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Anthropologie technicienne et vertu politique.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.1.1 Anthropologie technicienne et vertu politique.

Afin de répondre à l’objection de Socrate selon laquelle la vertu ne s’enseigne pas, Protagoras répond tout d’abord par un mythe qui montre que la vertu ne relève pas d’une technique spécifique, mais qu’elle est le lot de tous les membres de la communauté. La possession de l’habitus politique par tous est

une conséquence du don universel par Zeus de l’αἰδώς et de la δική.

Le mythe de Protagoras décrit successivement trois distributions. La première (320e-321c),

6 VoirAnnexe 1.1. Θυμός apparaît en 323e2 (οἱ θυμοὶ), 351a3 (θυμοῦ), 351b1 (θυμοῦ) et 352b7 (θυμὸν), et le verbe θυμέομαι

deux fois en. 323d1 (θυμοῦται)et324a2 (θυμοῦται).

7 Certaines études tentent de reconstituer sur la base des témoignages platoniciens une « doctrine » politique et morale de

Protagoras. À ce propos, voir W.K.C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, Cambridge, 1962-1981, vol. III, en particulier p.

63-68 et 263-269 ; M. Untersteiner, Les Sophistes, (1967) Paris, Vrin, 1993, vol. I et en particulier p. 86-118 ; ainsi que Kahn,

C.H., « The Origins of Social Contract Theory in the Fifth Century B.C. », in Kerferd, J.B., (ed.), The Sophists and their Legacy, Hermes Einzelschriften, 44, Wiesbaden, 1981, p. 92-108. Pour la présente étude, je considère Protagoras comme un

personnage dont la réalité historique importe moins que la fonction de ses propos dans le dialogue lui-même, et pour les autres dialogues.

malheureusement assurée par Épiméthée, laisse l’homme absolument dépourvu de dons naturels qui lui permettraient de survivre. La seconde distribution (321d-322a) pallie les défauts de la première : Prométhée offre avec le feu les moyens aux hommes de se donner les techniques « techniciennes ». Pourtant, une troisième distribution (322c-d) est nécessaire afin de remédier aux défauts des deux premières : Zeus ordonne à Hermès de distribuer l’αἰδώς et la δική aux hommes afin d’acquérir l’art politique. Comme l’a noté H. Joly8, cette anthropologie fonctionne à rebours des mythes de l’abondance

non technicienne et non politique, comme ceux de Kronos dans le Politique9 : chaque don est interprété

comme un palliatif, comme un moyen de suppléer à un défaut. L’homme doit se rendre maître des solutions politiques aux problèmes économiques et techniques. Aussi, l’αἰδώς et la δική sont moins un don que la condition même de la survivance de la race humaine ; la technique ne fait quant à elle que procurer des armes ambivalentes, de défense et d’autodestruction. S’il existe une gradation dans les distributions successives, qui font de l’αἰδώς et la δική les dons les plus estimables, c’est parce que leur manque se laissait percevoir depuis le commencement. Que le manque soit l’élément qui structure le mythe tout entier permet justement à Protagoras de distinguer radicalement l’art politique des autres τέχναι : la politique n’est pas estimable parce qu’elle représente le degré le plus « cultivé » de l’humanité, elle l’est parce qu’elle est la condition de survivance des autres τέχναι.

La différence de nature entre l’art politique et les techniques issues du don de Prométhée est annoncée comme l’a vu L. Brisson, par une technique intermédiaire : l’art militaire10. L’organisation

fonctionnelle de la cité obéit à un schéma tripartite semblable à celui que l’on trouve dans la République,

puisque trois composantes essentielles de la cité sont nommées : une classe de producteurs et d’agriculteurs, une classe proprement militaire pour assurer la défense de la cité, et une classe dirigeante11. L’art militaire

est intermédiaire entre l’art politique et l’art des producteurs dans ce passage :

« Ainsi équipés, les hommes vivaient à l’origine dispersés, et il n’y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces, car ils étaient en tout plus faibles qu’elles, et leur art d’artisans (ἡ δημιουργικὴ τέχνη), qui constituait une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s’avérait insuffisant dans la guerre qu’ils menaient contre les bêtes sauvages (πρὸς δὲ τὸν

8 H. Joly, Le Renversement platonicien, 2ème ed., Paris, Vrin, 1980, p. 282-290. 9Politique, 271d-272d.

10 Brisson, L., « Le mythe de Protagoras. Essai d’analyse structurale », Quaderni Urbinati di Cultura Classica 20, 1975, p. 7-37.

Pour la technique militaire, voir p. 20-21.

τῶν θηρίων πόλεμον ἐνδεής). En effet, ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie (πολιτικὴν γὰρ τέχνην οὔπω εἶχον, ἧς μέρος πολεμική.) »12

L’art de la guerre ne saurait en effet se réduire à une pure « technique » de guerre : privée de son fondement politique, la guerre contre les bêtes est celle-là même que se font les hommes entre eux lorsqu’ils sont regroupés en cités :

« Ils cherchaient bien sûr à se rassembler (ἁθροίζεσθαι) pour assurer leur sauvegarde en fondant des cités (καὶ σῴζεσθαι κτίζοντες πόλεις). Mais à chaque fois qu’ils étaient rassemblés, ils se comportaient d’une manière injuste les uns envers les autres, parce qu’ils ne possédaient pas l’art politique (ἠδίκουν ἀλλήλους ἅτε οὐκ ἔχοντες τὴν πολιτικὴν τέχνην), de sorte que, toujours, ils se dispersaient à nouveau et périssaient. »13

Un rassemblement ne produit pas une unité : le regroupement des hommes se désagrège aussi rapidement qu’il est constitué ; le lien impérieux qui unit les hommes contre les bêtes se dissout immédiatement lorsque chaque homme redevient pour chaque homme une autre bête14. Protagoras affirme ici que la guerre

menée par une cité n’est pas seulement une affaire de puissance militaire, mais qu’elle est aussi affaire de politique, au sens où elle nécessite d’abord un sentiment d’entre-appartenance. Il n’est donc pas étonnant que l’art de la guerre soit défini avant tout dans sa fonction politique de protection et de défense d’une cité

une, tout en demeurant une technique issue du don de Prométhée dans la construction et la manipulation

des armes et des stratégies techniques militaires. L’art de la guerre est donc bien une « partie » de l’art politique, non pas au sens où elle en est l’aspect technique, mais au sens où elle en est une fonction, comme c’est le cas dans la République ou dans les Lois. Il est important de noter la place de l’art militaire dans le

mythe pour une raison évidente : le problème de la définition du courage occupe la fin du dialogue. Pour le sophiste, l’ἀνδρεία est une vertu particulière, puisque, dit-il, on peut être courageux sans nécessairement être juste. Or, si la σωφροσύνη et la δικαιοσύνη sont toutes deux des vertus éminemment politiques dans le discours qui suit le mythe, et impliquent une sensibilité nécessaire à toute constitution du lien social, alors il demeure dans l’exposition de l’argument de Protagoras une difficulté qu’il faudra éclaircir : de même que

12Protagoras, 311a8-322b5. 13Ibid., 322b6-8.

14 Comme l’indiquent d’ailleurs plusieurs expressions utilisées par Protagoras dans le discours suivi. Par exemple : « ne plus

figurer au nombre des hommes » (ἢ μὴ εἶναι ἐν ἀνθρώποις) en 311c1-2 ; ou encore « à moins de s’abandonner, comme une bête sauvage, à la vengeance de manière totalement irrationnelle » (μὴ ὥσπερ θηρίον ἀλογίστως τιμωρεῖται·) en 324b1, et enfin dans l’argument qui consiste à comparer Eurybate et Phrynondas aux sauvages (ἀλλ΄ εἶεν ἄγριοί τινες) en 327d3, dans la pièce de Phérécrate, et qui sont appelés des μισάνθρωποι (327d6) à l’instar des Cyclopes.

l’art de la guerre a la politique comme condition de son existence, de même le courage n’est-il pas nécessairement conditionné par la participation du citoyen aux vertus politiques que sont la σωφροσύνη et la δικαιοσύνη ? On verra que le rôle du θυμός dans l’acquisition du courage répond à cette question.