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Le problème de l’unité de la vertu selon Protagoras.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.3. Qu’est-ce que la vertu selon Protagoras ?

1.3.1 Le problème de l’unité de la vertu selon Protagoras.

Dans son discours, Protagoras utilise un certain nombre de termes et d’expressions pour désigner des vertus, soit au sens d’une faculté, soit au sens d’un comportement : la capacité à bien délibérer (εὐβουλία, 318e5) ; la réserve et la justice (αἰδώς et δική) ; la « vertu » (ἀρετῆς, 322d7) ; « la vertu politique » (πολιτικῆς ἀρετῆς, 323a1) ; la justice (δικαιοσύνης 323a1) ; la sagesse (σωφροσύνης 323a2) ; « la justice et l’ensemble de la vertu politique » (δικαιοσύνης τε καὶ τῆς ἄλλης πολιτικῆς ἀρετῆς, 323a6-7 et ἐν δὲ δικαιοσύνῃ καὶ ἐν τῇ ἄλλῃ πολιτικῇ ἀρετῇ, 323b2) ; « la justice, la sagesse et le fait d’être pieux » (ἀλλὰ δικαιοσύνη καὶ σωφροσύνη καὶ τὸ ὅσιον, 325a1) ; « en un mot cette même chose que j’appelle la vertu de l’homme » (καὶ συλλήβδην ἓν αὐτὸ προσαγορεύω εἶναι ἀνδρὸς ἀρετήν, 325a2). La multiplicité des appellations utilisées par le sophiste contraste avec la régularité de la liste des cinq vertus énoncée par Socrate : la σωφροσύνη, la δικαιοσύνη, l’ἀνδρεία et la σοφία ou l’ἐπιστήμη, qui sont les vertus cardinales

thématisées dans la République, et enfin l’ὁσιότης, la piété. Il n’est pas facile de défendre la cohérence de la

conception protagorienne de l’unité de la vertu, à moins de ne pas interpréter ses discours relativement à ce qu’en dit Socrate à partir de 329c. On peut supposer que Protagoras exprime une conception qu’on pourrait nommer « holistique » et dynamique de la vertu, qui considère que l’hendiadyin αἰδώς τε καὶ δική correspond à la vertu prise au sens où elle est une disposition sensible et éducable à la norme ; les autres

vertus sont des appellations singulières et se rapprochent davantage de prédicats d’actions réputées vertueuses, et parmi lesquelles le langage doit faire un partage fin.

Il faut avant tout lever une objection contre cette tentative de défendre la cohérence de la thèse de Protagoras. Dans un article lumineux sur le problème de l’unité de la vertu dans le Protagoras, D. O’Brien

commence par énoncer la thèse à laquelle souscrit Protagoras en 329d-329e, ainsi que deux thèses « rivales »51, que l’on peut rappeler sommairement. Selon la réponse de Protagoras à la question de

Socrate, les vertus particulières sont des « parties » de la vertu ; chacune différant des autres et du tout à la manière des parties d’un visage, on peut posséder une vertu sans posséder conséquemment toutes les autres. À cette thèse s’oppose une première thèse, refusée par Protagoras, qui obéit au modèle alternatif proposé par Socrate : les vertus particulières sont des parties de la vertu, chacune différant des autres seulement en grandeur et en petitesse, à la manière de morceaux d’or ; on ne peut donc posséder une vertu sans posséder les autres. Enfin, une seconde thèse rivale, refusée aussi par Protagoras, avait été précédemment proposée par Socrate ; D. O’Brien la reconstruit de la manière suivante : les vertus particulières ne sont pas des parties de la vertu mais sont autant de noms d’une même chose ; par conséquent, on ne peut posséder une vertu sans posséder toutes les autres.

La question est de formulation simple, bien qu’il puisse ne pas exister de réponse : la formulation de ces trois thèses parmi lesquelles Protagoras doit choisir convient-elle aux discours que le sophiste a produits entre 317e et 328d, c’est-à-dire juste avant le début de l’examen du problème de l’unité de la vertu52 ? Tenter de défendre la thèse de Protagoras reviendrait à dire que le sophiste n’assume qu’en un

51 D. O’ Brien, « Socrates and Protagoras on Virtue », Oxford Studies in Ancient Philosophy, vol. XXIV, 2003, p. 59-131. 52 La bibliographie sur cette question est plus qu’abondante. En plus de l’article de D. O’Brien cité, voir pour une discussion

générale les articles classiques de G. Vlastos, « The unity of the virtues in the Protagoras », Review of Metaphysics, 25, 1971-2, p.

415-458, repris dans Platonic Studies, 2nd edition, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 221-269 ; T. Penner, « The

certain sens une thèse à l’exclusion des deux autres, mais qu’en réalité c’est une autre thèse qu’il défendrait s’il avait eu le pouvoir de la formuler.

Tout se joue en effet sur l’exposition par Socrate d’une alternative, à laquelle Protagoras répond en choisissant l’une à l’exclusion de l’autre. Socrate en effet demande :

« Tu as dit en effet que Zeus avait envoyé aux hommes la justice et le sens de l’honneur (τὴν δικαιοσύνην καὶ τὴν αἰδῶ) ; dans ton discours en revanche (καὶ αὖ), tu as parlé à plusieurs reprises de la justice, de la sagesse, de la piété et de toutes les qualités de ce genre, comme si elles étaient quelque chose d’unique, en un mot : la vertu (ἡ δικαιοσύνη καὶ σωφροσύνη καὶ ὁσιότης καὶ πάντα ταῦτα ὡς ἕν τι εἴη, συλλήβδην ἀρετή) ; j’aimerais que tu me donnes une explication précise sur ce sujet : est-ce que la vertu est une chose unique (πότερον ἓν μέν τί ἐστιν ἡ ἀρετή), et est-ce que la justice, la sagesse et la piété sont ses parties (μόρια δὲ αὐτῆς ἐστιν ἡ δικαιοσύνη καὶ σωφροσύνη καὶ ὁσιότης), ou bien est-ce que toutes les qualités que je viens de citer sont des noms d’une même réalité unique (ἢ ταῦτ΄ ἐστὶν ἃ νυνδὴ ἐγὼ ἔλεγον πάντα ὀνόματα τοῦ αὐτοῦ ἑνὸς ὄντος) ? Voilà ce que je désire savoir encore. » 53

Une première difficulté d’interprétation apparaît dans la première phrase : Socrate substitue à l’hendiadyin αἰδώς τε καὶ δική deux vertus : ἡ δικαιοσύνη et ἡ αἰδώς. Il est probable que cette légère substitution modifie le sens des propos de Protagoras. Par ailleurs, il n’est pas facile de savoir si Socrate considère que le don de Zeus consiste en au moins deux vertus, justice et réserve, auxquelles s’ajoutent ensuite la sagesse et la piété,

ou si au contraire il considère que δικαιοσύνη et αἰδώς est ce que Protagoras tient pour la vertu (ὡς ἕν τι εἴη,

συλλήβδην ἀρετή). Dans un cas, on irait du multiple à l’un ; dans l’autre au contraire, de l’un, le don de Zeus, au multiple, les instances particulières de la vertu.

Une seconde difficulté consiste à cerner sur quoi exactement porte l’alternative socratique. Tous les commentateurs l’ont souligné : ce qui est en jeu est une conception de la relation du nom à son référent54.

illuminate Socrates’view of the unity of virtues», Apeiron 18, 1984, p. 110-117. R. Duncan, « Courage in Plato’s Protagoras», Phronesis 23, 1978, p. 216-228, montre quant à lui que Protagoras défend une conception du « courage » populaire

incohérente. On se reportera également à l’article d’ensemble de C.H. Kahn, « Plato on the Unity of the Virtues », in Werkmeister, W.H., (ed.), Facets of Plato’s Philosophy, Phronesis, suppl II, 1976, Assen, 1976, p. 21-39.

53Protagoras, 329c2-d2.

54 Le débat porte sur la question de savoir si Platon jouait ici sur la distinction entre identité sémantique et identité référentielle

qui conditionne donc l’interprétation du second membre de l’alternative : s’agit-il de synonymie stricte, c’est-à-dire l’interchangeabilité des noms de la vertu parce qu’ils ont tous la même signification, ou s’agit-il de « points de vue » descriptifs adéquats à la chose elle-même ? Voir surtout T. Penner, « The unity of virtue», loc. cit. qui formule le problème à l’aide des

concepts fregéens de « sens » et de « référence ». La distinction est suivie par C.C.W. Taylor, Plato, Protagoras, op.cit, p. 103-

En d’autres termes, en opposant directement μόρια à ὀνόματα Socrate a présenté une alternative qui somme Protagoras de choisir entre une interprétation qui fait de chacune des vertus particulières les éléments séparés qui composeraient la vert et une conception synonymique de la vertu où chacune des vertus

particulières seraient différents noms d’une seule et unique réalité. Protagoras semble trancher pour la première à l’exclusion de la seconde.

« Il est facile de te répondre, Socrate, dit-il, les qualités sur lesquelles tu m’interroges sont les parties de cette chose unique qu’est la vertu (ὅτι ἑνὸς ὄντος τῆς ἀρετῆς μόριά ἐστιν ἃ ἐρωτᾷς).»55

La facilité avec laquelle Protagoras répond ne doit pas masquer l’ambiguïté de l’alternative de Socrate, qui joue sur une indétermination de ce que signifie cette « chose une » (ἑνὸς ὄντος)56. En effet, dans sa réponse,

Protagoras mêle les expressions utilisées dans chacun des membres de l’alternative, en répondant d’une part que la vertu est « une réalité » (ἕν ὄν) (au lieu de répondre qu’elle est « ἕν τι »), et que les vertus sont ses parties. L’effet de brouillage est patent, et il faut donc distinguer deux possibilités d’interprétations de l’alternative proposée par Socrate.

La première, qui pourrait être la manière dont Socrate comprend sa propre question, consiste à présenter une véritable alternative : « ou bien les noms des vertus particulières sont synonymes, c’est-à-dire ont le même sens et aussi le même référent, ou non »57. C’est précisément la reformulation que choisit Socrate en

349b, lors de la reprise de la discussion :

« Est-ce que savoir, sagesse, courage, justice et piété, qui sont cinq noms différents (πέντε ὄντα ὀνόματα), renvoient à une chose unique (ἐπὶ ἑνὶ πράγματί ἐστιν), ou est-ce que, sous chacun de ces noms, existe une certaine réalité propre (ἢ ἑκάστῳ τῶν ὀνομάτων τούτων ὑπόκειταί τις ἴδιος οὐσία), une chose qui possède à chaque fois sa puissance spécifique et est absolument distincte des autres

55Protagoras, 329d3-4.

56 La première alternative est construite en deux temps (μέν…δὲ), bien que pour Socrate il s’agisse de la même question : « est-ce

que la vertu est une chose unique (πότερον ἓν μέν τί ἐστιν ἡ ἀρετή), et est-ce que la justice, la sagesse et la piété sont ses parties (μόρια δὲ αὐτῆς ἐστιν ἡ δικαιοσύνη καὶ σωφροσύνη καὶ ὁσιότης) » ; le complément de μόρια au génitif est αὐτῆς et renvoie donc à ἡ ἀρετή. La seconde alternative est beaucoup moins ambiguë : « est-ce que toutes les qualités que je viens de citer sont des noms d’une même réalité unique (ἢ ταῦτ΄ ἐστὶν ἃ νυνδὴ ἐγὼ ἔλεγον πάντα ὀνόματα τοῦ αὐτοῦ ἑνὸς ὄντος) » ; le complément de πάντα ὀνόματα est le génitif neutre τοῦ αὐτοῦ ἑνὸς ὄντος. On peut supposer qu’en l’absence d’identité entre le premier complément, αὐτῆς, qui peut tout aussi bien renvoyer au nom et à la chose, et le second complément, τοῦ αὐτοῦ ἑνὸς ὄντος, qui indique qu’il s’agit d’une essence, Protagoras aurait pu concevoir que la première alternative permettait une compréhension plus large des relations entre la vertu, ses instances dans l’actions, et les dénominations appliquées à chacune de ces instances.

(καὶ πρᾶγμα ἔχον ἑαυτοῦ δύναμιν ἕκαστον, οὐκ ὂν οἷον τὸ ἕτερον αὐτῶν τὸ ἕτερον ;) ? »58

La seconde interprétation, celle que Protagoras retient sans doute, ne repose pas en réalité sur une alternative aussi tranchée que celle que lui présente Socrate : il s’agit de choisir plus subtilement si les noms des vertus particulières ont le même « sens », ou bien si les vertus particulières sont des appellations qui relèvent d’une même disposition mais actualisée dans une situation particulière, qui oblige ainsi à employer de préférence tel ou tel terme pour désigner la vertu59. Selon cette interprétation de l’alternative, Protagoras

considèrerait que les vertus particulières sont différentes « parties » d’une réalité que les noms déterminent dans le contexte de situations singulières60. Or, c’est précisément ce qu’il sous-entend lorsqu’il

déclare :

« La justice, la sagesse, le fait d’être pieux, en un mot, cette chose unique que j’appelle la vertu de l’homme (ἀλλὰ δικαιοσύνη καὶ σωφροσύνη καὶ τὸ ὅσιον εἶναι, καὶ συλλήβδην ἓν αὐτὸ προσαγορεύω εἶναι ἀνδρὸς ἀρετήν) »61.

En résumé, l’objection qui consiste à ne pas pouvoir défendre la cohérence de la thèse de Protagoras sur la vertu repose sur une interprétation unilatérale de l’alternative socratique62. Il semble possible en effet

de montrer que Protagoras ne refuse pas la thèse selon laquelle les noms des vertus particulières sont les noms d’une seule et même disposition, mais que la différence de leur signification peut être ou bien

58Protagoras, 349b1-6.

59 On reconnaîtra ici l’interprétation de l’alternative que T. Penner, ainsi que C.C.W. Taylor attribuent, contre Vlastos, à

Socrate, alors qu’on devrait l’attribuer davantage au sophiste. Taylor reformule très clairement après Penner la position qu’il attribue à Socrate, bien qu’elle demeure jusqu’à la fin du dialogue non explicitée : « If a logos says, not what a word means, but

what the thing named by the word really is (as (…) Prot. 360c-d [argues] that courage, i.e. what makes a man act courageously,

really is nothing other than knowledge), then Plato sees nothing objectionable in the thesis that the different virtues have the same logos (…) If, as I believe, Socrates’position in the Protagoras is that all the specific aretai are one and the same in that

different ways of behaving well all arise from the knowledge of what is good and bad (…) then it is an imprecise one, since it takes no account of the ways in which these ways of behaving well are different, e.g. in that they presuppose different, though

possibly overlapping areas of activity for their exercise» (p. 107). Taylor reconnaît ainsi avec une plus grande perspicacité que Penner, que la position socratique vise plus l’unité de la vertu à partir de la multiplicité des champs d’application du savoir, que la relation inverse, à savoir comment différencier ensuite chacune des vertus à partir de leur unité dans le savoir. Or, c’est précisément ce que fait Protagoras.

60 Voir B. Cassin, L’Effet sophistique, op. cit. La comparaison entre le mythe de Protagoras de Platon et sa reprise par Ælius

Aristide permet à l’auteur de déclarer très justement à propos de l’αἰδώς et de la δική : « la structure publique d’aidôs et de dikê a

partie liée avec l’effet rhétorique, et non pas avec l’intention éthique. » (p. 223).

61Protagoras, 325a1-2.

62 C’est pourquoi on pourrait reprocher à D. O’Brien de présenter sous la forme de trois thèses rivales ce qui en réalité est

présenté à Protagoras comme deux alternatives successives, dont la première est amphibologique. La troisième thèse que décrit D. O’Brien contient donc des éléments qui ne sont pas rejetés par Protagoras.

suffisante au point qu’une vertu puisse être comprise à l’opposé d’une autre, ou bien infime au point qu’elles finissent parfois par se confondre.

Deux tentatives de démonstrations peuvent être dessinées : la première consiste à lire tout le passage de 317e à 328d de telle manière qu’on montre que « αἰδώς τε καὶ δική » constitue l’unité mythique de la vertu dont la δικαιοσύνη, la σωφροσύνη et l’ὁσιότης sont seulement les facettes. Une seconde démonstration, qui met directement en jeu le θυμός, concerne le passage difficile 349e-351b, où Protagoras différencie d’une manière non dialectique le courage de l’audace.