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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. Comment s’adresser aux émotions ?

2.1. Socrate et les modèles de vertu.

2.1.2 Le « modèle » socratique.

Le mythe de Socrate que Platon construit est d’une remarquable complexité. Inclassable et étrange (ἄτοπος), Socrate l’est sur tous les points. Il n’en demeure pas moins une sorte de « héros » cristallisant toutes les vertus. Mais le personnage de Socrate constitue un modèle de vertu en un sens bien particulier. Car s’il apparaît comme le tenant d’une théorie intellectualiste de la vertu, son inscience est apparemment contradictoire avec sa propre vertu. Pourtant, ses interlocuteurs sont unanimes, et en particulier pour son courage. Comment dès lors peut-on faire de Socrate un modèle de vertu, alors même qu’il déclare se trouver dans l’aporie avec ses interlocuteurs à l’occasion de ses réfutations ?73

Afin de le saisir, on peut tout d’abord commencer par examiner les passages où Socrate lui-même fait référence aux deux héros précités, Achille et Ulysse, afin de voir en quoi il diffère d’eux.

Des deux héros, Achille et Ulysse, Socrate semble sans conteste préférer le second. Dans Hippias Mineur, Socrate accentue la violence incontinente d’Achille, et minore sa prétendue probité. De même

dans le Protagoras, Socrate, après s’être identifié à Ulysse visitant les ombres de l’Hadès que sont les

sophistes dans la cour de Callias (315b9-315c8), en appelle à la résistance du Scamandre et du Simoïs devant la fureur d’Achille (339e6-340a5) qui renvoie semble-t-il à Protagoras. Dans le Banquet, Achille

reçoit pourtant un éloge qui édifie même les dieux. Dans le discours inaugural de Phèdre, il apparaît comme le parangon de la générosité gratuite, magnifique, et profuse. Aimé de Patrocle, il choisit de manière hyperbolique de suivre sa mort, dépassant même le sacrifice d’Alceste, et évidemment le suicide orgueilleux d’Orphée (179e-180b). Mais l’éloge de Phèdre est renversé dans un passage du discours de Diotime, qui réduit le sacrifice d’Achille, en jouant même de ses propres termes, à une quête orgueilleuse de son immortelle gloire74. À Ulysse Socrate réserve un accueil plus favorable. Dans le Banquet, et comme en

réponse au discours de Phèdre, Alcibiade compare Socrate à Ulysse (220b-c) lors de la bataille de Potidée pour son courage. Son endurance l’emporte en valeur sur la force brutale d’Achille, comparable à celle d’un

73 T.H. Irwin, Plato’s Ethics, op. cit., p. 28-29.

74Le Banquet, 208c-e. Diotime fait clairement référence à Il. IX, 415-416, où Achille expose à l’Ambassade son double destin :

ou bien périr sans gloire loin de Troie, ou bien tomber sous les murs de Troie en échappant pourtant à la mort par son renom (κλέος ἄφθιτον). Le terme ἀλογός qui est employé par Diotime annonce ainsi la caractérisation du θυμός du philotime au livre VIII de la République en 550b.

Brasidas (221c).

En réalité, et c’est en cela qu’il demeure inclassable (ἄτοπος), Socrate ne peut être identifié ni à l’un des héros plutôt qu’à l’autre, car les renversements sont constants et l’ironie toujours présente.

Dans Hippias Mineur, Socrate s’identifie presque à Ulysse. À partir de 372b, Socrate fait l’apologie de son

inscience, après avoir montré à Hippias qu’Ulysse est plus vertueux qu’Achille :

« Seulement j’ai un avantage merveilleux, et c’est ce qui me sauve : je ne rougis pas de me faire instruire (οὐ γὰρ αἰσχύνομαι μανθάνων), j’interroge, et je sais le meilleur gré à ceux qui me répondent (καὶ χάριν πολλὴν ἔχω τῷ ἀποκρινομενῳ) ; jamais je n’ai été ingrat envers aucun d’eux ; jamais je n’ai nié ce que je devais à qui m’a instruit ; jamais je n’ai prétendu avoir inventé ce qu’on m’a enseigné. »75

Ce passage fait mention, chose remarquable, de deux émotions archaïques au fondement du modèle de vertu précédemment décrit : l’αἰσχύνη et la χάρις. On peut expliquer ce passage en renvoyant à Lachès,

201b2-3 ; dans ce passage en effet, Socrate achève le dialogue avec la même citation de l’Odyssée XVII, 347

qu’il avait utilisée pour réfuter Charmide76, et qui met en scène Ulysse déguisé en mendiant, apostrophant

Antinoos en déclarant : « La « réserve » (αἰδώς) ne sied pas au mendiant »77.

« Si dans nos entretiens de tout à l’heure je m’étais révélé savant, et que ceux-ci avaient fait preuve d’ignorance, il serait légitime que ce soit d’abord et avant tout moi que l’on convie à cette tâche ; mais dans les faits, nous étions tous pareillement dans l’embarras. Pourquoi, dans ces conditions accorderait-on la préférence à tel ou tel d’entre nous ? Non seulement est que personne ne mérite d’être choisi. Mais les choses étant ce qu’elles sont, examinez le conseil que je m’apprêt e à vous donner. Ce que je dis, mes amis – et aucune de mes paroles ne sera divulguée à l’extérieur – c’est que nous devons chercher tous ensemble, en ne ménageant ni notre argent ni quoi que ce soit d’autre, le meilleur maître possible, d’abord pour nous-mêmes – car nous en avons grand besoin ! – ensuite pour les jeunes. Mais que nous permettions de rester dans l’état où nous sommes présentement, cela je me refuse à le conseiller. Et si l’on se moque de nous parce que nous croyons, à notre âge, qu’il vaut la peine de fréquenter des maîtres d’école, il me semble que nous devrons appeler Homère à notre rescousse, lui qui a dit : « la pudeur n’est pas indiquée pour l’homme dans le besoin ». Envoyons donc promener ceux qui trouveraient quelque chose à dire et que notre projet commun soit de prendre soin de nous-mêmes et des jeunes ».

Jouant de l’analogie entre la nourriture et de la matière que constituerait le savoir, Socrate transfigure la

75Hippias mineur, 372c2-7.

76 Sur le sens de cette citation, supra p. 115 sq.

fonction de l’αἰδώς en suspendant sa valeur à la vérité, dans la forme dialoguée78. Socrate impudent, presque

cynique, ne l’est à l’en croire que relativement à des simulacres de situations qui n’exigent plus le respect que relativement à un code rigide et désormais obsolète. Car l’ἀναιδεία socratique masque de manière certaine une « réserve » dégagée de l’idéologie épique. De la même manière, la χαρίς dont Socrate témoigne envers ses interlocuteurs ne se réduit pas à un échange qu’il considère lui-même comme un jeu de dons calculés, semblable à un commerce d’armes ou de mets79. La figure d’Ulysse mendiant est donc

comme sublimée par Socrate qui en accentue le caractère ironique : si Ulysse ne cesse de répéter que c’est le ventre qui est source de toute conduite humaine, il n’en demeure pas moins que ce « désir » peut prendre un certain sens, celui du savoir, dont la positivité ne se mesure pas en quantité de plein et de vide, mais en un mouvement qui est celui de la faim. La nescience de Socrate constitue le fond de la positivité de sa disposition psychique envers la philosophie.

Mais l’identification de Socrate à Ulysse a sa limite. Dans l’Apologie, ce n’est pas Ulysse, mais Achille qui est

appelé à la barre :

« C’est que le vrai principe, Athéniens, le voici. Quiconque occupe un poste, - qu’il l’ait choisi lui- même comme le plus honorable, ou qu’il y ait été placé par un chef, - a pour devoir, selon moi, d’y demeurer ferme, quel qu’en soit le risque, sans tenir compte ni de la mort possible, ni d’aucun danger, plutôt que de sacrifier l’honneur. »80

L’adage guerrier qui consiste à ne jamais déserter son poste est un lieu commun de l’idéologie homérique et de la poésie élégiaque. Mais Socrate fait plus ici, puisqu’il détourne le lieu commun dans une autre perspective : la guerre devient une métaphore de la conquête du soin de l’âme, l’honneur qu’on en tire est proportionnel à la valeur qu’on donne à son âme. En cela, Socrate ressemble bien à un Achille, dont il fait un véritable modèle81, qui ne se laisse fléchir par aucune raison qui contredit la valeur qu’il accorde à la

78 Par exemple en République 595b-c, Socrate déclare : « Il faut que je le dise, même si l’affection et le respect que j’ai depuis

l’enfance pour Homère me font hésiter à parler. (...) Mais le respect pour un homme ne doit pas passer avant le respect pour la vérité et donc, je l’ai dit, il faut parler ».

79Supra, p. 148 sq. Dans le livre I de la République, Socrate ironise avec Thrasymaque sur l’échange de don que constituent les

discours, en les réduisant métaphoriquement à une gloutonnerie. Voir particulièrement 338a2, 338b5, puis plus loin en 351c6 et c7, 352b3, et b5-6.

80Apologie, 28d5-9.

mort de Patrocle. Socrate connait bien quelques vérités éthiques82, mais ses connaissances ne sont pas

définitionnelles et ne comptent que pour des convictions morales ; elles sont certes étayées par une entreprise de rationalisation de ce qui est bien et mal, mais tout en demeurant en-deçà d’une connaissance véritable.

Socrate joue donc aux héros sans jamais pouvoir être enfermé par un κλέος archaïque83. C’est dans

le Phédon que la figure de Socrate apparaît comme la plus atopique, comme le rappelle Phédon lorsqu’il

rapporte à Échéchrate comment tous ceux qui entouraient Socrate à sa mort étaient mus par une affection curieuse :

« Pour ma part, tandis que j’étais présent auprès de lui, je ressentais des choses très étonnantes (θαυμάσια ἔπαθον): d’un côté, ce n’était pas de la pitié (ἔλεος) qui me venant, comme lorsqu’on assiste à la mort d’un homme qui vous est cher. Car cet homme était manifestement heureux (εὐδαίμων), Échécrate, à en juger d’après son attitude et son langage (καὶ τοῦ τρόπου καὶ τῶν λόγων) – tant il montrait de fermeté (ἀδεῶς) et de noblesse (γενναίως) en quittant la vie ; à tel point qu’il me donnait l’impression, lui qui pourtant s’en allait chez Hadès, de na pas s’y rendre sans un privilège divin, et bien plus, de devoir, une fois arrivé là-bas, y trouver un bonheur tel que jamais on en a connu ! Pour toutes ces raisons, rien qui ressemblât le moins du monde à de la pitié ne me venait, comme on eût pu l’attendre de la part de qui assiste à un malheur. Je n’éprouvais cependant pas non plus un plaisir (ἡδονὴ) semblable à celui que je prenais lorsque, comme nous en avions l’habitude, nous étions plongés dans de la philosophie – car telle était bien la nature des discours que nous échangions. Non, sincèrement, j’étais envahi par un sentiment déconcertant (ἀλλ΄ ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί μοι πάθος παρῆν), mélange inhabituel où entrait certes du plaisir, mais aussi de la douleur (καί τις ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραμένη ὁμοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης) quand me revenait à l’esprit (ἐνθυμουμένῳ) que cet homme-là, tout à l’heure, allait cesser de vivre. Et nous tous qui étions présents nous trouvions à peu près dans le même état, tantôt riant (τοτὲ μὲν γελῶντες), parfois pleurant (ἐνίοτε δὲ δακρύοντες), mais celui d’entre nous qui poussait les choses à l’extrême (διαφερόντως), c’était Apollodore (je pense que tu connais le personnage, et sa manière). – Évidemment. – Eh bien si lui était complètement submergé par ses émotions, j’avoue

que j’étais moi-même très agité (ἐτεταράγμην), et les autres aussi. »84

Pour sûr le sentiment de Phédon est étrange : tout prédispose Socrate à jouer malgré lui le personnage d’une tragédie et à provoquer chez ses compagnons la pitié et la compassion. Or, ce n’est pas l’attitude de Socrate qui contredit cette pitié, car il a bien toutes les qualités du héros d’endurance (ἀδεῶς et γενναίως),

82 G. Vlastos, « Plato’s Disavowal of Knowledge », in Socratic Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, ch. 3. 83 Sur cette question, voir R. Blondell, The Play of Character in Plato’s Dialogues, op. cit., en particulier p. 67-80. Que Socrate ne

constitue pas un « modèle» semblable à ceux des héros de l’épopée ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas un « paradigme » de vertu (Apologie, 23b1 : « ἐμὲ παράδειγμα ποιούμενος »): sur l’imitabilité de Socrate, voir p. 85-88.

mais bien plutôt le fait que cette énergie soit tout entière soumise à la joie de mourir. La peine entre donc en alternance avec la joie déjà expérimentée de l’entretien philosophique. L’affection (πάθος) ressentie n’est donc pas une, mais deux, et le mélange de joie et de peine ne signifie pas pour autant que Phédon expérimente le sentiment mêlé du spectateur de tragédie. En témoigne l’attitude d’Apollodore qui oscille entre deux excès, plaisir et peine s’excluant absolument et de manière spectaculaire, sans jamais se mêler. C’est le caractère atopique de Socrate qui réussit à provoquer l’étrangeté de la combinaison de plaisir et de peine85.

En quoi Socrate se démarque-t-il des héros homérique ? Sans doute en ce qu’il ne peut par définition constituer un modèle figé. L’exemplarité de Socrate ne consiste donc pas en ce qu’il a fait, mais

dans la manière dont il pense ce qu’il fait. Ce ne peut être lui mais sa relation à sa propre âme qui détermine

un désir d’imitation. La réfutation socratique est donc toujours aussi une exhortation à prendre soin de soi et de la vertu. Socrate est donc bien un « héros », mais qui ne se laisse pas enfermer dans une typologie des caractères. Parce qu’il tient aussi bien d’Ulysse qu’Achille, étouffant ainsi la querelle entre deux formes opposées de vertus, Socrate constitue un modèle ironique, dont le renom (κλέος) tient réellement de sa προθυμία à philosopher.

En conclusion, les modèles de vertus ne peuvent, dans les dialogues socratiques, constituer un critère de justification de l’action, ni de sa valeur. En neutralisant la relation mimétique spontanée que l’interlocuteur entretient avec un modèle de vertu, Socrate parvient à questionner le sens et la valeur des émotions morales traditionnelles. Ce qu’on vient de décrire appartient néanmoins à un niveau « littéraire » ou « dramatique » du dialogue ; il convient donc d’analyser le moyen proprement « philosophique » que Socrate met en œuvre pour faire se questionner son interlocuteur au cours de la discussion : ce moyen est la « réfutation » (ἔλεγχος).

85 Est-ce à dire, comme M. Dixsaut, que le plaisir et la douleur de Phédon sont « purs » au sens où sont purs, selon le Philèbe, le

plaisir ou la douleur qui naît de la réflexion, et non pas l’un de l’autre ? Cela est vrai, mais à condition de préciser que le verbe qui indique que Phédon est envahi par la douleur est « ἐνθυμέομαι », façon de dire que la tragédie n’est pas loin, et qu’elle n’est évitée que par la joie atopique de Socrate. La douleur n’est pas propice à la réflexion (60a-b). Sur le sentiment de Phédon, voir M. Dixsaut, Platon, Phédon, Paris, Gallimard, 1991, p. 72.