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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

2. L’αἰδώς chez les interlocuteurs de Socrate.

2.1. Αἰδώς, regard de l’autre et souci de l’autre.

2.1.1 Le plaidoyer de Criton.

Il faut se garder de réduire le sens de la honte à un simple souci du regard d’autrui et du « qu’en-dira- t-on ? ». Un des effets de cette réduction consiste à lire le Criton à travers l’opposition tranchée entre

l’appel proprement socratique à un « souci de soi » et le rappel de la rumeur publique et de l’opinion du grand nombre par la voix de Criton. Or, si la fonction apologétique du Criton est bien la clef

d’interprétation du dialogue, les arguments que Socrate oppose à son ami gagnent peut-être à être

97 Pour l’importance de cette notion, voir A. Larivée, L’Asclepios politique : Étude sur le soin de l’âme dans les dialogues de Platon,

Thèse de Doctorat, Université Paris1-Panthéon-Sorbonne, 2003.

98 A.-G. Wersinger, A.-G., Platon et la dysharmonie, op. cit. L’auteur a proposé l’hypothèse selon laquelle la persistance de cette

notion archaïque dans les dialogues implique l’existence d’un modèle des relations humaines concurrent de celui de Socrate, qui ne se comprend pas à travers la notion de désir, mais de la grâce et de l’effacement de soi.

interprétés à la lumière de sa relation avec son ami intime99.

À l’aube, Criton se rend à la prison où Socrate doit attendre le retour du navire de Délos qui scellera la date de son exécution, afin de lui proposer une dernière fois de fuir, ou plutôt afin de le persuader du bien-fondé de l’entreprise100. On peut distinguer deux ordres de raisons dans le plaidoyer de Criton. Le premier

consiste en un rappel de l’opinion du grand nombre ; le second, introduit par l’intermédiaire de l’opinion commune, est le rappel des obligations de φιλία101.

Le premier ordre de raisons consiste donc à rappeler le déshonneur qu’il y aurait pour lui et ses proches à avoir laissé Socrate ne pas prendre la fuite. Ce déshonneur est exclusivement décrit en termes de jugements et d’opinions du grand nombre, comme une rumeur. C’est cette opinion qui semble statuer sur ce que sont les normes de conduite juste et d’obligation entre amis.

« Y aurait-il pourtant plus déshonorante réputation que celle-là (καίτοι τίς ἂν αἰσχίων εἴη ταύτης δόξα) ! que la réputation (δοκεῖν) d’être un homme qui fait plus de cas de son argent que de ses amis (χρήματα περὶ πλείονος ποιεῖσθαι ἢ φίλους) ! Car la plupart (οἱ πολλοὶ) ne se persuaderont pas que c’est toi, toi seul, qui as refusé de t’en aller d’ici, alors que nous y mettions, nous, tout notre zèle (προθυμουμένων) ! »102

Criton formule ainsi très simplement la priorité de la norme qui commande au φίλος assistance, mettant au défi sa générosité sur celle, secondaire, du jugement rendu par le tribunal. La honte alléguée par Criton révèle bien un souci conformiste, lorsqu’il reconnaît à l’opinion de la foule le pouvoir de juger de l’invraisemblance de la décision de Socrate : rester en prison. La honte pour Criton consisterait donc à paraître avare, tout simplement parce qu’il est « laid » (αἰσχρόν) de le paraître. Tel est le sens qu’il faudrait donner à cette « réputation déshonorante » (αἰσχρὰ δόξα) qui fonctionne comme un premier argument. C’est du moins en termes de « souci » de l’opinion du grand nombre que Socrate comprend la crainte de Criton :

99 Les relations entre Criton et Socrate sont évoquées à plusieurs reprises dans l’Apologie (38b) et de le Phédon (63d-e), ainsi que

dans l’Euthydème où il apparaît soucieux de l’avenir de son fils Critobule (306d-e).

100 Criton emploie le verbe πείθω : νῦν ἐμοὶ πιθοῦ 44b6.

101 Voir à ce propos, L.E. Rose, « Obligation and frienship in Plato’s Crito», Political Theory 1, 1973, p. 307-316. L’auteur

considère que Socrate ne répond absolument pas aux objections de Criton qui font appel au sens de la φιλία (p. 310).

« Mais vraiment, mon cher Criton, doit-on tant se soucier de l’opinion du grand nombre (οὕτω τῆς τῶν πολλῶν δόξης μέλει) » ?103

Mais Criton, on le sait, se soucie moins de la valeur de vérité de l’opinion que de sa puissance104. Se

« soucier » de l’opinion, ce n’est pas la mesurer à l’aune de la connaissance d’un expert, mais seulement craindre sa puissance en termes de bien et de mal :

« Mais tu vois bien, Socrate, qu’on est contraint de se soucier de l’opinion du grand nombre (τῆς τῶν πολλῶν δόξης μέλειν). Ces événements montrent assez clairement que ce grand nombre est capable de faire bien du mal, et même presque le pire, lorsqu’on lui fait croire aux calomnies. »105

Le second ordre de raisons invoquées par Criton convoque plus directement l’intimité de la relation qui le lie à Socrate. Criton croit d’abord deviner que Socrate se « soucie » (προμηθῇ) des conséquences de la fuite sur la fortune de son ami, et qu’il « craint » (φοβῇ) pour Criton une mauvaise affaire de sycophante. À cette crainte, Criton répond qu’il est « juste » (δίκαιοί ἐσμεν) de courir le risque de la fuite, qui au demeurant est modéré. Criton tente d’écarter les craintes de Socrate en arguant un devoir d’amitié qui contraindrait Socrate à accepter son offre. Il n’est donc pas étonnant que ce soit à l’occasion de ce témoignage d’amitié que Criton semble justement en appeler à un sentiment d’αἰδώς, gouvernant l’acceptation d’une offre et la relation entre φίλοι. Ce « retour » à une morale traditionnelle n’est pas caricatural et est au contraire, comme beaucoup de commentateurs l’ont souligné, étayé par une seconde série d’arguments dont la φιλία est le soutien conceptuel et affectif.

Criton soulève en effet devant Socrate les contradictions de son attitude avec ce qu’il comprend comme des devoirs qui découlent des propres convictions morales de Socrate : ne pas prendre la fuite, c’est se trahir soi-même (σαυτὸν προδοῦναι), c’est œuvrer pour le compte de ses ennemis, trahir ses enfants (τοὺς ὑεῖς τοὺς σαυτοῦ προδιδόναι), en d’autres termes, c’est « abandonner son poste » (καταλιπών).

La conclusion du plaidoyer de Criton est donc plus complexe qu’il n’y paraît :

103Ibid., 44c6-7.

104 Comme le montre V. J. Rosivach, « Hoi Polloi in the Crito (44b5-d10) », The Classical Journal, 76, 4, 1981, p. 289-297. 105Criton, 44d1-5.

« Quelle honte (ὡς αἰσχύνομαι), pour ma part, je ressens, aussi bien en ce qui te concerne qu’en ce qui nous concerne, nous, tes fidèles (καὶ ὑπὲρ σοῦ καὶ ὑπὲρ ἡμῶν τῶν σῶν ἐπιτηδείων), à la pensée qu’on puisse, eu égard à toi, imputer à un manque de courage (ἀνανδρίᾳ) de notre part, la conduite de l’affaire en toutes ses parties. »106

L’αἰσχύνη de Criton n’est pas « conformiste », mais consciente d’une valeur qui n’est pas socratique ; en ce sens, elle est plus liée à l’αἰδώς qu’à une mauvaise honte qui craint uniquement le regard d’autrui. La vertu de courage est, on le voit, intimement lié à la φιλία par le biais du sens de la honte. Criton explique que le déshonneur serait d’autant plus grand qu’une autre conduite eût été possible. La foule comprendrait comme étant un manquement à la φιλία de demeurer inactif.

Criton définit-il son amitié pour Socrate à l’aune de l’opinion ? Cela ne paraît pas vraisemblable. Il y a au contraire toutes les raisons de penser que cette forme d’amitié renvoie à ces liens interhumains dont Protagoras dit qu’ils constituent les liens de la cité. Le Criton présente donc bien, contre Socrate, un

modèle de la vertu qui n’opère pas de partage entre l’éthique et le politique, qui privilégie la relation interhumaine plutôt que la prescription normative, et qui fait de l’αἰδώς son fondement.

À la fin du plaidoyer de Criton est annoncé tout ce à quoi Platon est confronté lorsqu’il envisage la validité morale d’un tel système de valeur :

« Criton, mon ami, ton ardeur aurait une grande valeur, si elle s’accompagnait de justesse (ἡ προθυμία σου πολλοῦ ἀξία εἰ μετά τινος ὀρθότητος εἴη) ; sinon, plus elle est intense, plus elle est fâcheuse. »107

Il ne s’agit pas de persuader Criton de la fausseté de l’opinion de la foule, ni même de son ignorance de la justesse ou non des normes traditionnelles – Criton le sait déjà – mais de le persuader du fait que son souci amical est contradictoire avec le souci de soi auquel Socrate appelle tous les Athéniens dans l’Apologie. La

φιλία de Criton, si c’est assurément une belle chose, est néanmoins capable de produire selon Socrate une προθυμία aveugle et sans rectitude. Que Platon prête attention aux concepts évoqués par Criton, ceux d’αἰσχύνη, de φόβος et de τιμή n’est pas douteux. En témoigne en effet la reprise systématique de ces termes

106Ibid., 45e1-2.

par Socrate dans son examen108. En tant qu’elle est une manifestation de la φιλία, la προθυμία de Criton est

donc d’une grande valeur, mais en tant qu’elle est une énergie guidée par autre chose que le souci de la vérité, elle est d’autant plus dangereuse qu’elle se substitue précisément à l’objet de la φιλία : non pas autrui, mais soi à travers autrui. L’argument de Socrate dans le Criton ne consiste pas en une interrogation sur le

mécanisme de la προθυμία directement, mais plutôt sur son contenu. La question, programmatique dès le

Criton, sera de savoir si l’on peut concevoir les émotions « morales » en y distinguant le fond et la forme,

le contenu cognitif de la force émotive elle-même.