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Le savoir produit-il le courage ? Nicias et Socrate.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. L’intellectualisation du courage dans le Lachès.

1.3. Le savoir produit-il le courage ? Nicias et Socrate.

À une conception du courage comme disposition psychologique défendue par Lachès succède dans la discussion une conception « intellectualiste » de la même vertu. La troisième définition du courage, formulée par Nicias, minore totalement la dimension de fermeté de l’âme et insiste au contraire sur son caractère exclusivement cognitif : « Le courage est la connaissance de ce qui inspire la crainte, ou la confiance, que ce soit à la guerre ou en toutes autres circonstances (τὴν τῶν δεινῶν καὶ θαρραλέων ἐπιστήμην καὶ ἐν πολέμῳ καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ἅπασιν) »36. L’interprétation de la définition de Nicias et de sa réfutation

par Socrate est compliquée par le fait que le stratège se réclame explicitement d’une position que Socrate aurait défendue ailleurs ; la définition que Socrate donne du courage à la fin du Protagoras (349d-360e) est

en effet identique à celle soutenue par Nicias dans le dialogue, et certains commentateurs s’appuient sur cet indice pour voir dans le Lachès une critique ou une correction de la position socratique dans le Protagoras37. On peut supposer qu’il s’agit plutôt d’affiner, et non de corriger, le sens de l’intellectualisme

socratique. La définition de Nicias et sa réfutation ont pour but de montrer que le courage ne saurait se réduire à une pure et simple cognition sans produire en même temps une attitude non-cognitive, celle de fermeté que décrivait précédemment Lachès.

Par opposition à Lachès, Nicias est comme on l’a vu, attaché au pôle du λόγος. Plusieurs indices textuels renvoient par ailleurs au personnage historique de Nicias, dont la superstition causa la défaite des Athéniens lors de l’expédition de Sicile, comme si justement c’était cette même fermeté qui manquait au stratège. La question que l’on doit poser à l’occasion de cette définition du courage comme connaissance est donc la suivante : un savoir réel peut-il ne pas produire la vertu correspondante ? On peut distinguer trois étapes dans la réfutation de la définition de Nicias.

Dans un premier temps (195b-d), Lachès objecte à Nicias que, dans le cas du courage, on ne peut dissocier le savoir de ce dont il est savoir : il est nécessaire pour une action courageuse que l’individu

36Lachès, 194e11-a1.

37 D.T. Devereux, « The Unity of the Virtues in Plato’s Protagoras and Laches », loc. cit. Pour l’hypothèse inverse, le Lachès est

ressente de la crainte et/ou de la confiance en même temps qu’il sait ce qu’il doit craindre ou ce qui lui inspire confiance. Lachès reprend l’exemple du médecin que Socrate lui avait auparavant objecté : si le médecin sait ce qui est à craindre, il n’est pas pour autant courageux lorsqu’il administre un traitement ; le risque ne le concerne pas en propre et le savoir de ce qui est à craindre est dissocié de l’émotion de crainte elle-même, qui est le fait du patient38. Lachès étend l’exemple à tous les arts et techniques, y compris celles

qui concernent des objets inanimés. L’agriculteur par exemple sait ce qui est à craindre concernant ses récoltes, mais le mal qu’il craint pour ses récoltes n’est pas identique à celui devant lequel il devra se montrer courageux s’il les perd : dans un cas, la connaissance de ce qui est à craindre est identique à la technique elle-même, dans l’autre cas, le « savoir » dont il devra faire preuve sera celui de l’homme courageux devant l’adversité, la pauvreté, etc.39. Nicias semble faire justement la différence : si le savoir du

médecin se limite à ce qui est à craindre pour la santé, le savoir constitutif du courage sait hiérarchiser les biens et les maux ; tout savoir technique est suspendu quant à sa valeur à l’utilité réelle que lui confère le savoir du bien et du mal. Ainsi, rappelant un paradoxe bien connu, c’est la santé qui n’est pas souhaitable pour l’homme injuste, et la maladie qui n’est pas à craindre40. Mais cette distinction entre deux types de

savoir, l’un technique, et l’autre moral, répond-t-elle aux objections de Lachès ? Il ne semble pas.

Pour Lachès en effet, produire la distinction entre deux types de savoir ne change rien à l’affaire : quand bien même on posséderait le savoir d’un dieu, serait-on pour autant plus courageux (196a5-b2)? Lachès distingue ainsi dans ses objections systématiquement le possesseur du savoir et l’agent dans une situation qui requiert du courage : de même que ce n’est pas en tant qu’il est médecin que le médecin est courageux face à la maladie, de même ce n’est pas en tant que devin qu’on sait s’il vaut mieux vivre ou mourir. Autrement dit, le savoir du médecin, s’il est malade, lui sera-t-il vraiment utile pour surmonter ce qu’il craignait ? et la certitude de la mort aide-t-elle le devin à surmonter plus facilement l’épreuve ? Les objections de Lachès ne semblent donc pas avoir été réfutées par Nicias.

Une seconde étape de l’argumentation est franchie lorsque Socrate demande à Nicias qui possède le savoir propre au courage. Socrate reprend là où précisément Lachès s’arrête : si le courage est une attitude cognitive, et requiert pour être exercée la possession d’un savoir du bien et du mal, alors les animaux ne

38Lachès, 195b2-5. 39Ibid., 195b7-c2. 40Ibid., 195c9-d2.

peuvent être courageux41. Nicias profite de cette question pour différencier effectivement ce que Lachès

avait échoué à distinguer, à savoir l’audace, la hardiesse et la témérité, du courage. La hardiesse est une absence de crainte (ἄφοβον καὶ μῶρον, 197a8) parce qu’elle est une inconscience (ὑπὸ ἀνοίας, 197a7 ; δι΄ ἄνοιαν 197b1) des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de prendre des risques. Il y a une multitude de fins pour lesquelles on devient hardi ou audacieux (le gain, le désir de victoire, la reconnaissance sociale), il n’y en a qu’une pour laquelle on peut être appelé courageux, la vertu. Nicias vient donc apparemment d’avancer un argument décisif contre Lachès : la témérité est une inconscience des risques et des périls parce qu’elle est l’effet d’une absence de raisonnement téléologique (ἀπρομηθία, 197b4) ou d’une erreur dans la hiérarchisation des fins. Il suffit donc à Nicias de tirer de cette proposition la réciproque sur le courage afin de prouver qu’elle est une forme de connaissance téléologique (197c1).

Il convient de noter que Socrate n’a pas posé sa question sur le courage des bêtes sous la forme d’une objection, mais d’une précision. Or, cette précision de Nicias pourrait tout à fait rétablir la validité de la définition de Lachès, selon laquelle le courage est une « fermeté de l’âme » secondée par la réflexion : tous les exemples de « fermeté irréfléchie » dont Socrate faisait mention contre Lachès pourraient être réinterprétés à l’aide de la distinction entre un savoir technique et un savoir du bien et du mal. Socrate en effet ironise sur la réponse de Nicias : la distinction entre audace et courage est comparable selon lui à une distinction purement nominale, issue des méthodes de Prodicos, par l’intermédiaire de Damon42. Il faut

donc continuer la réfutation de Nicias.

L’argument final du Lachès (197e-199e) pose un problème d’interprétation considérable, à

commencer par l’identification de la thèse que Socrate veut réfuter43. Les commentateurs penchent

majoritairement pour l’idée selon laquelle Socrate voudrait démontrer que le courage n’est pas « la connaissance de ce qui inspire la crainte ou la confiance »44 ; mais il est certain que la démonstration fait

intervenir des prémisses qui indiquent que le but de Socrate est aussi de questionner le problème de l’unité

41Ibid., 196e1-9.

42Ibid., 197d1-5.

43 Voir l’ « Annexe » que L.-A. Dorion consacre à cette question dans son édition du Lachès, op. cit., qui présente de manière

très claire les enjeux du débat interprétatif, p. 171-178.

44 À commencer par G. Vlastos, « The argument in Laches 197e ff. », in Platonic Studies, Princeton, Princeton University Press,

des vertus45. En tout état de cause, il faut noter que l’argument final de Socrate semble prendre une route

absolument nouvelle. À première vue en effet, il ne s’agit plus de savoir si le courage relève d’une disposition cognitive ou non, mais, à supposer qu’elle est une disposition cognitive, si elle est ou non une partie de la vertu. En d’autres termes, les interprétations de l’argument final du Lachès semblent faire face à

cette alternative : ou bien la réfutation de Socrate est une critique d’une interprétation possible de l’intellectualisme socratique, ou bien il est l’affirmation de la thèse socratique de l’unité de la vertu. Il n’est pas nécessaire pour l’objet de cette étude de prendre parti entre ces deux interprétations. On peut néanmoins essayer d’éclairer sous un autre jour l’argument final, en le rapportant à la question de savoir si le courage est réductible à une connaissance indépendante de l’idée de « fermeté ».

Selon Nicias, le courage est une connaissance de ce qui « inspire crainte ou confiance » ; et en 198b, Socrate donne cette définition de la crainte : une « anticipation d’un mal futur », réservant à la confiance le fait d’« anticiper ou bien ce qui n’est pas un mal, ou ce qui est un bien ». Or, dans la mesure où toute connaissance dans tel ou tel domaine est connaissance du bien et du mal, non pas seulement futur, mais aussi bien passé et présent, le courage n’est pas seulement connaissance prédictive, mais une connaissance du bien et du mal en général. Il en résulte que l’étendue de cette connaissance, proprement divine, désigne

la totalité de la vertu. Donc, Nicias n’a pas défini le courage, mais la vertu tout entière, qui est connaissance du bien et du mal.

L’insuffisance de la définition de Nicias pourrait provenir d’un défaut d’analyse de ce que sont la crainte et la confiance, et de la manière dont ces deux « affections » déterminent une relation de la connaissance du bien et du mal à une situation future immédiate ou proche. En effet, Socrate définit bien, conformément à l’optique de Nicias (et conformément à la sienne propre) la crainte comme une « anticipation » ou une opinion projective, c’est-à-dire une attitude cognitive impliquant la reconnaissance du bien et du mal. Si on développe la définition par Socrate de ce que sont les choses terrifiantes et les choses qui inspirent confiance, on obtient : « les choses qui inspirent la crainte sont celles qui suscitent en l’âme de l’individu l’anticipation d’un mal ». La crainte par conséquent est ici entièrement réduite à une attitude propositionnelle, dans la mesure où son « effectivité » dépend de la reconnaissance d’un bien ou d’un mal

45 C’est la position que défend T. Penner, « What Laches and Nicias miss – and whether Socrates thinks courage merely a part

futur : la dimension de l’affect, si chère à Lachès, est absolument absente de cette définition de la crainte. Mais peut-on, comme le fait Socrate, identifier l’attitude propositionnelle impliquée dans l’expérience de

crainte, avec la connaissance du bien et du mal qui la détermine ?46 C’est ce que Nicias accepte, et c’est

pourquoi il est réfuté : le courage ne peut pas être la connaissance du bien et du mal puisqu’il se confondrait alors avec la vertu en général ; et dire qu’il est « l’application » de la connaissance du bien et du mal relativement à un temps particulier, le futur, ne change rien, dès que la crainte et la confiance sont définis comme des attitudes propositionnelles.

Cette réfutation indique rétrospectivement que la présence d’affects (crainte ou confiance) et d’attitudes non-cognitives (fermeté de l’âme) sont indispensables pour penser le courage47. Ce que Socrate donne

comme une donnée psychologique – la crainte est l’anticipation d’un mal et par conséquent est une

attitude cognitive – est le fruit d’un effort de l’âme sur elle-même lorsqu’elle tente de modérer ses affections irrationnelles par la connaissance qu’elle possède sur le bien et le mal. La crainte implique certes

une attitude propositionnelle, mais ne saurait s’y réduire. En conclusion, le Lachès élabore à propos du

courage un modèle rationnel de l’action vertueuse, même s’il aboutit à un ensemble d’apories. Socrate ne nie pas, face à Lachès, que le courage soit une certaine « disposition » de l’âme, mais le force à reconnaître que la réflexion est ce grâce à quoi l’action peut être nommée à proprement parler « courageuse » et non pas simplement « audacieuse » ou « hardie ». De même, face à Nicias, Socrate montre qu’à force d’intellectualiser la vertu de courage, c’est la spécificité de cette vertu qu’il remet en cause, risquant ainsi de la rendre inaccessible à celui qui veut l’acquérir ; ce n’est pas assez de dire que le courage doit procéder d’une connaissance, il faut rendre cette connaissance psychologiquement efficace.

46 H. Bonitz, « Zur Erklärung des Dialog Laches », loc. cit., p. 224-225 rappelle à ce propos que l’adjectif θαρραλέος désigne

irréductiblement la qualité de ce qui est craint, et parce que c’est mal anticipé, et parce qu’il est craint, c’est-à-dire qu’on éprouve à son endroit l’affect de crainte.

47 B. Manuwald, « Die Schlussaporie in Platons Laches », Rheinishce Museum, 143, 2000, p. 179- 191 aboutit à la conclusion

que les apories du Lachès tiennent justement au fait que la reconnaissance des fonctions psychiques non-rationnelles de la