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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. Les mutations de l’idéologie épique.

3.1. Le fragment B.85 d’Héraclite.

Un seul fragment chez Héraclite mentionne le terme θυμός.

111 Archiloque, Fragment 128 (West).

112 Voir E. Smoes, Le Courage chez les Grecs, d’Homère à Aristote, op. cit. p. 19-21 et p. 70 sq. sur Archiloque. Cependant, il n’est

pas certain que l’enjeu de ce fragment soit la σωφροσύνη en un sens strictement individuel. La frontière commune entre le θυμός du guerrier et sa maîtrise en temps de paix montre au contraire une relation étroite entre l’individu et sa communauté.

« χαλεπὸν θυμῷ μάχεσθαι· ψυχῆς γὰρ ὠνεῖται »113.

Plusieurs interprétations de ce fragment sont possibles et il est important de témoigner de cette pluralité avant d’en proposer une traduction114.

Tout d’abord, on peut comprendre que θυμός désigne moins « colère » que « ardeur » en général, et peut- être plus spécifiquement l’ardeur guerrière. Une première traduction serait donc :

« Il est difficile de combattre l’ardeur, car elle l’emporte au prix de la vie ».

En effet, le θυμός pourrait désigner cette énergie, semblable au μένος homérique, qui pousse le guerrier à affronter l’adversaire, dans un combat à mort, quitte à perdre paradoxalement sa propre ψυχή. « Ψυχή » désigne sans doute ici la « vie » en général, plutôt que « âme », conformément à un usage encore répandu115. Deux interprétations sont alors possibles en interprétant ainsi le sens de θυμός : ou bien on

considère que μαχέσθαι a un sens adversatif qui implique que la lutte n’est pas intérieure mais bien dirigée contre le θυμός d’autrui et alors le fragment dénonce l’entêtement audacieux et irréfléchi du θυμός qui ne ménage pas la vie d’autrui ni même la sienne116 ; ou bien on considère que le μαχέσθαι est dirigé

exclusivement contre soi et le fragment signifie alors qu’il est impossible de lutter contre sa propre ardeur guerrière, comme si le caractère irascible et belliqueux rendait l’individu aveugle au prix même de la vie. Si cette lecture est possible, il semble néanmoins qu’il faille donner à ce fragment une allure plus édifiante

113 Quelques éditeurs préfèrent à juste titre le témoignage d’Aristote dans Ethique à Eudème, II, 7, 1223.b.18-24 (M. Conche,

Héraclite, Fragments, Paris, P.U.F., 1986 ; et récemment encore J.-F. Pradeau, Héraclite, Fragments [Citations et Témoignages],

Paris, Flammarion, 2002.). H. Diels, ne donne quant à lui qu’une source du fragment B.85, celle de Plutarque, Coriolan, 22, 2 :

« Θυμῶι μάχεσθαι χαλεπόν· ὅ γὰρ ἄν θέληι, ψυχῆς ὠνεῖται ». De même M. Markovich, Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary, Merida, Los Andes University Press, 1967. En revanche, seul J.-F. Pradeau établit comme un fragment à part

entière le témoignage d’Aristote en Ethique à Nicomaque II, 2, 1105a3-13.

114 Toute l’analyse qui suit devra être complétée par l’étude de R. Zaborowski, « Sur le fragment DK 22 B 85 d’Héraclite

d’Éphèse », Organon 32, 2003, p. 9–30, qui énumère la totalité des textes qui le fragment et qui fait état du choix des traducteurs pour « θυμός ».

115 D. B. Claus, Toward the Soul, op. cit., p. 141-142.

116 On retrouve alors le thème de la dénonciation de la colère qui ne s’assouvit que dans la mort d’autrui, de manière parfois

cruelle, comme chez Hérodote, Enquête VII, 238 où Xerxes, par colère (ἐθυμώθη) fait décapiter Léonidas, ou encore en VII, 39

en prêtant à θυμός une signification plus large, celle d’une puissance émotive117. Le combat dont il est

question est un combat intérieur, auquel l’individu se livre contre ses penchants, ses pulsions, ses instincts118. Θυμός apparaît ainsi comme un élan qu’il convient de contenir ou de maîtriser, tout comme il

faut dominer le plaisir ou la souffrance. C’est la raison pour laquelle quelques commentateurs traduisent θυμός par « colère » ou « emportement »119, puisqu’il s’agit d’un sentiment qui dépossède celui qui en est

l’objet.

En s’appuyant sur l’interprétation qu’en donne Plutarque, mais en conservant la syntaxe qu’Aristote donne de ce fragment120, il faudrait comprendre que le θυμός est une force désirante qu’il est presque impossible de

contenir. La maîtrise de soi est un exercice « difficile » en ce que le θυμός entraîne l’âme toute entière dans son élan vers des objets déterminés. Les objets du désir propre au θυμός ne sont pas mentionnés dans les fragments d’Héraclite. À titre d’hypothèse, il pourrait s’agir du désir de τιμή, accentuant ainsi l’élan du θυμός vers la gloire, le κλέος, dont le prix outrepasse comme on le sait la vie biologique. C’est alors la figure d’Achille qui vient naturellement à l’esprit pour exemplifier cette sentence, puisqu’il choisit de mourir devant Troie, plutôt que de vivre sans honneur, perdant ainsi sa ψυχή mais acquérant un κλέος ἄφθιτον121.

Le fragment B. 85 d’Héraclite pourrait bien être une critique d’un héroïsme vain, incarné par la figure d’Achille, perdant alors la vie dont il n’a pas perçu le prix réel122.

Cette interprétation se heurte pourtant à une objection concernant l’interprétation du sens de ψυχή.

117 Je m’écarte ici de l’interprétation de R. Zaborowski, « Sur le fragment DK 22 B 85 d’Héraclite d’Éphèse », loc. cit. qui pense

que ce fragment n’a pas nécessairement de valeur prescriptive, mais décrit simplement la « force et la caractère autonome et spontané » du θυμός dans la ψυχή (p. 25). En revanche, je suis d’accord avec l’auteur pour ne pas restreindre le sens de θυμός à celui de « colère ».

118 Voir par exemple Plutarque, Du contrôle de la colère, où le fragment d’Héraclite est cité en 457d5-6.

119 Ainsi W.J. Verdenius, « Der Logosbegriff bei Heraklit und Parmenides », in Phronesis, 11, 1966, p. 81-98, suivi plus

récemment par D. Claus, Toward the Soul, op. cit., p. 137-138. Les deux auteurs défendent l’idée selon laquelle la colère produit

l’amuïssement du feu duquel dépend l’intelligence. J. Frère quant à lui préfère parler de « colère » en privilégiant le sens éthique de « passion », Ardeur et colère, op. cit., p. 92-96.

120 La syntaxe de ce fragment est complexe. Lorsque Plutarque ajoute à la version aristotélicienne « ὅ γὰρ ἄν θέληι », la phrase

change en effet complètement de sens : ὠνεῖται possède alors un complément, et force à comprendre que le sujet implicite est bien θυμός.

121Il. IX, 412-416 : « Si je reste à me battre ici autour de la ville de Troie, c’en est fait pour moi du retour ; en revanche, une

gloire impérissable m’attend (ἀτὰρ κλέος ἄφθιτον ἔσται). Si je m’en reviens au contraire dans la terre de ma patrie, c’en est fait de ma noble gloire ; une longue vie, en revanche m’est réservée, et la mort, qui tout achève, de longtemps ne saurait m’atteindre. ».

122 C’est par exemple l’interprétation de C. H. Kahn qui justifie alors la traduction de θυμός par « colère », voir The art and

Thought of Heraclitus, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 241-243. Pour une interprétation similaire, voir J.

Tout d’abord, la présence du terme ὠνεῖται pourrait en effet faire hésiter sur le sens de ψυχή : s’agit-il vraiment de la « vie », qui dès lors deviendrait métaphoriquement un bien monnayable ? Ne s’agit-il pas simplement, sinon de l’âme, du moins du « sens » de la vie, c’est-à-dire ce qui confère à une vie biologique sa signification ? Si l’on accepte cette interprétation, alors il faut nécessairement admettre que cette ψυχή désigne une unité, dont le θυμός est une « partie ». Car qui combat ? S’agit-il, comme il est d’usage de le dire, de la raison et de la réflexion ? Alors il faudrait supposer que le θυμός est déjà conçu comme une « partie » ou une « fonction » psychique à part entière, poursuivant des objets distincts du plaisir et de la raison. C’est prêter à Héraclite une théorie des distinctions psychiques et de la multiplicité de l’âme qui outrepasse largement les témoignages qui nous sont parvenus. Cette lecture est donc ou bien trop prudente si l’on donne à ψυχή le sens de « vie biologique », ou bien pas assez en prêtant à Héraclite une partition des fonctions psychiques pour comprendre ce fragment correctement, et alors cette lecture s’avère être une surinterprétation.

Une autre lecture peut donc être proposée, et le choix de la source du fragment s’avère ici déterminante. Plutôt que d’interpréter le fragment à l’aide de la syntaxe développée par Plutarque, et qui oblige à faire d’un θυμός absent du fragment le sujet supposé de ὠνεῖται, on peut comprendre le fragment en faisant de « θυμῷ μαχέσθαι » le sujet de ὠνεῖται. Le fragment peut alors être traduit de cette manière : « Le combat contre l’ardeur est difficile, car on y mise son âme », le verbe ὠνεῖται ayant le sens intransitif de « miser,

engager de l’argent ». Cette hypothèse syntaxique a le mérite d’être plus simple, et surtout plus claire. Le fragment signifierait alors que la maîtrise du θυμός n’est pas un combat qui relève d’une simple technique de guerre, il en va de l’âme elle-même, c’est-à-dire aussi bien de sa vie biologique que du sens de sa vie. On reconnaît alors la pertinence de la première lecture : si le θυμός est ce qui rend invincible le guerrier contre lequel on s’oppose puisque l’adversaire y perd alors la vie, le θυμός lui-même, et relativement à soi-même, suscite à l’intérieur de soi un combat de plus de valeur et aussi de plus grande difficulté. Là encore, la figure d’Achille permet de donner du poids à cette lecture : pour n’avoir pas dominé sa colère, c’est sa propre ψυχή, cette fois en un sens éthique et non seulement biologique, qu’il a corrompue, comme il l’avoue à Ulysse lors de la première Nekuya123.

123Od. XI, 489-491

En conclusion, on peut dire que ce fragment amorce ou reflète un bouleversement de la conception psychologique avant Platon, non pas en proposant une théorie des fonctions psychiques, mais en rendant sensible la dangerosité du θυμός qui, comme le plaisir, détourne l’âme des valeurs qui lui conviennent. De plus, si l’on conserve un sens homérique à θυμός en l’associant à la fougue du guerrier et au désir d’estime, le fragment laisse entrevoir une application possible du terme en psychologie morale, en soulignant le lien entre la vertu de courage et de modération.