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Conclusion : le concept d’εὐβουλία.

1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.4. Conclusion : le concept d’εὐβουλία.

Si la vertu n’est pas le savoir selon Protagoras, comme le montre le passage 350c-351b à propos du courage, le savoir est néanmoins une « capacité », qui est précisément l’objet de l’enseignement du sophiste.

La sophistique est présentée de manière ambiguë par Protagoras comme le parachèvement de l’éducation traditionnelle : la rhétorique sophistique est capable, comme la poésie, de faire circuler des normes sociales

88 Protagoras utilise presque mot pour mot une expression qu’utilise Nicias au début du Lachès à propos de la technique en

établies, mais aussi de permettre à celui qui reçoit l’enseignement de les connaître et de savoir les manipuler. Protagoras lui-même démontre dans sa profession de foi que la sophistique est le vrai visage qui se cache derrière les masques des poètes, des devins, mais aussi des musiciens, des gymnastes, etc. Critiquant la polymathie d’Hippias, Protagoras sait que c’est la connaissance des rouages du pouvoir qui constitue le fond de la sophistique. Devenir « meilleur » (βελτίονι γεγονότι 318a8, et ἐπὶ τὸ βέλτιον en 318a9), c’est donc faire montre de dispositions éthiques supérieures relativement à celles que reconnaît la communauté. Cette capacité prend le nom d’εὐβουλία :

« Protagoras : - Mon enseignement porte sur la manière de bien délibérer (τὸ δὲ μάθημά ἐστιν εὐβουλία) dans les affaires privées, savoir comment administrer au mieux (ἄριστα) sa propre maison, ainsi que, dans les affaires de la cité, savoir comment devenir le plus à même (δυνατώτατος) de les traiter en actes comme en paroles. Socrate : – Est-ce que je te suis bien ? fis-je. Tu m’as l’air de parler de l’art politique (τὴν πολιτικὴν τέχνην) et de t’engager à faire des hommes de bons citoyens (ἀγαθοὺς πολίτας). Protagoras : – C’est tout à fait, Socrate, l’engagement que je prends. »89

L’εὐβουλία est une capacité (δύναμις) ; mais en quoi est-elle une « vertu » (ἀρετή) ?

L’interprétation la plus répandue consiste à percevoir dans l’εὐβουλία une forme de « stratégie » permettant à son acquéreur d’obtenir le plus d’honneur (τιμή) au sein de la structure sociale90. Cette

interprétation est rendue possible si l’on se réfère à la τιμή que Protagoras lui-même prétend posséder, du fait de son savoir et de son exercice91. Si Protagoras réussit à prévenir contre lui les accusations qu’on lui

porte, ou la honte qu’on éprouve à l’idée de devenir soi-même sophiste, c’est que la puissance de son savoir

89Protagoras, 318e5-319a7.

90 A.W.H. Adkins, « ἀρετή, τέχνη, democracy and Sophists : Protagoras 316b-328d», Journal of Hellenic Studies 93, 1973, p. 3-

12; interprétation suivie par C.C.W. Taylor dans son commentaire (p. 71). T. H. Irwin, Plato’s Ethics, op. cit. p. 79-80,

comprend le concept d’εὐβουλία à travers le problème du conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général : « For it is not clear how far the skills and abilities that promote an individual’s success are connected with the virtues of justice and shame that are attributed to all the citizens alike. If my own success requires ruthlessness and deception rather than justice, will Protagoras teach me to be ruthless or to be just?». Dans le prologue du Protagoras en effet, Socrate demande à Hippocrate ce qu’il espère

recevoir de l’enseignement du sophiste. Contrairement aux τέχναι particulières dont l’apprentissage n’a pour fin que devenir soi- même artisan, l’enseignement du sophiste est « général » (312a7-b4). Cette généralité est immédiatement suspectée par Socrate d’être le masque d’un désir de gloriole : devant Protagoras lui-même, Socrate n’hésite pas à dire que c’est un désir de bonne réputation qui pousse Hippocrate à recevoir son enseignement (316b10-316c1) : « ἐπιθυμεῖν δέ μοι δοκεῖ ἐλλόγιμος γενέσθαι ἐν τῇ πόλει ». On doit noter que Socrate prend soin d’utiliser le verbe ἐπιθυμεῖν au lieu de faire référence à la τιμή. Le désir de gloire d’Hippocrate ne se comprend qu’à travers le contexte de la πλεονεξία annoncé un peu auparavant dans le prologue, lorsque Socrate définissait les sophistes comme des marchands (313c-314b).

91 Alors que ceux dont il « descend » ont été incapables de prévenir l’envie jalouse à leur endroit du fait de leur puissance,

lui permet de transformer l’hostilité en respect, l’envie en estime. C’est pourquoi l’enseignement de Protagoras ne peut porter sur une vertu privée de son contexte social et politique : l’εὐβουλία désigne l’habileté à renverser l’ordre de la louange et du blâme. En ce sens, l’εὐβουλία serait la technique « amorale » que dénonce par exemple J.P. Maguire92.

Une telle interprétation est erronée. Dans la sphère privée, c’est la prospérité du domaine qui est visée, mais dans la sphère publique, c’est moins le pouvoir d’influence que la capacité à bien traiter les

affaires communes. C’est pourquoi Socrate nomme correctement l’enseignement du sophiste : l’art politique (πολιτικὴ τέχνη, 319a4), puisqu’il s’agit de former chacun des membres de la cité à une gestion correcte de ses affaires propres ainsi qu’à la capacité de donner un avis réglé sur les affaires de l’Etat. Comme le remarque pertinemment O. Gigon, le concept d’εὐβουλία « embrasse la totalité de la sphère éthique », mais aussi l’économie et la politique, en un mot la totalité de la vie humaine ; c’est pour cette raison que la possession de la capacité d’εὐβουλία est comparable à la possession de l’εὐθυμία chez Démocrite, ou de l’εὐδαιμονία chez d’autres auteurs socratiques93. À ce titre, l’εὐβουλία est une capacité qui

articule entre elles toutes les vertus. Le concept d’εὐβουλία n’est pas la technique amorale que dénoncent certains commentateurs ; elle désigne au contraire une acuité du jugement et une habileté à discuter la validité de certaines conduites, de certaines normes, en sachant varier les points de vue94. Certes,

92 J.P. Maguire, « Protagoras… or Plato ? II. The Protagoras», loc. cit. : « The upshot is that there are three levels of arete

manifest in Protagoras. There is the managerial, amoral, level at the beginning (Protagoras’ euboulia) ; next, there is the

conventional morality represented by any teacher, including Protagoras, who has no standard beyond the doxai of the

community; and third, there is the intimation at the end of a moral level related to knowledge of an absolute standard (cf 365b5). Most of the Protagoras (…) is concerned with the transition from the second to the third (from conventional moral

virtue to the virtue which is knowledge)» (p. 122).

93 O. Gigon, « Studien zu Plato Protagoras », in Studien zur antiken Philosophie, Berlin-New-York, Walter de Gruyter, 1972, p.

98-154. L’auteur résume ainsi le contenu délibérément holistique du concept d’εὐβουλία : « Ziel der Sophistik ist Erziehung zum guten Bürger. Sie umfasst eigentlich die ganze Ethik, wenn sie das Verhalten im Hauswesen wie in der Polis, Ökonomik und Politik in sich schließt. » (p. 121).

94 M. Schofield, « Euboulia in the Iliad », Classical Quarterly, 36 n°1, 1986, p. 6-31 a montré de manière très convaincante que

l’εὐβουλία dans l’Iliade et dans l’Odyssée désigne la capacité à construire un discours à partir d’une multiplicité de points de vue,

articulés de manière rationnelle ; l’εὐβουλία se rapproche de la perspicacité et du tact, son efficacité dans les sphères privée et publique n’est donc pas de prime abord « utilitaire ». Protagoras semble hériter encore une fois d’Homère la spécificité de cette capacité : « Euboulia is itself a many faceted virtue. A good counsellor must be able to work both on the reason and on the

emotions, if only because all deliberative oratory must appeal directly or indirectly to passions and desires, but in all except the crudest cases by presenting considerations – that is, reasons – of one sort or another to the audience. He must have the gift of persuading his audience a lot more often than not, but at the same time he must usually be right. (…) Sometimes Homer holds up a Nestor for admiration because he succeeds in stirring men to bravery by appeal principally to their sense of honour (…) – that is what his euboulia here consists in. On other occasions, however, the considerations it urges upon the mind are more

l’enseignement de Protagoras n’a pas pour but d’éduquer le citoyen commun, mais le citoyen influent, par la connaissance qu’il tire des stratégies de diffusion de la loi à travers la norme.

Le concept d’εὐβουλία n’apparaît plus dans la suite du dialogue. Mais on peut supposer que c’est bien ce concept que Protagoras voudrait définir dans le mythe et dans le discours suivi. L’εὐβουλία est une capacité à manier les normes comme on connait les règles d’un jeu. Protagoras répond à l’objection de Socrate, selon laquelle les citoyens éminents d’Athènes ont été incapables d’élever leur fils au même niveau d’excellence que le leur, en développant une comparaison, celle du maître d’aulos (327a-327c), puis du

maître de grec (327e-328a). Protagoras distingue donc des degrés d’excellence en matière d’apprentissage de la flûte, dont le critère de variation est précisément le « naturel »95. Ainsi, de même qu’on distingue

ceux qui sont doués et ceux qui ne le sont pas, bien que tous sachent suffisamment (πάντες ἦσαν ἱκανοι en

327c3) l’art de la flute, de même, on doit distinguer l’homme « qui nous est supérieur un tant soit peu pour nous faire progresser sur le chemin de la vertu » de celui qui agit seulement conformément et passivement à la norme.

La comparaison avec le maître de grec indique que l’objet de l’enseignement sophistique consiste aussi en un apprentissage de la rhétorique. De la même manière qu’on peut considérer la foule comme dépositaire de l’usage commun du grec, et que le maître en connaît la grammaire, de même le sophiste peut énoncer les

mécanismes qui président à la cohésion de la cité. L’enseignement du sophiste consiste selon B. Cassin en un certain usage rhétorique du λόγος, comme un moyen de créer le « consensus » civil, cela-même que Protagoras désignait sous le nom de φιλίας συναγωγοί dans le mythe96.

L’εὐβουλία est donc la connaissance des normes et la capacité de les employer à bon escient grâce à

95 « C’est le fils le mieux doué pour la flûte (ὅτου ἔτυχεν ὁ ὑὸς εὐφυέστατος γενόμενος εἰς αὔλησιν) qui deviendrait illustre (οὗτος ἂν

ἐλλόγιμος ηὐξήθη), tandis que, quel que soit son père, c’est le moins doué (ὅτου δὲ ἀφυής) qui resterait sans gloire (ἀκλεής) » (327b8-c1). Remarquons dans cette phrase a) que l’adjectif ἐλλόγιμος est celui qu’utilise Socrate en 316c1 pour qualifier le désir d’Hippocrate voulant « se faire un nom » en fréquentant Protagoras ; b) que le vocabulaire du « naturel » renvoie implicitement au partage de l’αἰδώς et de la δική par Zeus dans le mythe puisque tous les citoyens y participent.

96 B. Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., en particulier p. 215-236 et p. 295-308 pour la traduction du mythe 320b-328d. La φιλία

trouve dans le concept de « consensus » une dimension institutionnelle essentielle, que manque la traduction par « amitié ». Ainsi, B. Cassin écrit : « La pratique de l’éloge et l’interprétation du mythe de Protagoras prouvent que la cité est d’abord et avant tout une performance. L’homonoia est obtenue au moyen du logos, ou encore l’homonoia, l’accord des esprits, est une homologia, un accord sur les mots. Le consensus sophistique est ainsi un consensus sous tension, vibratoire, où les différences, le

différend aussi sans doute, sont emportés dans le mouvement et portés par le mouvement : dans tout Peri homonoias, ce qu’il

une sensibilité rationnelle et émotive.