• Aucun résultat trouvé

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. L’αἰδώς chez les interlocuteurs de Socrate.

2.3. Θυμός et αἰδώς dans le livre I de la République.

2.3.1 La modération selon Céphale.

Les définitions de la justice au livre I sont symptomatiques chez chacun des interlocuteurs de leur adhésion à des valeurs traditionnelles de l’exercice de la vertu, ou plus généralement de ce qui est bon (ἀγαθός). Mais cette tradition est d’emblée décalée dans sa présentation. L’entretien se déroule au Pirée, dans un port marchand, et non à Athènes ; de même Céphale est un riche fabricant d’armes syracusain, ayant le statut de métèque, père de Lysias et de Polémarque. La figure de Céphale constitue le paradigme de l’homme d’affaires dont la faiblesse dans l’argumentaire signale celle de son statut dans à la cité139.

Selon Céphale, l’homme juste est celui dont l’âge a mesuré, tempéré, voire métamorphosé les désirs. À la première question de Socrate, « que penses-tu de ce que les poètes appellent « le seuil de la vieillesse » ? » Céphale répond : la vieillesse est le temps où il est possible de s’affranchir de nombreux tyrans140, que sont les désirs. Les ἐπιθυμίαι cessent de se tendre et se relâchent141. L’action des désirs sur le

138 C’est ce qu’entend montrer C.H. Kahn, dans son article « Proleptic Composition in the Republic, or Why Book I was never

a Separate Dialogue », Classical Quarterly, 43, 1993, p. 131-142. Après un bref aperçu des arguments stylométriques pour la

plupart en faveur de l’autonomie du livre I, Kahn propose une série d’arguments montrant que toutes les questions du livre I trouvent une réponse dans les livres suivants, et en outre répondent comme en écho aux dispositions des interlocuteurs. À sa suite, J.R.S. Wilson, montre que la question du θυμός est un élément qui structure la totalité de l’entretien avec Thrasymaque, dont les réponses sont également livrées tout au long de la République. « Thrasymachus and the Thumos : a Further Case of

Prolepsis in Republic I », Classical Quarterly, 45, 1995, 58-67. Pour la fonction des prologues dans les dialogues de Platon, voir

également M.-L. Desclos, « La fonction des prologues dans les Dialogues de Platon. Faire l’histoire de Socrate. », in Recherches sur la Philosophie et le langage, 14, 1992, 15-29.

139 Voir le commentaire détaillé sur Céphale par S. Campese, in Platone, La Repubblica, Traduzione e commento a cura di Mario

Vegetti, Napoli, Bibliopolis, Vol. 1, Libro I, 1994, p. 133-157.

corps, puisqu’il s’agit exclusivement des désirs charnels ou sexuels selon Céphale, est comparée à celle d’une tyrannie sur l’âme. La tradition à laquelle se réfère Céphale (329b-d) est immédiatement déplacée dans un contexte « réel » par Socrate : la définition de la justice de Céphale serait dans son fond marchande, et reposerait tout simplement sur des valeurs non morales, mais économiques. Socrate fait donc glisser l’entretien vers la question de la richesse, à travers celle de l’héritage. En effet, en 330a7-330c8, l’héritage matériel de Céphale (la fabrique d’armes héritée de son père) permet à Socrate de le comparer à ces commerçants qui discutent sans intelligence, comme si leurs discours étaient de la petite monnaie (330c- d). « Le plus grand bien » que Céphale a retiré de sa richesse serait un savoir de gérant :

« CEPHALE : (...) je soutiens que la possession de richesses représente la valeur la plus élevée, pas

pour n’importe quel homme, mais seulement pour celui qui a le sens des convenances et de l’ordre. Ne pas tromper ni mentir, même involontairement, n’avoir aucune dette, qu’il s’agisse de l’offrande d’un sacrifice à un dieu ou d’une créance à quelqu’un, quand le moment est venu de partir là-bas sereinement, à tout cela la possession de richesses peut contribuer pour une large part.»142

L’homme de bien, c’est-à-dire « celui qui a le sens des convenances et de l’ordre » (ἐπιεικεῖ καὶ κοσμίῳ), monnaye en dons, en services, de quelque nature que soit le contrat effectué (avec les hommes ou les dieux), l’exercice de sa vertu. Ce sont donc deux vertus qui sont évoquées en filigrane par Céphale : l’αἰδώς et la piété (σέβας). La conduite juste à laquelle aspire Céphale implique une conception de la justice comme νέμεσις, puisqu’il s’agit en réalité de « rendre à chacun son dû »143. La justice comme νέμεσις est ressentie en

conscience (συνειδότι en 331a2)144. Car Céphale ne désire pas la richesse ; aussi le « décompte » auquel

procède l’âme lorsqu’elle examine ses propres injustices n’est pas forcément un examen « comptable ». C’est une justice qui fait peur, et s’adresse à ce qu’on peut supposer être le θυμός. En témoigne la citation de Pindare qui fait mention de la καρδία :

141 République 329c7-8. Les termes employés par Céphale pour décrire le mécanisme des désirs est de manière significative

emprunté au vocabulaire musical des cordes, lexique que l’on retrouve précisément au livre III à propos de l’influence musicale sur le θυμός.

142Ibid. 331a10-331b5.

143 Pour preuve ce passage d’Hésiode, Les Travaux et les jours, v.714 : «σέ δέ μή τι νόος κατελεγχέτω εἶδος » « Que ton esprit ne

démente pas ton visage », cette injonction faisant suite à l’obligation d’équité, notamment en payant toutes ses dettes et en rendant aux dieux et aux hommes tous les honneurs qui leur sont dus.

144 Les termes employés sont : δέος, φροντίς, στρεφεῖν, ὑποψιά, δείμα, autant de sentiments renvoyant à une perception émotive de

ce que c’est que la justice. Il est intéressant de montrer que l’usage du verbe « συνοίδα » a un sens qui n’est pas réflexif, mais plutôt émotif. Voir R.B. Onians, Les Origines de la pensée européenne, op. cit., p. 31.

« Douce, lui caressant le cœur (καρδίαν)145 / nourrice de la vieillesse, l’espérance l’accompagne /

elle qui gouverne souverainement l’opinion ballottée en tous sens des mortels ».146

La référence à la καρδία, au « cœur », oblige à rendre justice à Céphale, d’une conception de l’âme qui est entièrement centrée sur cet « esprit », cette âme qui ressent l’effroi ou l’espérance ; le calcul n’est qu’un moyen dont elle se sert pour se rassurer147. L’usage de la richesse est alors suspendu à ce θυμός qui

« adhère » à des valeurs communes.

Céphale se présente comme un homme qui « a de l’esprit » (ἀνδρὶ νοῦν ἔχοντι, 331b7), et pourtant ce νοῦς n’est pour Socrate qu’une faculté de calcul. La richesse paraît donc bien se substituer aux convenances elles-mêmes, puisque ce sont les riches qui peuvent procéder à une redistribution à leur propre avantage148. La réfutation de Socrate consiste donc à faire dépendre ce « sens de l’ordre et de la mesure »

de la richesse acquise par héritage ou par le commerce. La conception de Céphale de la justice ne tend en réalité qu’à appauvrir le sens des actions justes en faisant de la richesse un palliatif à l’injustice149.