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L’ardeur collective à diffuser la norme.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.2. La diffusion de la norme dans le discours de Protagoras.

1.2.3 L’ardeur collective à diffuser la norme.

La théorie pénale de Protagoras s’assortit en effet d’une éducation qui exploite un autre versant de la sensibilité : ce n’est pas à la crainte que l’on recourt, mais à l’ardeur spontanée à diffuser la norme. Protagoras est explicite : l’éducation à la vertu, contrairement aux techniques artisanales n’est pas l’affaire de quelques uns, mais bien l’affaire de tous, chacun devenant à son insu un moyen pour la communauté de diffuser la norme majoritaire. Reprenons les textes précédemment cités :

θυμοῦται καὶ νουθετεῖ), dans l’idée bien évidemment qu[e l’excellence politique] s’acquiert par l’exercice et l’instruction »42.

À aucun moment de son discours Protagoras ne fait mention de l’organe qui crée la loi. Que la loi se réclame de l’antiquité de ses fondateurs suffit à effacer la question de ses auteurs contemporains. La loi, pour être efficace, doit devenir « norme », et pour ce faire doit transparaître dans les actes singuliers : l’exécution d’un tel, la remontrance d’un autre, les hauts faits d’un autre encore. L’ensemble des histoires et des actes singuliers qui exemplifient la loi tend ainsi à rendre la formulation prescriptive et universelle de la loi inutile. Il faut au contraire que chacun des citoyens devienne le centre temporaire de l’information qui circule de manière anonyme. La loi elle-même est véhiculée de manière immanente, comme dans le cas de la rumeur, sans que jamais elle n’ait besoin d’être énoncée de manière universelle. Le « tous » répété à l’envie dans le discours de Protagoras est donc autant la création « consensuelle » d’une communauté à partir d’un ensemble d’histoires singulières, que l’instrument essentiel du maintien de ce consensus. Syntaxiquement, c’est l’interaction entre le « πᾶς » et le « παντὶ » qui crée et maintient la communauté unifiée ; or, c’est bien la sensibilité (θυμός et νουθετήσις), et non une connaissance de la loi, qui crée cette interaction.

Protagoras décrit donc naturellement les mécanismes de la diffusion de la loi à travers la norme43, en

énumérant les éducateurs : nourrice, mère, précepteur, père, maître de grammaire, de musique, de gymnastique, les grands poètes, et enfin la Cité, à condition sans doute de comprendre que cette Cité n’est que l’abstraction unifiée de ce « tous » qui diffusent la norme. En effet, dans la conclusion du discours de Protagoras, lorsque c’est la Cité qui parachève l’éducation des citoyens, Protagoras dit bien que tous les citoyens doivent apprendre la législation. Cependant, l’apprentissage de la loi ne diffère pas du mode de diffusion de la norme44. Protagoras compare ainsi l’éducation à l’apprentissage de la langue, véritable

42Protagoras, 324a1-3.

43 La loi n’est jamais formulée comme telle, mais toujours exemplifiée. L’éducation consiste donc au début en des procédés

déictiques de nominations : « À chacune de ses paroles, à chacun de ses actes (καὶ ἔργον καὶ λόγον), ils lui apprennent et lui expliquent que ceci (τὸ μέν) est juste, cela (τὸ δέ) est injuste, ceci (καὶ τόδε μὲν) est beau, (τόδε δὲ) cela laid, ceci (καὶ τόδε μὲν) pieux, cela (τόδε δὲ) impie, et fais ceci, ne fais pas cela (καὶ τὰ μὲν ποίει, τὰ δὲ μὴ ποίει) ! » (325d2-5).

44 C’est le sens que l’on doit prêter à la phrase « ἡ πόλις αὖτούς τε νόμους ἀναγκάζει μανθάνειν καὶ κατὰ τούτους ζῆν κατὰ

παράδειγμα » en 326c7-8 : « C’est la cité qui cette fois les contraint à apprendre ses lois, et à vivre en se conformant à leur modèle ». L’emploi du terme παράδειγμα est explicité ensuite par la métaphore de l’écriture sur les tablettes en cire : apprendre une loi est une procédure de conformation de ses attitudes singulières et non d’obéissance à une règle universelle.

paradigme en même temps que partie réelle de l’éducation45.

La sensibilité est donc au cœur de la cité juste selon Protagoras : c’est de manière immanente que chacun devient l’éducateur de tous, que tous jouent le jeu du juge, que tous « mettent tout leur cœur » à professer les valeurs de la cité46. Alors que Protagoras utilise l’exemple de l’apprentissage de l’aulos pour illustrer la

variation des degrés d’excellence en matière de vertu, le sophiste explique comment, malgré l’inégalité de l’excellence, tous les citoyens professent la vertu avec la même ardeur du fait qu’ils sont citoyens, et il dit en incise :

« Car il me semble que nous avons tous avantage à pratiquer entre nous la justice et la vertu (ἡ ἀλλήλων δικαιοσύνη καὶ ἀρετή), et c’est pour cette raison que tous mettent toute leur ardeur à dire et à enseigner à tous ce qui est juste et conforme aux usages (διὰ ταῦτα πᾶς παντὶ προθύμως λέγει καὶ διδάσκει καὶ τὰ δίκαια καὶ τὰ νόμιμα). »47

Il semble que cette προθυμία ne soit pas pour rien dans la création du lien social, puisqu’immédiatement après, le sophiste reprend pour le cas de l’aulos :

« Si de même nous mettions la plus vive ardeur et le moins d’envie (πᾶσαν προθυμίαν καὶ ἀφθονίαν εἴχομεν) à nous enseigner les uns aux autres l’art de la flute (…) »48,

La jalousie (φθόνος) détruit la φιλία ; de même, la vengeance aveugle dissout les liens communautaires précisément parce qu’elle procède de l’envie49. La προθυμία désigne au contraire l’effort commun de

création et de maintien du lien social.

En résumé, les premières occurrences de θυμός dans les dialogues de Platon sont loin d’être

45Ibid., 327e1-328a1 : « En fait tu es trop gâté, Socrate, parce que tout le monde ici est maître de vertu (διότι πάντες διδάσκαλοί

εἰσιν ἀρετῆς), dans la mesure de ses possibilités ; et toi tu n’en vois aucun ! C’est comme si, par exemple, tu cherchais qui est maître de grec, et que tu n’en trouverais pas un seul ! ».

46 Déjà à propos des membres de la famille, Protagoras employait une métaphore militaire (διαμάχονται) en 325d1 pour qualifier

les efforts éducatifs.

47Ibid., 327b1-4. 48Ibid., 327b4-5.

49 Aristote lie explicitement la νέμεσις à l’émotion d’envie jalouse : Éthique à Nicomaque, II, 7, 1108a35-b6. À propos de la

notion de jalousie ou d’envie jalouse (φθόνος), voir L. Brisson, « La notion de phtonos chez Platon », in Monneyron, F., (ed.), La Jalousie (Colloque de Cerisy), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 13-34, repris dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 219-234.

anodines, et on peut s’étonner que personne ne les ait rapprochées de l’analyse de l’âme tripartite dans la

République. Le θυμός est une émotion selon Protagoras, synonyme de « colère » ; mais c’est une émotion

surdéterminée par une conception éthico-politique qui en fait un instrument de reconnaissance du juste et de l’injuste, d’intériorisation et de diffusion empathique de la norme. Θυμός est lié à αἰδώς et à δική dans le mythe, de manière évidente, en ce que cette colère face à l’injustice renvoie à une sensibilité morale qui précède le droit et l’édiction d’une loi universelle dont l’efficacité repose toujours d’abord sur une communauté d’affects. Θυμός est enfin ce qui médiatise les sphères émotionnelle et rationnelle, puisque la colère est empreinte d’opinions qui, si elles sont parfois difficiles à formuler, sont le reflet d’une norme qui est éprouvée et exercée ; en ce sens, θυμός est également intermédiaire selon Protagoras entre la nature et l’éducation50, puisqu’au don d’αἰδώς et de δική dans le mythe répond dans le discours une éducation

permanente de l’individu par les moyens du redressement et des exhortations : le θυμός est une émotion « naturelle » qui promeut spontanément une norme sociale et culturelle.