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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.1.3 Une sensibilité éthico-politique.

On peut désormais interpréter la signification de αἰδώς et δική.

Tout d’abord, il est évident que Protagoras utilise dans son mythe des termes à résonance archaïque. Ce recours n’est pas anodin et ne relève pas seulement d’un effort d’adaptation aux éléments archaïques du mythe. L’αἰδώς, comme on l’a vu précédemment, est ce sentiment de retenue, de réserve et de respect qui signale la capacité d’un individu à s’engager dans un ensemble de règles morales et à reconnaître leur « justesse ». Δική à son tour ne peut dans le contexte désigner ni le « droit » au sens où il édicte une norme et est garanti par l’existence d’un tribunal ou par la promulgation d’une loi, ni même la « justice » au sens où elle renvoie à un idéal normatif qui fonde le droit. Δική renvoie bien ici à un habitus ou à un

sentiment ; δική est davantage un « sens de la justice », une force de motivation pour respecter la norme21.

Protagoras emploie ainsi deux termes qui chez Hésiode renvoient à l’efficacité de la justice de Zeus, leur

20 La φιλία qu’invoque Protagoras dans le mythe a une sphère d’application dans le discours suivi extrêmement étendue, selon

une gradation qui va de la famille restreinte, sphère privée de la φιλία, à tous les citoyens. La mention des « misanthropes » en 327d confirme que la φιλία doit s’étendre à l’ensemble de la communauté politique.

21 Aussi, la traduction la plus fidèle au texte semble bien être celle que L. Robin propose en s’écartant quelque peu de la lettre

apparente du texte pour en retrouver l’esprit : « le sentiment de l’honneur et celui du droit ». Cependant, l’explication de ces deux termes par L. Robin dans ses notes n’est pas du tout convaincante : « La conscience (et non pas « la pudeur »), comme règle de la conduite personnelle ; le sentiment du droit, comme règle de nos rapports avec nos semblables ».

départ nécessitant le recours à un droit positif. Il est donc périlleux de supposer que la présence de αἰδώς et δική dans le mythe de Protagoras doit trouver un équivalent réel dans l’édiction d’un droit et d’une loi. Elles désignent irréductiblement une « sensibilité ». Même la loi qu’édicte Zeus à la fin du mythe, qui prescrit la mort pour tous les membres de la cité qui ne participent pas à ces deux sentiments, n’est pas à comprendre comme une loi positive : elle est l’expression de la crainte révérencieuse attachée à un ensemble de valeurs partagées. Ce serait donc une erreur d’assimiler sans précaution αἰδώς et δική aux termes dont Protagoras fait usage dans la suite de son argumentation, σωφροσύνη et δικαιοσύνη. En effet, le mythe de Protagoras relate la fondation d’une cité ; le discours suivi quant à lui tire du mythe des éléments qui justifient un ensemble de comportements dans une cité déjà constituée que Αἰδώς et Νέμεσις ont déjà désertée, comme chez Hésiode. Comme on le verra par la suite, il est probable que les vertus de δικαιοσύνη et de σωφροσύνη ne prennent sens que relativement à une loi qui n’est plus « ressentie » mais promulguée, entendue et connue.

Les fonctions de αἰδώς et δική peuvent-elles être différenciées ? M. Narcy soutient, en retenant la construction précédemment discutée qui fait de δική la cause immédiate de « κόσμος » et d’αἰδώς celle de « δεσμός φιλίας συναγωγοί », que δική revoie à un ordre extérieur transcendant, et qui peut s’exprimer par le biais de lois, alors qu’αἰδώς renvoie à ce même ordre, mais intériorisé22. Cette interprétation est suivie par B.

Cassin qui insiste davantage sur le caractère « public » de la δική et sur la fonction « psychologique » de l’αἰδώς, tout en prenant soin, comme M. Narcy, de ne pas prêter à ces deux sentiments une résonance « morale »23. Suivant l’interprétation de M. Narcy, Protagoras distinguerait donc deux ordres normatifs :

la loi positive d’une part, qu’elle soit prescriptive ou pénale comme l’indique la suite de l’argumentation de Protagoras, et la norme d’autre part, expression de la loi à destination de la sensibilité des citoyens. Aussi,

22 M. Narcy, « Le contrat social : d’un mythe moderne à l’ancienne sophistique », Philosophie 28, 1990, p. 32-56. « [Αἰδώς et

Δική] désignent purement et simplement l’existence de la norme, envisagée sous ses deux faces : dikè, c’est la règle en tant qu’elle

est prescrite, et aidôs, en tant qu’elle est suivie. Essence sociale, donc, de la norme, ou de la morale : il est clair que pour

Protagoras il n’y a d’autre vertu que ‘politique’ ou ‘civile’, puisque toute vertu se constitue dans ce jeu d’attentes croisées dont la pression fait la polis » (p. 44).

23 Cassin, B., L’Effet sophistique, Paris, Seuil, 1995. « De même, la « dike » avant d’être la « justice », donc le « procès » et le

« châtiment », c’est « la règle, l’usage », « la procédure », tout ce dont on peut « faire montre » (deiknumi) : norme publique

de la conduite, conduite requise en public. L’aidôs n’est ainsi que la motivation à respecter la dikè, et la dikè n’a de force que pour

autant que chacun prouve l’aidôs. Il n’y a dans cette combinaison qu’on peut supposer protagoréenne nulle matière à intention

éthique, encore moins à autonomie du sujet moral, mais exclusivement matière à moralité pratique, respect des règles du jeu public : quelque chose déjà d’une justice as fairness, où s’entendrait certes non l’équité, mais le fair-play » (p. 219).

αἰδώς et δική formeraient un couple solidaire, le droit positif ne pouvant fonctionner sans l’effet normatif qui soutient son efficacité, et réciproquement la norme ne pouvant être que le reflet d’un système légal établi.

Il y a pourtant une difficulté à distinguer aussi radicalement deux ordres du droit, l’un externe, l’autre interne. Il faudrait en effet se résoudre à comprendre que la δική est première par rapport à l’αἰδώς qui n’en est finalement que le soutien dans la sensibilité individuelle24. Il semble pourtant que cette

interprétation, si elle peut valoir notamment pour les Lois de Platon comme on le verra, ne peut se justifier

concernant Protagoras. En effet les nombreux effets de symétrie au sujet de αἰδώς et δική ont pour fonction d’entremêler les termes jusqu’à confondre leurs effets respectifs. Par ailleurs, si δική désigne bien un sentiment, les fonctions de αἰδώς et δική deviennent absolument complémentaires, à l’intérieur même d’un

système normatif. Alors que l’αἰδώς désigne la retenue de commettre une injustice ou le respect de certaines règles coutumières, la δική désigne comme en écho l’acuité avec laquelle on perçoit l’injustice et la justesse d’un châtiment. Il n’est pas nécessairement besoin de « lois » édictées pour faire preuve de δική.

Un dernier argument concernant la phrase « ἵν΄ εἶεν πόλεων κόσμοι τε καὶ δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί » peut étayer l’idée selon laquelle αἰδώς et δική constituent un couple de sentiments éthico-politiques dont les fonctions sont indiscernables. Aucun indice ne permet de rapporter δική à κόσμοι et αἰδώς à δεσμοὶ. Si l’on privilégie non le chiasme mais le parallélisme (αἰδώς se rapporterait à κόσμοι et δική à δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί) on obtient un sens tout aussi satisfaisant : l’αἰδώς reflète bien, chez Homère comme chez Hésiode un ordre hiérarchique donné, alors que la δική apparaît plus contraignante. Une dernière construction de la phrase est possible : elle consiste à mettre φιλίας συναγωγοί en facteur commun avec κόσμοι et δεσμοὶ, ce qui signifie que ce sont les effets d’harmonie et de structure et les effets d’entraves qui conjointement rassemblent les hommes en produisant la φιλία. Cette possibilité de construction, relevée par F. Ildefonse25, apparaît la plus satisfaisante. Il s’agit en effet, en donnant l’αἰδώς et la δική aux hommes,

de leur insuffler une sensibilité suffisamment policée pour reconnaître la pertinence d’un ordre, afin de s’y soumettre (c’est la fonction de l’αἰδώς), et de le garantir par un ensemble de dispositions morales (c’est la

24 C’est l’interprétation défendue par S. Geragotis, « Justice et pudeur chez Protagoras », Revue des Etudes Anciennes, 13, 1995,

p. 187-197, très proche de celle de M. Narcy. Cette interprétation pousse S. Geragotis à traduire αἰδώς par pudeur, ce qui est doublement impossible : d’abord l’idée de pudeur implique un modèle érotique qui sera bien celui que Socrate expose, notamment dans le Phèdre, mais certainement pas celui de Protagoras ; ensuite, la pudeur est envisagée comme une disposition

proche de la « conscience » (p. 194) dont la spontanéité n’est que l’œuvre d’une sensibilisation précoce à la norme.

fonction de la δική) : les deux versants de la sensibilité à la norme sont précisément ce que recouvre la notion de φιλία, puisque dans la sphère privée elle s’applique à une structure familiale hiérarchiquement déterminée, et dans la sphère publique, elle implique une forme d’obligation réciproque26.

Ainsi, le couple αἰδώς et δική forme bien une espèce d’hendiadyin, la fonction de l’une appelant réciproquement la fonction de l’autre.