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La réserve respectueuse (αἰδώς).

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Homère : une justice sensible.

1.1. Justice et émotions morales.

1.1.2 La réserve respectueuse (αἰδώς).

L’αἰδώς, maître-mot de l’éthique homérique, recouvre aussi bien le sens de la honte et de l’honneur

27Il. II, 223.

28 A.W.H. Adkins,« Values, Goals and Emotions in the Iliad », Classical Philology 77, n° 4, 1982, p. 292-326. Voir en

particulier p. 298-299.

29 Pour une interprétation semblable de la νέμεσις, voir Il. XVI, 544 ; et Il. XVII, 254. 30Od. I, 119.

pour soi, que le sentiment de crainte respectueuse associée à la reconnaissance de la magnanimité d’une personne ou d’un acte32. Cette émotion est, comme la νέμεσις, ressentie dans le θυμός33.

Pour cerner cette notion difficile, on a souvent recours au concept de « pudeur ». L’αἰδώς semble en effet naturellement liée au sentiment de retenue honteuse, que ressent par exemple Ulysse se présentant nu devant Nausicaa et plus tard devant ses servantes :

Od. VI, 221-222 : « Mais devant vous, me mettre au bain ! Je rougirais de me montrer tout nu

(αἰδέομαι γὰρ / γυμνοῦσθαι) à des filles bouclées. »

La nudité n’est pourtant qu’une modalité d’exposition de soi. Ce qui est en jeu dans l’αἰδώς n’est pas l’exposition jalouse de ce qui doit demeurer à soi, pas plus que la démonstration honteuse de sa faiblesse relativement à un idéal du soi : cette émotion fait du soi non une propriété mais bien une relation à l’autre. Ainsi, la réserve d’Ulysse n’est pas motivée par sa nudité, mais par le manque de respect infligé à Nausicaa en se montrant à ses côtés34. On comprend donc pourquoi l’αἰδώς s’étend plus largement à toutes les

situations qui impliquent un regard extérieur, du point de vue duquel on blâmerait soi-même sa propre conduite. Cette émotion complexe constitue dès lors avec la νέμεσις un couple conceptuel homogène, ces deux émotions étant deux versants du sens de l’honneur35. C’est pourquoi c’est moins la notion de

« pudeur » qui convient pour traduire αἰδώς, que celle de « réserve », au sens où elle implique

32 Sur cette notion, voir tout d’abord la monographie de C.E. Von Erffa, Aidôs und verwandte Begriffe in ihrer Entwicklung von

Homer bis Demokrit, Philologus, supp. 30, 2, 1937, qui présente un panorama des différents sens et contextes de αἰδώς. Voir

également J.-C. Riedinger « Les deux aidôs chez Homère », Revue de Philologie, de Littérature et d’Histoire Anciennes. Tome

LIV, Fas.1, 1980, p. 62-80 ; D.L. Cairns, Αἰδώς : The Psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greece, Oxford,

Clarendon Press, 1993. Enfin, on se reportera aux pages consacrées à cette notion dans A.-G. Wersinger, Platon et la dysharmonie, op. cit., dans les ch. VII, VIII, et IX.

33 D.L. Cairns, Αἰδώς : The Psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greece, op. cit. p. 51 sq.

34 Voir par exemple Od. VI, 273-288 où Nausicaa affirme qu’elle-même serait indignée (νεμεσῶ v. 286) si une jeune fille agissait

comme elle, en se montrant en compagnie d’un étranger devant les Phéaciens.

35 Comme l’affirme à juste titre J. Redfield, Nature and culture in the Iliad : The Tragedy of Hector, Chicago & London,

University of Chicago Press, 1975, (trad.fr., La Tragédie d’Hector : Nature et culture dans l’Iliade, Paris, Flammarion, 1984.) p.

115. De même, J.-C. Riedinger, J.-C., dans « Les deux αἰδώς chez Homère », loc. cit., déclare : « Il y a pour conclure,

complémentarité entre les deux systèmes d’αἰδώς et de τιμή : c’est l’association de l’une et de l’autre qui préside aux relations à l’intérieur de la société homérique, on peut même dire qu’elles ne sont que deux aspects différents d’une même attitude sociale. De plus, l’une et l’autre renvoient à une structure sociale originale. Car l’αἰδώς et la τιμή ne s’adressent pas indifféremment à n’importe quel membre de la communauté politique ; elles requièrent au contraire des qualifications, exactement identiques (…). » (p. 66).

nécessairement un effacement de soi devant l’autre. C’est le regard d’autrui qui structure le « moi » en le déterminant socialement par le crédit d’estime qu’il accorde à l’individu, ou par son inclusion dans une relation d’amitié (φιλότης). L’αἰδώς se manifeste en effet essentiellement par deux types de réaction : ou bien un sentiment de respect et de subordination à un ordre nécessairement plus grand que celui auquel on appartient, ou bien un sentiment proche de la honte et de la retenue. Les sphères de l’αἰδώς sont apparemment vastes et difficiles à homogénéiser. J.-C. Riedinger distingue deux sphères d’application de l’αἰδώς : la première est sociale et s’applique aux représentants de la communauté qui détiennent un certain type de pouvoir : prêtres, rois, riches, vieillards ; la seconde est interpersonnelle et prend sa source dans la sphère privée de la famille et des φίλοι. Alors que le respect dû au prêtre, au roi, au vieillard, et au mendiant (en tant qu’il est potentiellement un dieu déguisé) s’apparente à un respect de la hiérarchie sociale, la honte ou la retenue ressentie à l’endroit de celui qu’on peut toujours associer à un φίλος est éminemment personnelle.

Ce qu’il convient de noter de prime abord, c’est que l’αἰδώς implique obligatoirement un retrait, alors que la νέμεσις suscite l’action, et ce relativement au même objet, la τιμή.

Dans le monologue d’Hector du chant XXII de l’Iliade, le héros ressent de l’αἰδώς devant son peuple pour

n’avoir pas écouté Polydamas son frère qui lui conseillait la retraite, et à la pensée que c’est un individu de moindre valeur qui lui reprochera cette erreur :

Il. XXII, 99-107 : « Ah ! misère ! si je franchis les portes et la muraille, Polydamas sera le premier

à m’en faire honte (Πουλυδάμας μοι πρῶτος ἐλεγχείην ἀναθήσει), lui qui me conseillait de diriger les Troyens vers la ville, dans cette nuit maudite qui a vu se lever le divin Achille. Et je ne l’ai pas cru. Cela eût pourtant mieux valu. Et maintenant que j’ai, par ma folie, perdu mon peuple, j’ai honte (αἰδέομαι) en face des Troyens, des Troyennes aux robes traînantes, si quand un moins brave que moi un jour me dit (μή ποτέ τις εἴπῃσι κακώτερος ἄλλος ἐμεῖο) : « Hector, pour avoir écouté sa force, a perdu son peuple » »36.

36 Le vers « αἰδέομαι Τρῶας καὶ Τρῳάδας ἑλκεσιπέπλους » reprend très exactement le vers 442 du discours d’Hector à

Andromaque en Il. VI, 441-465, mais il est alors investi d’un autre sens. Alors qu’au chant VI Hector ressentait de l’αἰδώς du fait

qu’il retardait sa présence au combat, faisant alors dépendre sa τιμή guerrière de son statut de roi, le chant XXII renverse la perspective : c’est cette fois sa présence sur le champ de bataille qui lui est reprochée, puisqu’elle est synonyme de la perte de son peuple. Pour avoir surestimé sa τιμή au combat, Hector perd la τιμή royale, à moins qu’il ne tombe au combat contre Achille. J.T. Hooker, « Homeric Society: A Shame-Culture?», Greece & Rome 34, n°2, 1987, p. 121-125, analyse précisément ce passage et

l’intime relation entre la honte et le respect. On remarquera en outre l’usage du verbe ἐλέγχω, qui est intimement associé à la « honte ».

Ce dont Hector se plaint est d’avoir surestimé sa force et d’avoir ainsi oublié que la τιμή qu’il possède risque de lui être ôtée s’il ne remplit pas sa fonction de protecteur du peuple. L’αἰδώς est cette disposition qui sait reconnaître en l’autre le dépositaire de la τιμή ; elle est donc propice à la philanthropie.

C’est encore l’αἰδώς que les chefs invoquent et tentent de susciter dans le cœur des guerriers durant la bataille, ce seul terme devenant alors un cri de guerre37. L’αἰδώς est donc la honte à la pensée de perdre sa

τιμή, la mort étant l’événement qui décide si le guerrier mourra avec ou sans gloire (κλέος)38. C’est dans le

cri de guerre que les deux sphères de l’αἰδώς, privée et publique, peuvent s’entremêler dans l’esprit de l’individu, attentif à la fois aux valeurs qu’il défend et aux fins qu’il poursuit. Ajax exhorte ainsi ses combattants :

Il. XV, 561-564 : « Amis, soyez des hommes ; mettez-vous au cœur le sens de la honte (καὶ αἰδῶ

θέσθ’ ἐνὶ θυμῷ). Faites-vous mutuellement honte (ἀλλήλους τ’αἰδεῖσθε) dans le cours des mêlées brutales. Quand les guerriers ont le sens de la honte (αἰδομένων ἀνδρῶν), il est parmi eux bien plus de sauvés que de tués ; s’ils fuient au contraire, nulle gloire pour eux ne se lève, nul secours non plus (οὔτ’ ἂρ κλέος ὄρνυται οὔτέ τις ἀλκήν). »

Dans cet exemple complexe où « αἰδώς » est utilisé en polyptote, le sens de la honte procède de deux tendances : d’une part les guerriers sont liés par une relation d’amitié (φίλοι) au nom de laquelle aucun ne doit démériter par son courage sous peine de subir la disgrâce face à un témoin direct, d’autre part les guerriers sont mus par un désir de renom (κλέος) qui fait de la honte un sentiment relatif à la valeur de chacun. Si l’on souscrit à l’analyse de J.-C. Riedinger pour qui deux sphères de l’αἰδώς sont à distinguer, l’une privée, l’autre publique, selon le critère de la présence actuelle ou imaginée d’un témoin particulier ou de la représentation abstraite du « qu’en dira-t-on ? », Ajax joue bien évidemment sur les deux sphères lors de son exhortation. On peut comparer en effet cette exhortation à celle prononcée par Nestor quelque cent vers plus loin :

Il. XV, 661-666 : « Amis, soyez des hommes : mettez-vous au cœur le sens de la honte (καὶ αἰδῶ

θέσθ’ ἐνὶ θυμῷ), en face les uns des autres. Que chacun se rappelle (μνήσασθε) ses enfants et sa femme, son domaine et ses parents – aussi bien celui qui les a encore que celui qui les a perdus.

37Il. V, 787 ; VIII, 228 ; XV, 561 ; XV, 661 ; XVI, 442. 38 Voir également Il. VII, 92-95.

Puisqu’ils ne sont pas là, c’est moi ici, qui en leur nom, vous supplie de tenir ferme, au lieu de tourner le dos et de fuir. ».

Contrairement à Ajax, Nestor en appelle seulement à la sphère privée de l’αἰδώς, en ne mentionnant la honte que relativement aux parents et amis. Pourquoi cette différence avec l’autre discours ? Le contexte tactique peut être éclairant. Lorsqu’Ajax prend la parole, la balance est égale entre les deux armées : sensibiliser les guerriers à la gloire (κλέος) est donc justifié dans la mesure où il ne s’agit pas de conserver la vie, mais de conquérir la victoire. Au contraire, Nestor fait appel à la sphère privée de l’αἰδώς uniquement, parce que les Argiens sont sur le point de fuir tandis que les Troyens prennent l’avantage. Il ne s’agit donc plus d’avoir honte de ne pas vaincre, mais d’avoir honte de fuir.

À partir de ces deux exemples, l’αἰδώς apparaît comme une forme de vertu totale, précisément parce qu’elle joue, simultanément ou non, sur toutes les sphères de la vie de l’individu. En tant qu’elle révèle une sensibilité à l’honneur (τιμή), elle est une source d’action pour le conquérir ou le défendre poussant l’individu à faire preuve de son excellence. En ce sens, l’αἰδώς est liée au courage du guerrier, mais également à d’autres vertus comme la modération ou l’humanité39. Ailleurs dans l’Iliade, l’αἰδώς est liée à la pitié

(ἔλεος)40. L’épisode sans doute le plus marquant est encore le monologue d’Hector (Il. XXII, 123-124) qui

craint qu’Achille n’éprouve à son égard ni respect ni pitié (ὃ δέ μ΄ οὐκ ἐλεήσει οὐδέ τί μ΄ αἰδέσεται), et ne l’épargne pas malgré sa position de suppliant (με γυμνὸν ἐόντα). Hector est littéralement exposé à une bienveillance dont Apollon dira que le θυμός d’Achille ne la connaît pas (ὣς Ἀχιλεὺς ἔλεον μὲν ἀπώλεσεν, οὐδέ οἱ αἰδὼς γίγνεται41). De même, le respect pieux (σεβάς), est ressenti dans le θυμός, et n’est pas sans

relation à l’αἰδώς. L’hypothèse la plus souvent proposée consiste à réserver le terme « αἰδώς » pour les

39 Ainsi, A. McIntyre dans After Virtue, A Study in Moral Theor, (1981) (trad. fr. Après la vertu, Paris, P.U.F., 1997), mentionne-

t-il cette vertu chez Homère comme un point focal de la vie éthique. Cette disposition morale lie ensemble des vertus aussi bien compétitives (le courage guerrier, mais aussi la ruse intéressée) que coopératives (l’amitié et la générosité) (p. 119-142).

40 La pitié est localisée également dans le θυμός : Il. XV, 44 ; XVII, 441 ; Od. IV, 364. Un vers formulaire : τὸν μὲν ἐγὼ δάκρυσα

ἰδὼν ἐλέησά τε θυμῷ apparaît trois fois au chant XI de l’Od. aux vers 55, 87 et 395. Sur le sentiment de pitié, voir G.W. Most,

« Anger and Pity in Homer’s Iliad », in S. Braund, G.W. Most (ed.), Ancient Anger : Perspectives from Homer to Galen, op. cit.,

p. 50-75.

relations humaines et « σεβάς » pour les relations qui sont investies d’une signification proprement sacrée puisque la σεβάς n’intervient que lorsqu’il s’agit d’un crime ou du fait de dépouiller un mort42.

L’αἰδώς est en un sens le principe des émotions philanthropiques. L’αἰδώς n’est pas seulement une émotion ou un affect, la « pudeur » toute personnelle et qui craint le regard d’autrui parce qu’il viole l’intimité ; elle est plutôt une disposition, la réserve qui place l’autre au centre du dispositif éthique et lui ménage l’espace qui lui est dû. En ce sens, elle est le corrélat inversé de la νέμεσις en ce qu’elle défend un même sens de l’honneur, mais en faisant de l’autre non pas le motif d’une agression, mais l’occasion d’une relation amicale.