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Θυμός individuel et θυμός « collectif ».

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. Les mutations de l’idéologie épique.

2.1.2 Θυμός individuel et θυμός « collectif ».

Si le θυμός voit son importance considérablement amoindrie dans l’action guerrière, il demeure bel et bien le destinataire essentiel de l’exhortation au courage, et le discours de Nicias précédemment cité n’est qu’une exception75. Mais, et c’est sans doute la mutation la plus profonde et la plus ambiguë des valeurs

archaïques, le θυμός n’est plus celui, individuel et aristocratique, du héros, mais celui d’un individu dont l’ardeur se soumet littéralement aux exigences de la communauté. On sait que la phalange hoplitique est contemporaine de l’institution de la cité, assurant ainsi l’extension d’un devoir de guerre réservé aux élites sociales76. Or il apparaît que le fait d’étendre à la communauté citoyenne le devoir de guerre n’implique pas

le rejet, loin s’en faut, de la référence au θυμός dans les exhortations poétiques.

Lorsque dans l’Iliade, Nestor exhorte ses troupes à l’αἰδώς et à raffermir leur θυμός à l’approche de l’ennemi,

l’ordre des rangs n’importe pas : chacun doit se remettre en mémoire la cité à laquelle il appartient par le souvenir de sa propre famille77. Mais lorsque Tyrtée fait appel au « θυμός » des citoyens, c’est dans la

perspective d’une organisation sociale où l’exploit individuel n’est plus qu’une image de l’exploit de la cité en son ensemble.

Les longs fragments 10 et 12 des poèmes de guerre de Tyrtée, auquel Platon fait référence dans les Lois

629a-630b78, sont de ce point de vue exemplaire.

Dans le fragment 10, Tyrtée rappelle aux guerriers comment le salut de la cité dépend de la vaillance de leur θυμός, qui prend clairement le sens de « courage » et d’ « ardeur » ; l’exploit personnel est clairement minoré au profit de la gloire de la cité :

75 Ibid., II, 87, où les chefs Péloponnésiens exhortent leurs guerriers à l’audace et les invitent à mépriser la technique et

l’expérience.

76 Sur cette question, voir Y. Garlan, La Guerre dans l’Antiquité, Paris, Nathan, 1999 (1972), en particulier p. 53-66 et p. 87-96. 77Supra, p. 44.

« Combattons avec courage (θυμῶι) pour cette terre et mourons pour nos enfants sans jamais ménager nos vies (ψυχέων μηκέτι φειδόμενοι). Oui, combattez pressés les uns contre les autres; n’allez pas les premiers céder à la peur (μηδὲ φόβου) ni prendre honteusement la fuite (φυγῆς αἰσχρῆς); mais réveillez dans vos âmes un grand et magnanime courage (μέγαν ποιεῖτε καὶ ἄλκιμον ἐν φρεσὶ θυμόν), méprisez la vie (μηδὲ φιλοψυχεῖτ΄) et luttez contre l’ennemi. »

L’exhortation au courage permet tout au long de ce fragment le rappel des émotions philanthropiques et sociales du sens de la honte et du respect (ὤρη ; αἰδώς)79. Car c’est de la cité, dont le ciment repose sur les

valeurs partagées de l’αἰδώς et de la νέμεσις, que l’individu tire sa vie et sa subsistance.

Dans le fragment 1280, la perspective est apparemment renversée au profit de la gloire personnelle du

guerrier victorieux ou mort, mais c’est en réalité encore la cité qui, depuis les égards qu’on doit au guerrier jusqu’à l’éloge funèbre, est célébrée81. Là encore, l’individu n’existe qu’à travers la cité pour laquelle il fait la

guerre, et sa gloire (κλέος) n’existe qu’aussi longtemps que la mémoire collective le veut82. Aussi, le courage

du guerrier, s’il est et l’objet de l’éloge et la fin de l’exhortation, n’est en réalité qu’un prétexte pour sublimer les valeurs de cohésion sociale et de respect mutuel :

« Quand il vieillit, il est au premier rang parmi ses concitoyens; par respect et par équité, nul ne voudrait l’offenser (οὐδέ τις αὐτὸν βλάπτειν οὔτ΄ αἰδοῦς οὔτε δίκης ἐθέλει). Jeunes gens, hommes de son âge et même vieillards lui cèdent leur place par honneur. »

Dans ces deux fragments cependant, la conception de la guerre est clairement agonistique. Il s’agit bien d’un duel contre des ennemis auquel il faut mesurer sa force, même si c’est en rang serré que combattent les jeunes hoplites. L’exhortation relève dans ces poèmes d’une convention littéraire qui ne recoupe pas l’évolution de la technique de guerre. Mais cet archaïsme est certainement délibéré. Justement,

79 On lit plus loin dans le même fragment : « Le déserteur sera toujours un ennemi pour ceux chez lesquels il ira, cédant au

besoin et à la dure pauvreté ; il déshonore sa race (αἰσχύνει τε γένος) et fait mentir sa noble figure (κατὰ δ΄ ἀγλαὸν εἶδος ἐλέγχει); partout le suivent la honte et la lâcheté (πᾶσα δ΄ ἀτιμίη καὶ κακότης ἕπεται). Et puis on ne tient nul compte d’un guerrier vagabond ; pour lui, point de respect (οὐδεμί΄ ὤρη), point d’égard (οὔτ΄ αἰδὼς), point de pitié (οὔτ΄ ὀπίσω γένεος). » Un peu plus loin Tyrtée fait mention de la νέμεσις qui doit lever le cœur des jeunes guerriers à la vue d’un vieillard qui tombe au champ de bataille.

80 On compte quatre occurrences de θυμός dans ce fragment l. 18, 23 et 44, avec le même sens de « courage » ou « ardeur ». 81 Pour une interprétation de ce fragment de Tyrtée, voir R.D. Luginbill, « Tyrtaeus 12 West : come join the Spartan army »,

Classical Quarterly 52, n°2, 2002, p. 405-414. L’auteur oppose assez justement le fragment 12 aux autres en ce qu’il accentue

davantage la vertu individuelle que l’unité de la phalange.

82 « Sa gloire et son nom ne périssent pas (οὐδέ ποτε κλέος ἐσθλὸν ἀπόλλυται οὐδ΄ ὄνομ΄ αὐτοῦ): quoiqu’il repose au sein de la terre,

il est immortel, le guerrier courageux qui est tombé sous les coups du terrible Arès, sans crainte, ferme à son poste, combattant pour sa patrie et ses enfants. »

on perçoit bien quels sont les enjeux du transfert des valeurs archaïques du θυμός dans les rangs des hoplites grecs, qu’ils soient athéniens ou spartiates. Il s’agit de maintenir l’égoïsme antisocial du guerrier dans les limites que la cité tolère. Appeler au θυμός dans les exhortations militaires ne signifie pas comme dans l’épopée réveiller une sensibilité à la τιμή, mais réguler cette sensibilité en cultivant une sensibilité à la vie civique et collective. La résonnance archaïque de « θυμός » dans les exhortations est sans doute la raison même de son emploi : il rappelle les valeurs de la honte, de l’honneur, dans un contexte guerrier qui est celui du rejet de l’idéologie du héros.