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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. L’intellectualisation du courage dans le Lachès.

1.1. Comment reconnaître le courage ?

L’objet du Lachès est double : comme l’Euthyphron sur la piété ou le Charmide sur la σωφροσύνη, le Lachès s’apparente aux dialogues socratiques qui font d’une vertu l’objet de l’enquête, en l’occurrence, le

courage. Mais, comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, l’examen du courage est surtout un prétexte pour poser la question de l’enseignement de la vertu et plus généralement celle de l’éducation, comme le

Protagoras ou le Ménon. Il est difficile de donner la préséance à un des deux thèmes sur l’autre. Une des

thèses prépondérante consiste à faire du problème de l’éducation le thème réel du dialogue, auquel l’enquête sur le courage est subordonnée7. On peut souscrire à cette thèse, même s’il faut rejeter l’hypothèse

selon laquelle l’examen du courage est circonstanciel et que toute autre vertu aurait finalement très bien pu faire l’affaire8. Car cette hypothèse n’est pas tout à fait exacte du point de vue des interlocuteurs de Socrate.

6 Le Lachès pose effectivement un redoutable problème d’unité. Pour une présentation parfaitement claire des interprétations, et

une bibliographie sélective, voir L.-A. Dorion, Platon, Lachès – Euthyphron, Paris, Gallimard, 1997, « Introduction », p. 65-74.

Voir également M.J. O’Brien, The Socratic Paradoxes and the Greek Mind, op. cit., p. 110-118.

7 T.O. Buford, « Plato on the educational consultant. An interpretation of the Laches », Idealistic Studies 7, 1977, p. 151-172 ;

L.-A. Dorion, Platon, Lachès, op. cit., p. 71-74.

8 C’est l’interprétation que choisit de défendre L.-A. Dorion, Ibid. , p. 41-42, p. 71-72, et n.112 p. 154-155 ; l’argument est le

suivant : en 190b7-c7, mettant un terme à la première partie du dialogue consacré à la question de l’éducation en général (178a- 190c), Socrate affirme qu’il convient de connaître la vertu, c’est-à-dire être capable de dire ce que c’est, pour donner des conseils à son sujet ; et en 190b8-d7, pour faciliter l’enquête, Socrate lui-même propose de restreindre le champ d’investigation à une « partie de la vertu » (μέρους τινὸς, 190c9) ; enfin, en 190d3-5, Socrate choisit « évidemment » (δῆλον) le courage, amorçant la seconde partie du dialogue (190c-200a). Or, affirme L.-A. Dorion, n’importe quelle vertu ferait l’affaire pour la démonstration

En effet, le courage apparaît dès le prologue, et également dans les deux premiers discours des généraux Nicias et Lachès, comme l’achèvement du comportement héroïque, et donc en un sens comme la forme la plus aboutie de l’excellence. Le courage n’est pas ici, comme dans le Protagoras, une vertu minorée et mise à

part des autres vertus, c’est au contraire ce en quoi l’ἀρετή trouve presque un synonyme.

Deux pères de famille, Lysimaque et Mélèsias, s’enquièrent auprès de Lachès et Nicias, deux généraux, de l’utilité ou non de l’apprentissage de l’hoplomachie, dont un certain Stésilas vient de faire une démonstration. Le prologue du Lachès, le plus long de tous les dialogues, débute par un long discours de

Lysimaque qui relate les raisons de leur demande d’expertise :

« D’où nous vient ce projet, Nicias et Lachès, il faut que vous en écoutiez le récit, même s’il est un peu long. Mélèsias et moi prenons nos repas ensemble et nos fils mangent à notre table. Comme je l’ai dit en commençant mon exposé, nous nous adresserons à vous en toute franchise : chacun de nous a au sujet de son père plusieurs belles actions à raconter aux jeunes (ἡμῶν γὰρ ἑκάτερος περὶ τοῦ ἑαυτοῦ πατρὸς πολλὰ καὶ καλὰ ἔργα ἔχει λέγειν),actions qu’ils ont accomplies tant à la guerre qu’en période de paix (καὶ ὅσα ἐν πολέμῳ ἠργάσαντο καὶ ὅσα ἐν εἰρήνῃ), alors qu’ils administraient les affaires des alliés et celles de la cité ; mais nous n’avons ni l’un ni l’autre d’exploits personnels à raconter. Nous en rougissons (ταῦτα δὴ ὑπαισχυνόμεθά) devant nos enfants et nous en accusons nos pères, parce que, à l’époque où nous entrions dans l’adolescence, ils nous ont laissés vivre une vie désordonnée, alors qu’eux s’occupaient des affaires des autres. C’est cela même que nous expliquons à ces jeunes : nous leur disons que s’ils se négligent (ἀμελήσουσιν ἑαυτῶν) et ne nous obéissent pas, ils vivront sans gloire (ἀκλεεῖς γενήσονται), tandis que s’ils ont souci d’eux-mêmes (εἰ δ΄ ἐπιμελήσονται ἑαυτῶν), ils se montreront peut-être dignes des noms qu’ils portent (τάχ΄ ἂν τῶν ὀνομάτων ἄξιοι γένοιντο ἃ ἔχουσιν). »9

Lysimaque mentionne la honte qu’il partage avec Mélèsias de ne pouvoir relater les hauts faits qu’ils n’ont jamais commis à leurs enfants. Lysimaque en incombe la responsabilité à leurs pères, Thucydide et Aristide, dont le nom illustre ne doit pas selon lui masquer leur faute de n’avoir pas fait plus de cas de l’éducation de leurs enfants. Tout le prologue, et la majeure partie du discours de Lysimaque, fait donc de l’éducation un remède pour pallier le hiatus entre la renommée des grands-pères et l’oubli certain de leurs noms si les

de Socrate, et l’argument qui pousse Socrate à ce choix est purement circonstanciel : il s’agit de la vertu visée par l’apprentissage de l’hoplomachie (190d4-5), corroboré par la présence, elle aussi circonstancielle, de deux stratèges, Nicias et Lachès. L’argument est tout à fait convaincant, d’un point de vue socratique ; il l’est beaucoup moins, comme le montre le prologue,

lorsque l’ἀρετή trouve dans l’ἀνδρεία une forme d’achèvement, comme le fait justement remarquer A. Hobbs, Plato and the Hero, op. cit., p. 76-79. Voir également les remarques liminaires de W. T Schmid, On manly Courage: A Study of Plato’s Laches,

Carbondale, Southern Illinois University Press, 1992.

petits-enfants ne s’illustrent pas à leur tour. Mais l’expression utilisée par Lysimaque, « prendre soin de soi- même », n’a pas ici de valeur socratique. La fin de l’éducation est le κλέος, la renommée, qui garantit la réussite à la fois de l’individu qui parvient à s’illustrer et celle de sa lignée dont il doit soutenir ou réhabiliter le nom. Le fait que Lysimaque emploie le terme κλέος n’est pas anodin. Il s’agit bien d’une affaire de mémoire, à la fois familiale et collective, qui n’est pas sans rappeler le κλέος héroïque10. Ainsi, la « honte »

de Lysimaque n’est pas difficile à interpréter : il s’agit bien d’un souci de la pérennité de la mémoire familiale au regard de la société, d’un souci à la fois conservateur des valeurs aristocratiques et conformiste au sens où la société démocratique demeure celle qui confère la τιμή11.

Or, comment s’acquiert le κλέος sinon par ce que Lysimaque nomme des « hauts faits » (καλὰ ἔργα) ? Lysimaque prend soin de ne pas restreindre les hauts faits des aïeux à la seule activité militaire (ἐν πολέμῳ ἠργάσαντο) ; mais c’est malgré tout le courage qui permet de les produire, à la guerre comme en temps de paix. Comme on l’a vu chez Homère et d’autres auteurs, l’acte de bravoure guerrier, réputé personnel, est indissociable de la valeur de bénéfice social et politique pour la communauté12. Lysimaque semble ainsi

faire l’écho d’une conception de la vertu qui place le courage au premier plan13.

La conception traditionnelle, et même archaïsante, du courage que Lysimaque véhicule trouve auprès de Nicias et de Lachès l’écho qu’on attendait de la part de deux stratèges. De 181e à 184d, Nicias et Lachès se prononcent successivement, sous forme d’un débat contradictoire, sur les mérites et l’utilité de l’hoplomachie. Nicias est favorable à l’apprentissage de cette technique, parce qu’elle façonne le corps, parce qu’elle est utile en temps de guerre, aussi bien pour la bataille rangée que pour le corps à corps, parce

10 L’archaïsme de la conception de Lysimaque n’est pourtant pas contradictoire avec le fait que le « nom » possède également

une fonction politique et sociale dans le cadre d’une démocratie ; car à la fin du prologue, alors que Lysimaque se borne à ne reconnaître en Socrate que le « fils de Sophronisque » alors qu’il est du même dème que lui, Lachès ajoute que Socrate a acquis un certain renom relativement à la patrie 181a7-b4 : « En tout cas, Lysimaque, ne laisse pas aller notre homme, car moi je l’ai vu ailleurs soutenir la réputation (ὀρθοῦντα) non seulement de son père, mais aussi de sa patrie ».

11 W.T. Schmid, On manly courage, op. cit., fait une remarque éclairante sur la déshérence de l’héritage : « Why the fall from

civic virtue ? Part of Plato’s answer would seem to be that democracy itself undermines civic courage and does not replace it with anything that can long withstand adversity. » (p. 6).

12Supra, p. 50 sq. pour Homère, et p. 60 sq. à propos des fragments 10 et12 de Tyrtée. On ne doit donc pas confondre la manière

dont Lysimaque semble introduire le courage à l’intérieur même de la sphère politique et la manière analogique dont Socrate comprend la vertu de courage, sur le champ de bataille comme en politique en 191c8-e2.

13 C. Emlyn-Jones, « Dramatic structure and cultural context in Plato’s Laches », Classical Quarterly 49, 1999, 123-138. Sans

minorer les aspects « comiques» ou ridicules de certaines prises de parole des interlocuteurs, dont A. Tessitore, « Courage and comedy in Plato’s Laches », Journal of Politics, 56, 1994, 115-133 fait un principe de lecture, l’auteur conclut très pertinemment

qu’elle est le point de départ de l’étude de la stratégie, et enfin, parce qu’elle « rend plus courageux ». Lachès en revanche dénonce la futilité de cet exercice, principalement parce qu’il donne une apparence de courage à celui qui est naturellement lâche, et qu’il encombre inutilement le « naturel » courageux14.

Le débat entre Nicias et Lachès ne peut, en dépit de la proposition de Lysimaque, être arbitré, tout simplement parce que chacun des deux discours présente le courage comme une posture qui s’expose au regard d’autrui. En un sens donc, Nicias et Lachès ne s’opposent que de manière accidentelle sur l’utilité de l’hoplomachie dans l’action courageuse. Car pour les deux généraux, le critère essentiel n’est pas la possession d’un savoir pour évaluer le courage d’un individu ou d’un adversaire, mais la manière dont l’individu fait la démonstration de son courage ; la connaissance de l’hoplomachie n’entre dans ce débat que comme un accessoire de spectacle suscitant selon Nicias la crainte chez l’adversaire, et selon Lachès, le rire ou l’envie jalouse (φθόνος).

En effet, pour Nicias :

« À la guerre, ce savoir rendra tout homme beaucoup plus audacieux et courageux qu’il ne l’était lui-même (καὶ θαρραλεώτερον καὶ ἀνδρειότερον ἂν ποιήσειεν αὐτὸν αὑτοῦ). Et ne dédaignons pas de dire, même si d’aucuns ont l’impression que c’est très peu de chose, qu’on aura plus fière allure (καὶ εὐσχημονέστερον) dans les cas où il est impérieux que l’homme paraisse avoir plus fière allure (ἐνταῦθα οὗ χρὴ τὸν ἄνδρα εὐσχημονέστερον φαίνεσθαι), et où, en même temps, une fière allure fait que l’on paraît plus redoutable à ses ennemis (οὗ ἅμα καὶ δεινότερος τοῖς ἐχθροῖς φανεῖται διὰ τὴν εὐσχημοσύνην)»15.

La première occurrence du terme ἀνδρεία se produit donc ici, spécifiant la valeur de l’ἀρετή à la guerre16.

Tout d’abord, Nicias ne distingue pas audace et courage, comme Socrate le fera plus tard à l’occasion de la réfutation de la seconde définition de Lachès. Le fait que le courage puisse procéder d’une forme d’audace, comme Protagoras le soulignait17, signifie que le général se soucie moins de la valeur du savoir et de son

efficacité réelle pour rendre un homme courageux, que de l’effet psychologique et apparent de sa

14 Ce débat contradictoire est la première manifestation de l’opposition entre λόγος et ἔργον qui selon M.J. O’Brien, « The

Unity of the Laches » Yale Classical Studies 18, 1963, p. 133-147, structure la totalité du dialogue. Nicias milite en faveur de

l’ἐπιστήμη, quand Lachès se présente de manière univoque comme un homme qui ne fait confiance qu’aux actes.

15Lachès, 182c5-d2.

16 T. O. Buford, « Plato on the educational consultant », loc. cit., minore complètement dans son analyse du prologue les

discours de Lachès et de Nicias, qui font bien mention de l’ἀνδρεία. Cette vertu apparaît donc bien avant que Socrate décide qu’elle sera l’objet de l’entretien.

possession. C’est ce que montre l’usage du réfléchi « αὑτοῦ » construit avec les deux comparatifs « plus audacieux et plus courageux » (θαρραλεώτερον καὶ ἀνδρειότερον). D’où vient en effet ce surplus de courage et d’audace, sinon de l’opinion que l’individu se fait de l’effet que sa possession produit sur l’adversaire, et donc aussi sur lui-même ? C’est ce que Nicias affirme en recourant à l’adjectif « εὐσχήμων » : le courage est une affaire de posture et de mise en scène. Devenir « plus audacieux et plus courageux que soi-même » signifie donc que le courage est l’effet conjugué d’un naturel, d’une technique, et de la conscience du regard d’autrui. Contrairement à ce que Nicias affirmera plus tard dans le dialogue, ce n’est pas le savoir pour lui- même qui rend courageux, mais bien une manière de l’exposer au regard18.

Contrairement à Nicias, Lachès refuse que l’apprentissage de l’hoplomachie soit d’une quelconque utilité. Après avoir pris à témoin les Lacédémoniens qui ne recourent pas à cette technique, et après avoir relaté l’exploit comique de Stésilas à la guerre, Lachès contredit Nicias en affirmant que la possession d’un savoir technique militaire ne saurait réellement influer sur la nature de l’individu :

« Et à mon avis, si un lâche s’imaginait connaître cet objet d’étude (δειλός τις ὢν οἴοιτο αὐτὸ ἐπίστασθαι), il deviendrait plus téméraire par ce moyen (θρασύτερος ἂν δι΄ αὐτὸ γενόμενος) et il afficherait avec plus d’évidence le type d’homme qu’il est (ἐπιφανέστερος γένοιτο οἷος ἦν), alors qu’un homme courageux (εἰ δὲ ἀνδρεῖος), comme il est épié de tous (φυλαττόμενος ἂν ὑπὸ τῶν ἀνθρώπων), encourrait de grands reproches (μεγάλας ἂν διαβολὰς ἴσχειν) s’il commettait la moindre petite faute. De fait, la prétention de maîtriser un savoir de ce genre suscite la jalousie (ἐπίφθονος γὰρ ἡ προσποίησις τῆς τοιαύτης ἐπιστήμης), de sorte que si un homme ne se distingue pas étonnamment des autres sous le rapport de l’excellence (θαυμαστὸν ὅσον διαφέρει τῇ ἀρετῇ τῶν ἄλλων), il ne lui sera pas possible d’échapper au ridicule (τὸ καταγέλαστος) s’il affirme qu’il possède ce savoir. »19

Lachès fait du courage une qualité parcimonieusement accordée par les témoins réels d’actes courageux. Le lâche fera toujours preuve de sa lâcheté malgré des postures courageuses (ἐπιφανέστερος οἷος ἦν) et le courageux ne l’est que grâce à un effort constant pour soutenir sa réputation devant la sentinelle des regards d’autrui (φυλαττόμενος ἂν ὑπὸ τῶν ἀνθρώπων). L’excellence se révèle à l’occasion d’un « θαῦμα », d’un spectacle merveilleux et extraordinaire, emportant alors la conviction d’autrui. L’acte courageux se définit pour Lachès, de lui-même, sans qu’un discours ne soit nécessaire. Et la différence entre le courageux

18 M. Maiatsky, Platon, Penseur du visuel, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 63-80, rend raison de la longueur du Prologue du Lachès

en interrogeant le thème du « voir » et de l’« être vu » dans la constitution de la gloire et de la vertu.

et l’audacieux est pour Lachès plus grande que celle entre le maître d’armes et un poltron qui masque sa lâcheté par une apparence de savoir.

La vertu dont Nicias et Lachès tentent de trouver les maîtres pour les proposer à Lysimaque et Mélètos, est donc d’emblée associée au courage, et non à une autre vertu. Le prologue, ainsi que les deux discours des généraux, exposent ainsi une conception du courage intimement liée à un idéal héroïque, quand bien même cet idéal est réinvesti dans un contexte social et politique très différent.

Toute autre est la perspective de Socrate qui choisit de ne pas trancher dans le débat qui oppose Lachès à Nicias. Le fait que la vertu se reconnaisse par l’assentiment du plus grand nombre ou grâce à des émotions que suscitent les tragédiens et les auteurs de comédies ne préjuge pas de sa valeur morale réelle, en l’absence d’un expert. Or, Socrate propose à Lysimaque de procéder à un test de compétence des deux généraux, puisque ou bien ils sont eux-mêmes des experts dans le soin des âmes, ou bien ils connaissent des maîtres de vertu. Les deux généraux acceptent volontiers la procédure de mise à l’épreuve. Cependant, Socrate abandonne la question de l’expert et prétend poser une question plus originaire sur la vertu :

« Nicias et Lachès, nous devons accéder aux demandes de Lysimaque et de Mélèsias. Sans doute n’était-il pas mauvais que nous nous penchions sur des questions du genre de celles que nous avions entrepris d’examiner à l’instant, à savoir quels ont été nos maîtres pour une formation de ce genre et quels sont ceux que nous avons rendus meilleurs. Je crois toutefois qu’un autre type d’examen conduit au même but (εἰς ταὐτὸν φέρει), tout en étant, sans doute, plus fondamental (σχεδὸν δέ τι καὶ μᾶλλον ἐξ ἀρχῆς εἴη ἄν). S’il se trouve que nous savons, à propos de quoi que ce soit, que la présence d’une chose en une autre rend meilleure celle où la première est présente, et si, en outre, nous sommes en mesure de rendre l’une présente en l’autre, il est évident que nous connaissons la chose même à propos de laquelle nous donnerions des conseils, notamment sur la manière de l’acquérir facilement et parfaitement. »20

Socrate impose le recours à une définition de la vertu (190b7-c2), puis d’une « partie » de la vertu pour en faciliter l’examen (190c8-d1) ; enfin, Socrate choisit le « courage » comme champ d’investigation, puisque la démonstration d’hoplomachie, prétendant rendre plus courageux, l’y invite.

Socrate choisit donc de satisfaire les préoccupations des deux parents et des deux généraux en proposant d’examiner l’ἀρετή à travers une de ses « parties ». Mais pour Lysimaque, Mélètos, Lachès et Nicias, le courage constitue l’achèvement de la vertu pour un homme, et on pourrait presque reconnaître que cette

vertu fait office de paradigme des autres vertus ; Socrate au contraire, lorsqu’il fait mention d’une « partie de la vertu », engage la discussion dans une brèche dans laquelle les deux généraux s’engouffrent, car les définitions de Lachès seront tantôt trop restrictive tantôt trop extensive, et celle de Nicias aboutira à faire d’une « partie » de la vertu, le courage, la vertu tout entière, si elle se définit comme un savoir21.

Il n’est pas nécessaire ici d’approfondir la signification de la priorité de la définition comme l’élément fondateur de l’intellectualisme socratique22. Il suffit de noter que Platon prend soin de présenter ce projet

d’une définition de la vertu d’abord comme une manière de rompre avec l’inconscience de la valeur d’une norme exercée de manière immanente. En proposant d’abord l’arbitrage d’un expert, Socrate prévient contre la rapidité avec laquelle on confond une vertu et son apparence, en s’en remettant à une rhétorique édifiante ou à la démonstration illusoire d’une compétence en réalité inutile, l’hoplomachie ; c’est en cela que la définition de la vertu « revient au même » que le recours à l’arbitrage d’un expert. Mais la recherche d’une définition est aussi « plus fondamentale » : chercher une définition, c’est chercher à obtenir ce grâce à quoi l’expert est nommé expert, car l’expert l’est en vertu d’une connaissance de l’objet. Parvenir à définir, c’est donc devenir soi-même expert, et la fin du Lachès le rappelle sans ironie, lorsque Socrate appelle de ses

vœux Lysimaque à poursuivre l’enquête dès l’aube. Mais suffit-il vraiment de savoir définir la nature de ce sur quoi on prétend être expert pour être un expert ? Ne faut-il pas « en outre » savoir produire ce que l’on connaît ? Être expert, c’est être en mesure de « rendre présent une chose en une autre pour qu’elle devienne meilleure ». La définition que cherche Socrate n’est assurément pas nominale, mais permet de

produire la chose, le bien, ou la vertu. De même que le médecin est capable de rétablir, dans la mesure du

possible, la vue chez autrui en sachant qu’elle est l’excellence de l’œil, de même, celui qui sait ce qu’est la vertu doit être capable, dans la mesure du possible, de la faire advenir chez autrui.

Le réquisit socratique d’une définition de la vertu pose néanmoins un problème, et l’analogie avec le

21 C’est le pari interprétatif de T. Penner, « What Laches and Nicias miss and whether Socrates thinks courage merely a part of

virtue», Ancient Philosophy 12, 1992, p. 1-27. Pour l’auteur, on doit déduire des apories du Lachès, que Socrate rejette en fait la