• Aucun résultat trouvé

La définition du courage par Protagoras en 349e-351b.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.3. Qu’est-ce que la vertu selon Protagoras ?

1.3.3 La définition du courage par Protagoras en 349e-351b.

Se proposant de définir la spécificité du courage par rapport aux autres vertus, Protagoras avance un argument de fait, qu’il avait déjà énoncé en 329e :

« Tu trouveras beaucoup de gens qui sont très injustes, très impies, très intempérants, et très ignorants, tout en étant exceptionnellement courageux. »75

Socrate engage alors une réfutation de l’affirmation de Protagoras en posant comme prémisse l’identité du courage et de l’audace, montrant ensuite que ce sont les plus savants qui sont les plus audacieux, pour aboutir à la conclusion selon laquelle le savoir est courage. Protagoras réagit vivement et rectifie l’argumentation de Socrate en exposant son caractère « fallacieux ». Le passage 349e-350c a été précisément examiné par les commentateurs76. La formalisation de l’argument montre clairement que ce

sur quoi porte la réfutation de Socrate est l’hypothèse selon laquelle le courage est identique à l’audace ; c’est cette hypothèse en effet qui permet à Protagoras de distinguer radicalement le courage des quatre autres vertus. Quelle que soit l’intention de Socrate dans cet argument difficile77, l’enjeu m’apparaît être le

74 L. Brisson, « Les listes de vertus dans le Protagoras et dans la République », in P. Demont, (dir.), Problèmes de la morale

antique, Faculté des Lettres, Amiens, 1993, p. 75-92, p. 84.

75Protagoras, 349d6-8.

76 L’argument est analysé en détail dans le commentaire de C.C.W. Taylor, p. 156-161 ; on se reportera également à l’article de

M.J. O’Brien, « The ‘fallacy’ in Protagoras 349d-350c», Transactions of the American Philological Association, 92, 1961, p. 408-

417.

suivant pour la suite du dialogue : vider de sa capacité évaluative toute forme d’émotion qui pourrait produire un comportement vertueux. À une théorie qui fait de l’audace une des sources possibles du comportement courageux se substitue une métrétique des plaisirs et des peines permettant d’associer toutes les vertus particulières au savoir.

La réfutation de Socrate en 349e-350c est suivie d’une défense de Protagoras, curieusement peu commentée dans le détail78, et qui affirme subtilement que le nom d’une vertu particulière ne renvoie pas à

une οὐσία déterminée comme le voudrait Socrate, mais plutôt à un prisme de forces relevant de la nature et de l’éducation79. Tout est une question de point de vue. En d’autres termes, Protagoras défend une théorie

selon laquelle l’extension de l’appellation « courageux » consiste en un croisement de forces et de capacités hétérogènes que le langage seul parvient à cerner dans leur différence80.

La défense de Protagoras, qui reprend pas à pas l’argument de Socrate consiste en trois parties distinctes. Dans la première, Protagoras refuse l’identification du courage et de l’audace :

« Tu te rappelles mal, Socrate, dit-il, la réponse que je t’ai faite. Tu m’as demandé si ceux qui sont courageux étaient audacieux (εἰ οἱ ἀνδρεῖοι θαρραλέοι εἰσίν), et je te l’ai accordé ; mais tu ne m’as pas demandé si ceux qui sont audacieux aussi étaient courageux (εἰ δὲ καὶ οἱ θαρραλέοι ἀνδρεῖοι) ; car si tu me l’avais demandé, je t’aurais dit que tous ne le sont pas (οὐ πάντες). Que ceux qui sont courageux n’étaient pas audacieux (τοὺς δὲ ἀνδρείους ὡς οὐ θαρραλέοι εἰσίν), ce que j’ai accordé, tu n’as montré nulle part que j’avais eu tort de l’accorder.»81.

La biconditionnalité du courage et de l’audace est impossible : le courage n’est pas seulement un genre de comportement dont l’audace serait une partie ; il en diffère au sens où un acte courageux peut n’être pas

78 C.C.W. Taylor, inclut cette défense dans son commentaire du passage précédent, p. 156-157, mais ne considère que 350c6-e6. 79 Ainsi, à la question de Socrate en 349b1-6 : « Est-ce que savoir, sagesse, courage, justice et piété, qui sont cinq noms différents

(πέντε ὄντα ὀνόματα), renvoient à une chose unique (ἐπὶ ἑνὶ πράγματί ἐστιν), ou est-ce que, sous chacun de ces noms, existe une certaine réalité propre (ἢ ἑκάστῳ τῶν ὀνομάτων τούτων ὑπόκειταί τις ἴδιος οὐσία), une chose qui possède à chaque fois sa capacité spécifique et est absolument distincte des autres (καὶ πρᾶγμα ἔχον ἑαυτοῦ δύναμιν ἕκαστον, οὐκ ὂν οἷον τὸ ἕτερον αὐτῶν τὸ ἕτερον ;) ? » Protagoras refuse d’assimiler ἕν τι à οὐσία d’une part, et refuse de comprendre les ressemblances et les dissemblances comme des identités et des différences : « Je te dis, moi, Socrate, dit-il, que toutes sont des parties de la vertu, que quatre d’entre elles sont assez proches les unes des autres (καὶ τὰ μὲν τέτταρα αὐτῶν ἐπιεικῶς παραπλήσια ἀλλήλοις ἐστίν), et que le courage en revanche est très différent de toutes les autres (πάνυ πολὺ δια φέρον πάντων τούτων). » (349d2-5).

80 Pour une schématisation de l’argument de Protagoras, voir A.-G. Wersinger, L’usage des amphibologies dans les Dialogues de

Platon, op. cit., p. 83-85.

audacieux82.

Dans la seconde partie de sa défense, Protagoras attaque la conclusion à laquelle Socrate voulait arriver, à savoir que le savoir est le courage. Or, Protagoras a recours à une analogie complexe qui reproduit partiellement l’argument de Socrate en substituant la capacité à l’audace, la force au courage, le savoir gardant la même fonction83.

« Ensuite, tu déclares que ceux qui s’y connaissent deviennent plus audacieux qu’avant, et plus audacieux que ceux qui ne s’y connaissent pas, ce qui t’amène à penser que le courage et le savoir sont la même chose (καὶ ἐν τούτῳ οἴει τὴν ἀνδρείαν καὶ τὴν σοφίαν ταὐτὸν εἶναι) ; en procédant de la même manière, tu pourrais en venir à l’idée que la force est le savoir. En effet, en procédant ainsi tu me demanderais d’abord si les forts sont capables (εἰ οἱ ἰσχυροὶ δυνατοί εἰσιν), et je te dirais que oui ; tu me demanderais ensuite si ceux qui savent lutter sont plus capables que ceux qui ne savent pas le faire (εἰ οἱ ἐπιστάμενοι παλαίειν δυνατώτεροί εἰσιν τῶν μὴ ἐπισταμένων παλαίειν), et si cela vaut pour eux aussi, c’est-à-dire s’ils sont plus capables après avoir appris à lutter qu’avant, et je te dirais que oui ; une fois que je t’aurais accordé cela, il te serait possible, en utilisant exactement les mêmes preuves, de dire, en vertu de ce que j’aurais reconnu, que le savoir est la force (ἡ σοφία ἐστὶν ἰσχύς). »84

Il est difficile de savoir ce qui gêne vraiment Protagoras dans la réfutation de Socrate, d’autant que son caractère fallacieux ne semble précisément pas porter sur la forme de l’argument, mais bien sur son contenu sémantique. Que le courage s’accroisse grâce à une forme de savoir, Protagoras pourrait bien le tolérer ; mais que la force physique s’identifie avec le savoir apparaît décidément inacceptable85. Dans la

démonstration formelle telle que la comprend Protagoras, la tromperie réside dans l’homogénéisation du sens du terme employé dans la mineure (l’audace, la capacité), avec le terme de la majeure (le courage, la force). Pour expliquer le caractère fallacieux de la démonstration de Socrate, Protagoras entrecroise les termes de l’analogie dans la dernière partie de son argument, de telle sorte que l’identification de la force à la capacité, et de l’audace au courage devient impossible. C’est dans ce contexte qu’apparaît deux fois le terme θυμός, qui a ici le sens général d’ardeur.

« Mais moi, si j’accorde que les forts sont capables, je n’accorde pas du tout que les gens capables

82 Comme Protagoras avait pris soin de le remarquer en 349e3 : « Καὶ ἴτας γε, ἔφη, ἐφ΄ ἃ οἱ πολλοὶ φοβοῦνται ἰέναι. »(« Ils se

portent au devant de ce que craint la plupart »).

83 Voir C.C.W. Taylor, p. 156 sq. qui propose différentes hypothèses explicatives sur la compréhension par Protagoras de

l’argumentation de Socrate.

84Protagoras, 350d3-e6.

85 D’autant plus que Protagoras avait précédemment défini le courage comme une vertu de la διάνοια, et non comme une

sont forts ; car je ne pense pas que la force et la capacité soient la même chose : je pense que l’une, la capacité, est issue de la science (ἀλλὰ τὸ μὲν καὶ ἀπὸ ἐπιστήμης γίγνεσθαι), mais aussi de la folie et de l’ardeur (καὶ ἀπὸ μανίας γε καὶ θυμοῦ)86, et que l’autre, la force, procède de la nature et d’une

bonne alimentation du corps (ἰσχὺν δὲ ἀπὸ φύσεως καὶ εὐτροφίας τῶν σωμάτων). De la même manière je ne pense pas en l’occurrence, que le courage et l’audace soient la même chose (οὕτω δὲ κἀκεῖ οὐ ταὐτὸν εἶναι θάρσος τε καὶ ἀνδρείαν) ; ce qui fait qu’il arrive que les courageux sont audacieux (ὥστε συμβαίνει τοὺς μὲν ἀνδρείους θαρραλέους εἶναι), mais que les audacieux ne sont pas tous courageux (μὴ μέντοι τούς γε θαρραλέους ἀνδρείους πάντας) ; en effet, l’audace vient aux hommes par l’art, mais aussi par l’ardeur et la folie (θάρσος μὲν γὰρ καὶ ἀπὸ τέχνης γίγνεται ἀνθρώποις καὶ ἀπὸ θυμοῦ γε καὶ ἀπὸ μανίας), comme la capacité, alors que le courage procède de la nature et d’une bonne alimentation de l’âme (ἀνδρεία δὲ ἀπὸ φύσεως καὶ εὐτροφίας τῶν ψυχῶν γίγνεται). »87

La « capacité » est un prédicat de la « force » et ne peut donc s’identifier à elle. Mais Protagoras va ici plus loin que l’argument socratique : que la capacité diffère de la force signifie que les deux éléments peuvent ou bien s’entrecroiser, ou bien s’adjoindre, ou bien ne pas se rencontrer, sans nécessairement qu’une relation d’exclusion, d’identité ou de « participation » soit requise.

Aussi Protagoras prend-il soin de faire de la « capacité » un terme lui-même ambigu, puisqu’il ne désigne que le pouvoir de produire des effets sur une chose, sans présager de l’origine de sa puissance. C’est pourquoi on devra distinguer trois types de capacités : la capacité cognitive, issue de la science, se confondant en un sens avec « l’alimentation de l’âme », la capacité irrationnelle issue de la folie, qui croise quant à elle ce qui pourrait relever de la « nature », et la capacité dont l’origine échappe à l’alternative entre science et folie, une capacité proprement énergique, le θυμός, qui constitue une zone intermédiaire entre éducation et nature. La force quant à elle résulte de la conjonction d’un « naturel » et de l’éducation reçue : un corps naturellement vigoureux ou non, et les dispositions prises ou non à son endroit pour le rendre plus vigoureux. Ainsi, ce qui est en jeu est une différence sémantique qui repose sur une différence de point de vue : la force, entendue comme la conjonction d’un naturel et d’une éducation du corps peut bien impliquer une forme de savoir reçu, comme la capacité ; inversement, la capacité croise le domaine sémantique de la force au sens où elle produit naturellement une énergie physique émanée de la science, de l’ardeur ou de la folie.

86 Je retiens, comme Burnet, la leçon « ἀπὸ μανίας γε καὶ θυμοῦ » plutôt que « ἀπὸ μανίας τε καὶ θυμοῦ ». Cette leçon a son

importance : dans le premier cas il s’agit seulement de diversifier la source de la capacité ou de l’audace, et Protagoras en mentionnerait trois : ἐπιστήμη, μανία, θυμός ; dans le second cas, ce qui est visé est un partage plus strict entre « rationnel » et « irrationnel », et on aurait alors le doublet ἐπιστήμη d’une part et μανία - θυμός d’autre part. Mais Protagoras ne confond pas θυμός et μανία.

Le courage est donc selon Protagoras une vertu aux multiples facettes. Le courage résulte de l’audace lorsqu’un savoir technique88, l’ardeur ou même la folie procure à un corps auquel il manque de

force physique la puissance d’effectuer une action ; en ce sens, les courageux sont audacieux. Il peut se confondre avec l’audace dans la mesure où la capacité procurée par le savoir ou l’ardeur produit l’absence de crainte dans l’âme de l’agent ; mais il en est le contraire si l’on juge l’action à travers un point de vue normatif qui fait de l’acte courageux un acte émané non de la folie, mais d’une disposition réfléchie (les courageux ne sont pas audacieux et les audacieux ne sont pas tous courageux).

Il est ainsi capital de remarquer que le θυμός joue un rôle doublement intermédiaire dans l’exercice de discrimination du courage : intermédiaire entre le corps et l’âme d’une part, il est comparable au savoir et à la folie relativement à la force qu’il procure au corps ; intermédiaire entre le rationnel et l’irrationnel d’autre part, il permet ainsi de tracer une zone commune à l’audace et au courage. La mention du θυμός permet donc à Protagoras de jouer sur une définition de l’acte courageux à partir d’une mosaïque de forces hétérogènes.

La mention du θυμός à cet endroit du dialogue est donc tout à fait cohérente avec l’usage qu’en fait Protagoras à la suite de son mythe, puisqu’il s’agissait de l’ardeur à diffuser une norme de manière spontanée. Le θυμός apparaissait alors comme l’instrument de médiation de la loi par excellence en éduquant la sensibilité des citoyens ; parce qu’il produit une énergie naturelle spontanée, parce qu’il évalue sans « savoir », le θυμός doit être la cible principale de l’éducation et le destinataire du discours politique.