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Αἰδώς comme ciment social dans l’Euthyphron.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. L’αἰδώς chez les interlocuteurs de Socrate.

2.2. La fonction sociale de l’αἰδώς.

2.2.1 Αἰδώς comme ciment social dans l’Euthyphron.

Dans le Protagoras, la piété (ὁσιότης) apparaît au nombre des vertus particulières qui constituent la

πολιτικὴ ἀρετή ; elle désigne dans le discours du sophiste une application de l’αἰδώς dans le domaine des relations des dieux aux hommes, tout en ayant bien entendu une fonction sociale interhumaine. Dans l’Euthyphron, jamais la question de la dimension politique et juridique de l’ὁσιότης n’aura été posée de

manière plus brûlante : Euthyphron, se prévalant de son statut de devin et d’une connaissance sans faille des questions religieuses au tribunal d’Athènes, intente un procès à son propre père, pendant que Socrate avertit le devin qu’il est lui-même victime de la poursuite de Mélètos pour impiété et corruption de la jeunesse. Réfléchir sur la piété implique nécessairement de réfléchir aussi sur la justice, de droit et de fait, puisque la piété est normée par la communauté civile et sanctionnée par un tribunal.

La définition du pieux est donc d’emblée insérée dans le contexte du débat public et du différend, où se manifestent des émotions d’hostilité, de jalousie et de colère, ou de bienveillance116. Ces émotions, sans

116 Comme en témoigne l’identité de position d’Euthyphron et de Socrate à l’égard des Athéniens : Euthyphron déclare subir la

définir une axiologie précise comme le déplore Socrate, témoignent au moins de la manière dont la norme au sujet du pieux comme du juste est garantie et diffusée par la communauté athénienne. Comme dans le

Protagoras, la vertu est en effet véhiculée par l’exemplification des normes, et confortée par l’édification

rhétorique, faisant appel aux passions de la foule et des jurés.

La première définition de la piété que livre Euthyphron consiste en effet à asserter la valeur de sa propre action.

« Eh bien j’affirme que le pieux consiste précisément en ce que je suis en train de faire (ὅπερ ἐγὼ νῦν ποιῶ), c’est-à-dire poursuivre celui qui est coupable d’un crime, qu’il s’agisse d’un meurtre, d’un vol perpétré dans un temple ou de tout autre méfait de ce genre (ἤ τι ἄλλο τῶν τοιούτων ) et peu importe qu’il s’agisse de mon père, ou de ma mère ou de qui que soit d’autre (ἐάντε ἄλλος ὁστισοῦν). Et l’impie, c’est de ne pas le poursuivre »117.

La définition d’Euthyphron est d’autant plus remarquable que la rhétorique utilisée témoigne du mécanisme de la diffusion de la norme qu’on a pu observer dans le Protagoras : toute action normative est

aussi en un sens discursive, et réciproquement : le pieux est ce que l’on fait (ὅπερ ἐγὼ νῦν ποιῶ), la loi sur la piété est d’abord une action ; Euthyphron étend ensuite la définition du pieux à deux autres actions paradigmatiques : la dénonciation du meurtre et du pillage du temple, impliquant tous deux la souillure du criminel, puis aux cas qui s’y rapportent ; enfin la norme est à la fois rapportée à son énonciateur par l’occurrence du père et de la mère et étendue à toute la communauté politique, afin d’éviter le cantonnement de la norme dans le cercle privé118. La norme est enfin confortée par ce qui lui est contraire :

le crime sanctionné en l’occurrence par la loi.

Comme le rappelle Socrate à la fin du dialogue, la puissance du prétendu savoir d’Euthyphron ne repose en fait que sur l’efficacité rhétorique d’un discours normatif déjà avalisé par l’auditoire à qui il l’adresse. Euthyphron donne une seconde définition de la piété en 6e10-7a1 : « la piété est ce qui est cher aux dieux ; ce qui est impie est ce qui ne leur est pas cher ». Si cette formule répond à l’exigence logique de la

117Ibid., 5d8-5e2.

118 La structure binaire τὸ μὲν ὅσιὸν (…) τὸ δὲ …ἀνόσιον de l’énonciation de la norme est développée par deux propositions

ternaires symétriques ἢ…ἢ…ἢ τι ἄλλο τῶν τοιούτων / ἐάντε… ἐάντε…. ἐάντε ἄλλος ὁστισοῦν. Cette structure montre assez clairement comment l’énonciation de la norme procède de la description d’une situation singulière à l’extension de sa validité à d’autres cas qui demeurent eux aussi singuliers.

définition, elle n’est en réalité que l’énonciation de la norme fondamentale de la première. La réfutation de Socrate, qui révèle le caractère arbitraire du pieux s’il n’est le fruit que de la préférence particulière d’un dieu, opère simplement un parallèle entre le désaccord public au sujet de la validité d’une norme et le désaccord des dieux à qui l’on prête des émotions de haine et d’amour.

C’est dans ce contexte qui associe intimement la question de la piété au problème de la sanction de la norme sociale que l’on doit comprendre la mention que Socrate fait de l’αἰδώς à l’occasion d’une nouvelle définition de la piété. En effet, après avoir demandé à Euthyphron si « tout ce qui est juste est aussi pieux » (11e-12a), Socrate recourt à un exemple pour clarifier le type de relation qu’entretiennent piété et justice : l’αἰδώς entretient avec la crainte une relation d’inclusion ; un exemple supplémentaire, arithmétique, vient à son tour expliciter l’exemple et fait de cette relation d’inclusion une relation de la partie à son tout, d’une espèce à un genre.

« SOCRATE : En ce cas, tout ce qui est juste est-il aussi pieux ? (Ἆρ΄ οὖν καὶ πᾶν τὸ δίκαιον ὅσιον) Ou bien le pieux est-il tout entier juste (ἢ τὸ μὲν ὅσιον πᾶν δίκαιον), alors que le juste n’est pas tout entier pieux, étant en partie pieux, et en partie autre chose (τὸ δὲ δίκαιον οὐ πᾶν ὅσιον, ἀλλὰ τὸ μὲν αὐτοῦ ὅσιον, τὸ δέ τι καὶ ἄλλο) ? EUTHYPHRON : Je ne suis pas ce que tu viens de dire, SOCRATE : . - Et pourtant tu as sur moi l’avantage aussi bien de la jeunesse que du savoir. Mais je le répète, la richesse de ton savoir t’amollit. Allons, bienheureux, concentre-toi, car il n’est même pas difficile de comprendre ce que je veux dire. J’affirme en effet le contraire de ce que le poète a écrit dans un poème : ‘il ne veut pas insulter Zeus le créateur, lui qui a engendré toutes choses ; car ‘là où il y a crainte, là il y a aussi respect’ (Ζῆνα δὲ τὸν [θ΄] ἔρξαντα καὶ ὃς τάδε πάντ΄ ἐφύτευσεν οὐκ ἐθέλει νεικεῖν· ἵνα γὰρ δέος ἔνθα καὶ αἰδώς.). Pour ma part, je suis sur ce point d’un avis différent. EUTHYPHRON : -Bien sûr. SOCRATE : - Je n’ai pas l’impression que ‘là où il y a crainte, là il y a aussi respect’. En effet, les nombreuses personnes qui craignent la maladie, la pauvreté et plusieurs autres maux de ce genre me semblent bien craindre, mais non respecter, ces choses qu’elles craignent. N’est-ce pas aussi ton avis ? EUTHYPHRON : - Tout à fait. SOCRATE : - Il me semble plutôt que là où il y a respect, là il y a aussi crainte. Car celui qui a honte et qui rougit de quelque action ne redoute-t-il pas et ne craint-il pas tout à la fois la réputation de perversité ? (ἐπεὶ ἔστιν ὅστις αἰδούμενός τι πρᾶγμα καὶ αἰσχυνόμενος οὐ πεφόβηταί τε καὶ δέδοικεν ἅμα δόξαν πονηρίας ;) EUTHYPHRON : - Si, il la craint. SOCRATE : - Il n’est donc pas juste de dire : ‘là où il y a crainte, là il y a aussi respect’, mais plutôt : ‘là où il y a respect, là il y a aussi crainte ; toutefois, ce n’est pas partout où il y crainte qu’il y a aussi respect. Je crois en effet que la crainte est plus étendue que le respect (ἐπὶ πλέον γὰρ οἶμαι δέος αἰδοῦς). De fait, le respect est une partie de la crainte (μόριον γὰρ αἰδὼς δέους), comme l’impair est une partie du nombre, si bien que là où il y a nombre, il n’y a pas nécessairement aussi impair, mais là où il y a impair, là il y a aussi nombre. Tu suis sans doute, du moins maintenant ? C’est quelque chose de ce genre que je voulais dire dans le cas précédent, quand je t’ai posé la question : est-ce que là où il y a piété, là il y a aussi justice ? La piété est en effet une partie de la justice. Parlerons-nous ainsi ou as-tu l’impression qu’il en va autrement ? »119.

On doit distinguer deux fonctions de ce passage. La première est clairement méthodologique : il s’agit de préciser la question posée au sujet du pieux et du juste. Le vers « il ne veut pas insulter Zeus, lui qui a engendré toutes choses ; car là où il y a crainte, là il y a aussi le respect » ne reflète pas, selon Socrate, un ordre épistémologique correct, puisque l’αἰδώς est une espèce de la crainte. Socrate dénonce ici le type de raisonnement qu’il a produit devant Protagoras au sujet du courage et de l’audace : la congruence de deux qualités ne présage pas de leur identité et de leur biconditionnalité : on ne peut inverser la relation d’inclusion de l’espèce dans le genre, de la partie dans le tout. De la même manière, la piété est une espèce de la justice, comprise comme une de ses parties.

Mais cet exemple a une autre fonction et l’αἰδώς n’est pas mentionné à titre seulement illustratif : contrairement à Socrate qui refuse de subordonner la crainte à l’αἰδώς, le poète semble quant à lui faire de la crainte l’émotion qui reconnaît la présence divine dans « toutes choses », si bien que la crainte n’est plus le genre dont l’αἰδώς est une partie, mais une émotion dont la signification est à interpréter en fonction d’une norme religieuse donnée. À une affection naturelle doit répondre systématiquement une affection « sociale ». Investir une émotion, la crainte, d’une opinion sur ce qui est craint et la manière dont on doit le craindre, afin que chaque occasion de crainte soit l’occasion de respecter un ordre divin, c’est exactement ce à quoi tend l’éducation à la piété. En d’autres termes, Socrate recourt à la description d’un mécanisme psychologique pour maintenir une différence de genre et espèce entre crainte et αἰδώς, alors que le mécanisme auquel le poète fait référence est essentiellement prescriptif et inverse la relation entre genre et espèce.

On le voit, Socrate semble dénoncer dans la conception populaire de la piété, qui est aussi celle qu’il attribue à Euthyphron, son nivellement : la piété ne serait qu’une vertu purement conventionnelle et conformiste, qui consiste à réaliser correctement un certain nombre de rituels, de sacrifices, selon un certain code imposé par la communauté120. En ce sens, il devient littéralement impossible de savoir quel est

ce « bien » que les dieux retirent des soins humains, quelle « œuvre » ils produisent à partir de leur « assistance ».

S’il n’y a pas de sens à vouloir défendre Euthyphron contre Socrate, on doit cependant noter que la

120 Cette hypothèse implique d’ailleurs l’idée selon laquelle Euthyphron est bien un « orthodoxe » en matière de religion. Voir

vertu de piété participe indubitablement à l’établissement de liens sociaux indispensables à la cohésion de la cité121.

Euthyphron, et ce en dépit de son apparente « excentricité », avance dans sa quatrième définition de la piété, l’hypothèse implicite que le pieux est le pilier de la cohésion sociale, revenant ainsi sur la première et seconde définition de la piété qui l’identifiaient presque au juste.

« Je te dirai néanmoins, sans entrer dans les détails (ἁπλῶς λέγω)122, que si quelqu’un sait dire et

faire ce qui est agréable aux dieux, à l’occasion des prières et des sacrifices, c’est cela qui est pieux, et ce sont les paroles et les gestes de ce genre qui préservent les demeures privées et le bien commun des cités (καὶ σῴζει τὰ τοιαῦτα τούς τε ἰδίους οἴκους καὶ τὰ κοινὰ τῶν πόλεων). Le contraire de ce qui est agréable aux dieux est sacrilège et c’est aussi ce qui renverse et détruit toutes choses (ἃ δὴ καὶ ἀνατρέπει ἅπαντα καὶ ἀπόλλυσιν). »123

Les termes utilisés sont éloquents : la piété « sauve » les liens sociaux, l’impiété est ce qui menace l’unité de la cité. En ce sens, la piété est moins une « partie » de la justice que sa condition : la stabilité des relations humaines est garantie par la pérennité d’un ordre divin, non pas au sens où il existe, mais au sens où il est respecté.

Si Euthyphron coupe court à l’examen bien engagé de la troisième définition de la piété, c’est parce que l’important selon lui ne réside pas dans le profit tiré du bien reçu des dieux par les hommes, ou donné par les dieux aux hommes, mais au contraire dans la gratuité du don offert aux dieux, qui est la marque de la reconnaissance de leur supériorité. Car savoir honorer un dieu, c’est aussi savoir faire preuve d’humanité et de sociabilité, bref, de justice.

Contre Socrate, Euthyphron ne considère pas le « troc » opéré entre les dieux et les hommes comme un échange commercial dont le manque est le moteur ; ce que l’homme offre aux dieux, c’est l’estime, la marque d’honneur, et la reconnaissance :

« Crois-tu que ce soit autre chose que l’estime (τιμή), les marques d’honneur (γέρα), et comme je le disais tout à l’heure, l’intention de leur plaire (χάρις) ? »124

121 Ce point est analysé en détail par M.J. Edwards, « In defense of Euthyphro », The American Journal of Philology 121 n°2,

2000, p. 213-224, qui procède à une comparaison de l’Euthyphron avec le code pénal du livre IX des Lois.

122 L’adjectif ἀπλῶς s’oppose à ἀκριβῶς, « en détail », employé juste avant par Euthyphron ; manière de dire que la fonction de

devin n’est pas d’entrer dans les détails sur les mécanismes de normes, mais simplement de les faire respecter.

123Euthyphron, 14b2-7. 124Ibid., 15a9-10.

Ces trois « dons » sont réciproquement compensés par la préservation du lien social, la prospérité de la cité.

L’Euthyphron questionne les liens traditionnels entre justice et piété ; Euthyphron, qui manque au début

du dialogue de les confondre, fait en réalité de la piété la condition de la justice humaine, tout en reconnaissant que la piété n’est pas autre chose qu’un juste comportement envers les dieux, procédant des mêmes intentions éthiques qu’envers les hommes. L’αἰδώς apparaît discrètement dans le dialogue comme l’émotion morale par excellence, produisant la cohésion sociale parce qu’elle est aussi reconnaissance de la hiérarchie divine. Socrate au contraire tend à réduire la fonction de l’αἰδώς à un souci conformiste de la norme majoritaire, comme il le rappelle à la fin du dialogue, prenant à témoin le sens de la honte d’Euthyphron comme garant de son prétendu savoir, qui n’est finalement que l’expression de l’opinion publique :

« Si en effet tu n’avais pas une connaissance claire (ᾔδησθα σαφῶς) du pieux et de l’impie, tu n’aurais pas pu entreprendre, pour le compte d’un thète, de poursuivre pour meurtre ton vieux père ; tu aurais plutôt craint de t’exposer à la colère des dieux si tu n’avais pas agi correctement (ἀλλὰ καὶ τοὺς θεοὺς ἂν ἔδεισας παρακινδυνεύειν μὴ οὐκ ὀρθῶς αὐτὸ ποιήσοις) et tu aurais eu honte à la face des hommes (καὶ τοὺς ἀνθρώπους ᾐσχύνθης). »125

Socrate ironise donc sur la prétendue excentricité d’Euthyphron en reprenant le couple αἰδώς/αἰσχύνη - δέος126 : loin de respecter le dieu, il les craint seulement à cause de l’opinion publique qui, par colère, peut

lui nuire. Socrate l’avait déjà dit au tout début du dialogue : mettre en danger la norme en révélant la circularité et donc l’arbitraire de son mécanisme revient à attirer la colère des Athéniens :

« Mais, mon cher Euthyphron, le fait d’être tourné en ridicule n’est sans doute pas bien grave. Car les Athéniens, à mon avis, ne se préoccupent pas outre mesure d’un homme qu’ils croient habile, pourvu qu’il n’enseigne pas son savoir ; mais s’ils le soupçonnent de rendre aussi les autres pareils à lui-même, ils se mettent en colère (θυμοῦνται), soit par jalousie (εἴτ΄ οὖν φθόνῳ), comme tu dis, soit pour une autre raison (εἴτε δι΄ ἄλλο τι). »

Qu’il s’agisse de jalousie d’un savoir de la norme, ou d’une réaction agressive envers un comportement

125Ibid., 15d4-8.

126 Une remarque équivalente se trouve dans le Lachès, où Socrate déduit de la libéralité de parole de Nicias et de Lachès leur

déviant, la colère a le même effet : pérenniser et garantir sans discussion une loi, dont le sens demeure et doit demeurer caché.

2.2.2 Les vrais liens de la cité : αἰδώς et ἔρως dans le discours de Phèdre dans