiderating

apparently two different kinds of men, commended by the same group of terms. » C’est pourquoi Adkins parle d’un elenchus

qui est à la fois compris comme une défiguration, et comme une nouvelle logique à laquelle devront se conformer les anciennes valeurs. Il n’en demeure pas moins que l’elenchus est ici un instrument de dissociation, de « coupure », qui tranche l’unité

morale traditionnelle. C’est le reproche que lui lance Thrasymaque en 338d3-4 : « Tu es vraiment méprisable, Socrate, tu t’empares de mon argument de manière à le dénaturer complètement ».

2.3.3 Le θυμός de Thrasymaque.

La « morale » traditionnelle n’est pas réfutée de bon gré : Céphale rit avant de quitter l’entretien (331d9), et Polémarque accuse le raisonnement de Socrate de n’être précisément pas celui d’un honnête homme (334d7-8). Il en va de même lors de l’entretien avec Thrasymaque. En 336b1-8, l’entretien est suspendu et laisse place à une description : l’entrée en scène de Thrasymaque.

« Thrasymaque s’était élancé à plusieurs reprises, au milieu même de notre discussion, pour capter la parole (ὥρμα ἀντιλαμβάνεσθαι τοῦ λόγου), mais il en avait été empêché par ceux qui avaient pris place près de lui et qui étaient désireux de suivre l’argument jusqu’au bout. Comme nous faisions une pause, à l’instant où je disais ces paroles, il ne fut plus capable de rester tranquille (οὐκέτι ἡσυχίαν ἧγεν), mais, se ramassant sur lui-même comme un animal sauvage (ἀλλὰ συστρέψας ἑαυτὸν ὥσπερ θηρίον), il bondit sur nous comme pour nous mettre en pièces.»158

La manière dont est décrite la prise de parole de Thrasymaque est tout à fait comparable au style de l’épopée159. Le vocabulaire, les métaphores et jusqu’à la prise de parole elle-même montrent que c’est à

partir de son θυμός que Thrasymaque parle. En effet, Thrasymaque est affecté physiologiquement : Thrasymaque s’enroule sur lui-même (συστρέψας ἑαυτὸν)160, provoquant une impulsion (ὥρμα), et enfin

une explosion (ἧκεν). Mais c’est bien du λόγος qu’il s’agit, décrit comme un objet qu’on peut saisir (ἀντιλαμβάνεσθαι), défendre ou mettre en pièce : la discussion devient avec Thrasymaque un champ de bataille. Il faut pourtant se garder de faire de la discussion entre Thrasymaque et Socrate le symbole d’une opposition entre l’ἐπιθυμία d’une part, et du τὸ λογιστικόν d’autre part ; car ce qui est en jeu est davantage une opposition entre deux θυμοί, l’un plein de colère, apparentant Thrasymaque à une bête sauvage (ὥπερ θηρίον) 161, l’autre doux et calme, de Socrate.

158République, 336b1-8.

159 Par exemple au tout début de l’Iliade, I, 101-105, « Lors se leva le héros fils d’Atrée, Agamemnon le tout-puissant. Son cœur

exaspéré débordait d’une fureur noire et terrible, et ses yeux avaient le vif éclat du feu. Foudroyant Calchas du regard, il dit pour commencer ». Le parallèle est frappant mais ne doit pas pour autant conduire à faire de Thrasymaque un Agamemnon, à l’instar d’A.W.H. Adkins, Merit and Responsability, op. cit. p. 238 : « Scratch Thrasymachus and you find King Agamemnon ».

160 Il est difficile de traduire cette expression puisqu’elle évoque à la fois le mouvement tourbillonnaire qui s’oppose à une

circulation aérée et calme du sang, et aussi le resserrement des troupes qui partent au combat, ce qui est le cas puisque Thrasymaque « s’élance dans le cercle ».

161 On note la même expression au livre III en 411e1. À partir de ces expressions, on peut penser, à l’instar de J.R.S. Wilson,

Socrate a accusé Thrasymaque d’un « désir de parler en vue de se faire bien voir » (ἐπιθυμῶν εἰπεῖν ἵν’εὐδοκιμήσειν) (338a6) renversant ainsi la fin, le λόγος, en simple moyen pour satisfaire un autre désir, celui de la τιμή ; d’autre part, Thrasymaque est décrit comme un φιλόνικος, amoureux de la victoire, parce qu’elle permet justement l’obtention de cette τιμή162. Le comportement de Thrasymaque explique dans une

certaine mesure la nature de la thèse sur la justice qu’il défend devant Socrate, et qui consiste en une forme ambivalente de positivisme juridique, qu’il soutient et critique à la fois. Dire en effet que la justice n’est rien que « l’avantage du plus fort » (338c1) signifie que l’on considère la norme du juste comme une convention, dont la loi est la formulation dernière. Est juste ce qui est à l’avantage de celui qui promulgue cette valeur. Pourtant, Thrasymaque critique cette thèse positiviste, en s’indignant presque de la manière donc les membres d’une communauté se servent de la norme établie au profit du plus fort pour leurs propres intérêts. La position défendue par Thrasymaque est très proche de celle de Calliclès dans le

Gorgias : de même que Calliclès qui prétend ne pas être sensible à la « honte », pourtant liée au sens de

l’honneur, s’avère en réalité très soucieux de sa propre τιμή, de même, Thrasymaque dénonce dans l’état de fait qu’il décrit une déshérence des valeurs. Thrasymaque est bien une figure du philotime blessé dans son orgueil.

Thrasymaque reproche à Socrate et Polémarque la lâcheté et la mollesse avec laquelle la discussion est engagée, ne parvenant pas à se dénouer, et c’est le sentiment de honte163 qui est ici allégué. La réaction

de Socrate est en tout point ironique. Socrate se dit bouleversé, frappé de stupeur, et surtout effrayé par une mauvaise crainte, celle-là même qui cause la lâcheté au combat (336d5-e1). Aussi ce qui permet à Socrate, pour reprendre ses termes, de ne pas perdre la voix, c’est d’instaurer un jeu ironique sur les modalités de la discussion. Socrate demande pitié et indulgence164, comme un suppliant, puis il affecte la position du

mendiant, tournant ainsi en dérision la sensibilité à l’honneur auquel Thrasymaque est manifestement

162 Ce désir produit en lui une réaction plus violente encore, comparable étrangement à celle de l’éraste dans le mythe de

l’attelage ailé du Phèdre : Thrasymaque rougit (ἐρυθριῶτα), il est en nage (350d1-4).

163 Sentiment qu’on localise dans l’expression « πρὸς ἀλλήλους ὑποκατακλινόμενοι ὑμῖν αὐτοῖς » puisque s’agenouiller, « se faire

des courbettes » signale ici un manque d’ardeur au « combat » (c’est Socrate qui l’appelle ainsi voulant enrôler Polémarque) qu’est l’entretien lui-même. Aussi il est normal qu’un tel combat suscite chez Thrasymaque une ardeur qui devrait lui être propre, mais qui se révèle être en décalage par rapport à la dialectique.

164 Socrate feint donc la position du suppliant, position qui implique dans l’épopée une immédiate réaction de respect, sentiment

attaché165. Socrate évacue lors de son entretien avec Thrasymaque toute dimension dramatique dans la

pratique du dialogue. En effet, toutes les questions et réponses sont comparées à des offrandes ou à des supplications, et les deux interlocuteurs feignent de provoquer une éthique de la discussion fondée exclusivement sur l’αἰδώς, et dont la προθυμία est le signe166.

« SOCRATE : - Quand tu dis, répondis-je, que je m’instruis auprès des autres, tu dis vrai, Thrasymaque, mais quand tu affirmes que je ne suis pas reconnaissant, tu ne dis pas la vérité. Je paie dans la mesure de mes moyens, et cela je ne peux le faire qu’en formulant des éloges. Car des biens matériels, je n’en ai pas. Mais avec quelle ardeur je m’applique à le faire (Ὥς δὲ προθύμως τοῦτο δρῶ), quand quelqu’un me semble bien parler, tu vas le constater à l’instant, dès que tu auras répondu.»167

« Προθύμως » caractérise ici l’empressement, l’ardeur de Socrate lorsqu’il s’agit d’être reconnaissant envers ceux qui lui semblent avoir bien parlé. La reconnaissance socratique n’est donc pas monnayable en argent, comme pour les sophistes, mais en discours, ou plutôt en éloges (ἐπαινεῖν μόνον). Une seconde occurrence de la προθυμία se trouve en 344e7, et c’est Socrate qui encore une fois feint d’implorer Thrasymaque de rester après un discours torrentiel :

« Mais, mon bon, mets tout ton cœur à nous le montrer à nous aussi (προθυμοῦ καὶ ἡμῖν ἐνδείξασθαι), tu ne t’en trouveras pas plus mal de nous aider, autant que nous sommes. »168

La sensibilité à laquelle ce verbe, προθυμέομαι, renvoie sonne de toute évidence comme une contradiction avec le discours immoraliste de Thrasymaque. Le θυμός des interlocuteurs, on le voit clairement, est ce qui doit être éduqué avant qu’il ne soit définitivement hostile à la discussion, et à la rationalisation des mobiles de l’action.

3. Conclusion.

Dans ce chapitre, le Protagoras a servi de base pour établir une théorie de la sensibilité morale, que

l’on retrouve exprimée avec une certaine constance dans les autres dialogues socratiques. Si le terme

165 Voir J.R.S. Wilson, « Thrasymachus and the thumos », loc. cit., et A. Hobbs, Plato and the Hero, op. cit., p. 164-170. 166République, 338a2, 338b5, puis de 351c6et c7, 352b3, et b5-6.

167Ibid., 338b4-9. 168Ibid., 344e7.

« θυμός » n’apparaît que dans le Protagoras parmi les dialogues socratiques, il n’en apparaît pas moins

central pour comprendre l’insistance avec laquelle les émotions morales, et en particulier l’αἰδώς, sont questionnées dans les dialogues.

Tout d’abord, l’analyse du terme « θυμός » dans le Protagoras montre qu’il désigne le siège de la

colère, ou par métonymie la colère elle-même. En tant qu’émotion, « θυμός » est une réaction spontanée face au spectacle de l’injustice et peut ainsi être appelé « émotion morale », au même titre que l’αἰδώς et la δική dans le mythe du sophiste. Certes, peu d’éléments textuels permettent de théoriser la fonction de l’émotion dans l’éthique et la politique. Malgré tout, Protagoras questionne le statut de l’émotion relativement au savoir et à d’autres pulsions : l’émotion constitue pour le sophiste une « intelligence » fine de la norme, sur le mode du tact et de l’à-propos. À ce titre, on peut dire que le sophiste est un porte-parole de l’idée d’une sensibilité attentive à la singularité de l’action et aux points de vue qui justifient telle ou telle qualification. De même Criton, dans son plaidoyer, montre bien comment l’αἰσχύνη qu’il ressent est corrélative d’une interprétation singulière d’une situation qu’il juge absurde. Enfin Phèdre dans le Banquet

rapporte les émotions morales au mécanisme psychologique d’ἔρως, associant ainsi l’émotion morale à la singularité d’un point de vue éminent, celui de l’amant ou de l’aimé.

Il faut donc comprendre que l’émotion possède des capacités évaluatives et cognitives pour Protagoras, et que ce sont ces capacités qui conditionnent la vie en société, prêtant ainsi à tous une sensibilité minimale à la justice. C’est sans doute le trait le plus important du θυμός dans les dialogues socratiques : il est essentiel à la vie de la communauté, du fait qu’il est ce par quoi les normes et les valeurs de la cité sont intériorisées et diffusées. Par ailleurs, pour certains interlocuteurs de Socrate, l’αἰδώς continue d’avoir une fonction de cohésion sociale importante : le sens de la honte est le soutien du droit, un ciment social, dont on réclame obligatoirement la présence chez les citoyens. C’est en un sens le partage spontané à des valeurs communes qui fonde la légitimité du droit et son effectivité, quitte à ce que cette sensibilité commune heurte les décisions du droit. Charmide et Phèdre disent tous deux que l’attention à la τιμή est une condition du bien-vivre en société, tandis que Criton et Euthyphron expérimentent en un sens un conflit normatif entre les règles du droit positif et celles que dicte spontanément l’émotion de honte. Platon décrit donc, à travers ces interlocuteurs, la manière dont certaines émotions spontanées constituent les fondements de la vie collective.

Or, si l’on fait fi, comme Protagoras, de la distinction entre savoir et opinion pour définir la vertu, alors, les émotions du θυμός semblent prendre une importance considérable dans la production de l’acte vertueux. Protagoras présente le θυμός comme une force de motivation en-deçà de la distinction entre savoir et pulsion. En mentionnant ce terme, c’est une définition de la vertu comme disposition du caractère qu’il compose, vertu elle-même sujette à l’appréciation des autres individus, par empathie. De même, si Charmide excelle dans la posture du jeune éphèbe, ce n’est pas parce qu’il réfléchit à ce que signifie la σωφροσύνη en elle-même, mais simplement à sa signification contextuelle dans une société donnée, et qu’il présente le naturel requis pour s’y mouvoir aisément. En ce sens, il faudrait distinguer clairement, comme le fait Protagoras à l’aide du concept d’εὐβουλία un savoir technicien permettant à l’individu d’aiguiser sa conscience des normes en vigueur, et la vertu qui consiste à exceller à l’intérieur même de ces normes. Or, contre l’objection de charlatanisme de la vertu, qui consiste à dénoncer un comportement manipulateur et

intéressé, comme le fait Thrasymaque au livre I de la République, l’émotion morale présente

incontestablement une solution : parce qu’elle signale l’implication de l’individu dans ces mêmes normes, qu’il peut par ailleurs utiliser, elle devient un critère de l’évaluation morale.

Un tel modèle de société et de vertu, qui suppose que l’émotion morale est un critère déterminant la valeur