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La τιμή est-elle réductible au regard d’autrui ?

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Homère : une justice sensible.

1.2. La valeur morale des émotions chez Homère.

1.2.2 La τιμή est-elle réductible au regard d’autrui ?

Une seconde objection vient fragiliser la valeur morale du système éthique homérique : si c’est une communauté sociale qui soutient par son implication un système de valeurs donné, n’est-on pas seulement en présence d’une éthique hétéronome, faisant du regard d’autrui le seul critère d’évaluation de l’action individuelle ?

La notion de τιμή à laquelle se rapportent finalement les émotions d’indignation et de honte cristallise l’ensemble des regards d’autrui, qu’il s’agisse d’un témoin direct ou d’une communauté imaginaire intériorisée. A.H.W. Adkins a tenté ainsi de montrer qu’il n’existe pas à proprement parler de « morale » chez Homère dans la mesure où chaque action fait l’objet d’une interprétation mouvante selon les points de vue qui infléchissent le sens de la τιμή51. Toute action pourrait dès lors être interprétée comme une

forme de soumission à un système normatif extrinsèque à l’individu qui, s’il veut conserver sa τιμή dans un but égoïste, doit accéder aux aspirations de la communauté qui lui confère cette même τιμή. En effet, dans

Merit and Responsibility, Adkins affirme que coexistent de manière critique deux ensembles de valeurs et

d’actions, l’un coopératif et l’autre compétitif52. La singularité de la thèse d’Adkins consiste à montrer que

la conception compétitive de l’excellence (ἀρετή) prime sur une conception coopérative. En effet, les vertus philanthropiques comme l’amitié, la générosité et la libéralité, sont soumises à une idéologie de l’excellence qui force à interpréter toutes les actions dans un système de fins dont le terme est la recherche égoïste de

51 A.W.H. Adkins, Merit and Responsability, op. cit., en particulier le chapitre III : « Homer, Mistake and Moral Error », p. 33

sq.

gloire. Dans un article important, « Values, Goals and Emotions in the Iliad »53, Adkins tente ainsi de

montrer que les héros sont contraints de jouer sur un équilibre instable entre une valeur éminemment sociale de la τιμή puisque c’est la communauté sociale qui la confère, et une valeur éminemment personnelle, puisque la fin du héros est de la maximiser. L’action héroïque serait donc soumise au regard d’autrui, en serait absolument dépendante, aussi bien comme forme de motivation que comme justification. La force de la thèse d’Adkins repose sur l’idée selon laquelle ce regard d’autrui ne contredit pas la poursuite de fins égoïstes et personnelles, mais au contraire la légitime et l’accentue.

Tout d’abord, les travaux d’Adkins semblent prouver la légitimité de la notion de « culture de la honte » dont E. Dodds avait donné une première approche chez Homère dans Les Grecs et l’irrationnel54. Les

valeurs du bon (ἀγαθός) et du honteux (αἰσχρός) ne sont en réalité que les projections intériorisées de témoins actuels ou imaginaires dont la fonction est de véhiculer une norme fixe et rigide. La société soutient ce qui favorise sa protection et sa richesse, et attribue donc aux héros une τιμή proportionnelle à leur fonction sociale. Selon Adkins, les émotions morales que sont la νέμεσις et l’αἰδώς ne sont que des marques d’échec de conduites qui sont alors blâmées. Dans une culture de la honte, la valeur morale ne peut se donner que comme une norme toujours extrinsèque à l’individu, même lorsqu’elle est intériorisée, ce qui interdit toute forme d’autonomie dans l’action. Bien plus, Adkins affirme que l’émotion de honte ne se réfère en réalité qu’à une rumeur publique, faisant de la soi-disant éthique homérique un simple conformisme social, où la τιμή est d’ailleurs susceptible d’être redistribuée selon les besoins de la société selon sa situation55. Aussi l’agent se soumettant à la rumeur publique (δήμοιο φῆμις)56 peut agir de manière

exclusivement égoïste sans que le système éthique général ne soit entamé.

Une autre conséquence semble pouvoir être tirée de cette interprétation : afin de pouvoir soutenir que la τιμή n’est que le résultat d’une focalisation de points de vue laudatifs sur un individu en particulier, Adkins

53 A.W.H. Adkins,« Values, Goals and Emotions in th Iliad », Classical Philology 77, n° 4, 1982, p. 292-326. Cet article est une

application de la structure de l’action héroïque qu’il dégage dans Merit and Responsability, sur toute la trame narrative de l’Iliade.

54 E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, op. cit. ch. 2. « De « civilisation de la honte » à « civilisation de culpabilité » », p. 37-

70.

55 A.W.H. Adkins,Merit and Responsability, op. cit., p. 40-48.

56 Plusieurs expressions chez Homère renvoient à la rumeur publique et au qu’en-dira-t-on. La φῆμις apparaît une fois dans

l’Iliade en X, 207, et plusieurs fois dans l’Odyssée VI, 273 ; XV, 468 ; XVI, 75 ; XIX, 527 et XXIV, 201 . Dans l’Odyssée, on

trouve également le syntagme φάτις suivi d’un génitif (VI, 29 ; XXI, 323 ). Mais plus généralement, le terme ὀνείδεα suffit à évoquer le qu’en-dira-t-on.

est contraint d’accentuer la matérialisation de cette τιμή en la réduisant le plus souvent à la rançon, le trésor, la compensation matérielle57. Une telle interprétation matérialiste de la τιμή conforte par ailleurs

l’idée selon laquelle les héros, soucieux de leur propre τιμή l’envisagent exclusivement à travers la possession de richesses, comme si l’amour de l’honneur (φιλοτιμία) cachait en réalité un amour immodéré des richesses (φιλοκηρδία).

De nombreux travaux ont critiqué les résultats d’Adkins et sur les deux points que l’on vient de mentionner.

Au sujet de l’idée selon laquelle l’idéologie homérique est une culture de la honte, il faut se départir du présupposé selon lequel agir selon son θυμός est nécessairement abandonner sa responsabilité pour se plier au regard d’un témoin. Le sentiment de honte, αἰδώς, ne doit pas être réduit à la sensation de la présence d’une rumeur publique : il manifeste aussi la sensibilité non-égoïste à des valeurs dans lesquels l’agent est naturellement impliqué58. Le monologue d’Hector déjà cité le montre suffisamment :

Il. XXII, 104-110 : « Et maintenant que j’ai, par ma folie (ἀτασθαλίῃσιν ἐμῇσιν), perdu mon

peuple, j’ai honte (αἰδέομαι) en face des Troyens, des troyennes aux robes traînantes, si quand un moins brave que moi un jour me dit (μή ποτέ τις εἴπῃσι κακώτερος ἄλλος ἐμεῖο): « Hector, pour avoir écouté sa force, a perdu son peuple ». C’est là ce qu’on dira : pour moi, il vaudrait bien mieux affronter Achille, ne revenir qu’après l’avoir tué, ou bien succomber sous lui, glorieusement (ἐϋκλειῶς), devant ma cité (πρὸ πόληος) ».

Ces premiers vers de son monologue intérieur décrivent la honte d’Hector d’un double point de vue : social et personnel. Il a tout d’abord honte devant son peuple auquel il est lié par sa τιμή et par son devoir de chef qui consiste à le protéger. C’est parce qu’il n’a pas rempli sa fonction qu’Hector ressent d’abord de l’αἰδώς. Ensuite, Hector imagine un témoin particulier, de moindre τιμή que lui, et qui émet lui-même le jugement que vient de formuler Hector. Sa honte peut être interprétée comme une peur de la rumeur publique. Mais la décision d’Hector ne peut être réduite à une simple peur de l’opinion d’un témoin public, et c’est sa τιμή personnelle qui le pousse à affronter Achille. Loin donc de conforter des fins égoïstes,

57 A.W.H. Adkins,« Values, goals and Emotions in the Iliad», loc. cit. p. 305.

58 B. Williams remarque à ce propos que la notion même de culture de la honte, si l’on se déprend du présupposé qui en fait une

culture inférieure à celle de la culpabilité, dépend d’un souci de l’autre en termes non égoïstes(La Honte et la nécessité, op. cit., p.

le souci de sa propre τιμή s’enracine, selon J.-C. Riedinger dans un souci de la communauté59, comme en

témoigne la proximité de « glorieusement » (ἐϋκλειῶς) et de « devant la cité » (πρὸ πόληος)60. Il y a donc

bien « hétéronomie » dans la formulation des mobiles de l’action, mais cette hétéronomie ne signifie pas « conformisme », elle est au contraire propice au don de soi, à la générosité.

En ce sens, il faut aussi contester l’interprétation trop simple qui consiste à débusquer un désir cupide (φιλοκηρδία) derrière la manifestation de l’attachement à l’honneur (φιλοτιμία). Il est vrai que la valeur et le prix des biens matériels offerts ne sont pas anodins et ne s’épuisent pas dans la valeur symbolique du don. Le chant XXIV de l’Iliade le montre. Priam offre au meurtrier de son fils une rançon qu’Achille accepte sur

l’ordre de sa mère (v. 137-140). Le contenu de cette rançon est minutieusement décrit sous forme d’un catalogue aux vers 228-235 ; ce catalogue s’achève sur la mention du désir de Priam de recevoir en échange le corps de son fils. Achille déclare alors : « Patrocle, ne sois pas fâché, si au fond de l’Hadès tu apprends que je viens de rendre le divin Hector à Priam, qui m’en a offert une riche rançon » (v. 592-594). Tout semble confirmer le désir cupide d’Achille. Mais ce serait sans compter d’une part sur la dimension symbolique du don : Achille laisse par ailleurs deux linceuls et une tunique pour Hector (v. 580), et déclare également qu’une part de la rançon reviendra à Patrocle (v. 595). Ainsi, l’acceptation de la rançon est encerclée de deux autres types de don. J.-C. Riedinger a montré avec précision que l’attention à la richesse n’est jamais que le corrélat de l’importance de la τιμή, et non l’inverse :

« Et « τιμή » n’a nullement le caractère d’un avantage rendu en retour. Et d’autre part, ce serait appauvrir la signification d’une marque d’honneur, que de la réduire à sa seule valeur économique. Au contraire, la réponse à un acte de valeur est un geste qui distingue, qui donne un « prix » : elle est hommage à la personne, non pas égalisation d’un bienfait par un autre. Plus encore, cet hommage ne peut être que « généreux » c’est-à-dire être rendu sans calcul de contrepartie. Hommage et calcul ne peuvent coexister ; concevoir la τιμή comme une attitude dictée par l’intérêt revient à en détruire complètement le contenu. »61

En ce sens, la τιμή n’est jamais séparable de l’αἰδώς, contrairement à ce qu’Adkins pouvait en conclure ; τιμή

59 J.-C. Riedinger, « Remarque sur la τιμή chez Homère », Revue des Etudes Grecques, 1976, n°89, p. 244-264. 60 Cette dernière expression pourrait d’ailleurs être traduite par « pour la cité ».

61 J.-C. Riedinger, « Remarque sur la τιμή chez Homère », loc. cit., p. 263. Cette thèse est également soutenue par G. Zanker,

The Heart of Achilles : Characterization and Personal Ethics in the Iliad, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, en

et αἰδώς sont liées dans une logique du don et de la générosité62.