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1 ère partie Le paradoxe des émotions morales

1. Émotions et lien social dans le Protagoras.

1.1.2 Les liens de la cité.

Avec le dernier moment du mythe, le don par Zeus de l’αἰδώς et de la δική, on passe du rassemblement à l’unification de la cité, c’est-à-dire aussi son institution. Le don de Zeus, comme le souligne F. Ildefonse15, n’est pas « l’art politique » lui-même, mais bien un couple de sentiments qui

permettent son avènement : αἰδώς et δική, tout comme le feu de Prométhée n’est pas le don de la technique productrice mais la condition de son acquisition. Avant d’entreprendre une traduction de ce couple de sentiments, il faut examiner ce qu’ils produisent dans le passage 322c1-d5, dont la traduction est difficile.

« Ζεὺς οὖν δείσας περὶ τῷ γένει ἡμῶν μὴ ἀπόλοιτο πᾶν, Ἑρμῆν πέμπει ἄγοντα εἰς ἀνθρώπους αἰδῶ τε καὶ δίκην, ἵν΄ εἶεν πόλεων κόσμοι τε καὶ δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί. Ἐρωτᾷ οὖν Ἑρμῆς Δία τίνα οὖν τρόπον δοίη δίκην καὶ αἰδῶ ἀνθρώποις· Πότερον ὡς αἱ τέχναι νενέμηνται, οὕτω καὶ ταύτας νείμω ; νενέμηνται δὲ ὧδε· εἷς ἔχων ἰατρικὴν πολλοῖς ἱκανὸς ἰδιώταις, καὶ οἱ ἄλλοι δημιουργοί· καὶ δίκην δὴ καὶ αἰδῶ οὕτω θῶ ἐν τοῖς ἀνθρώποις, ἢ ἐπὶ πάντας νείμω ; Ἐπὶ πάντας, ἔφη ὁ Ζεύς, καὶ πάντες μετεχόντων· οὐ γὰρ ἂν γένοιντο πόλεις, εἰ ὀλίγοι αὐτῶν μετέχοιεν ὥσπερ ἄλλων τεχνῶν· καὶ νόμον γε θὲς παρ΄ ἐμοῦ τὸν μὴ δυνάμενον αἰδοῦς καὶ δίκης μετέχειν κτείνειν ὡς νόσον πόλεως. »16

« Aussi Zeus, de peur que notre espèce n’en vint à périr tout entière, envoie Hermès apporter à l’humanité l’αἰδώς et la δική, pour constituer l’ordre des cités et les liens d’amitiés qui rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la δική et de l’αἰδώς : « Dois-je les répartir de la manière dont les arts l’ont été ? Leur répartition a été opérée comme suit : un seul homme qui possède l’art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la δική et l’αἰδώς entre les hommes, ou dois-je les répartir entre tous ? », et Zeus répondit : « Répartis-les entre tous et que tous y prennent part ; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d’hommes y prenaient part, comme c’est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu’on mette à mort, comme un fléau de la cité, l’homme qui se montre incapable de prendre part à l’αἰδώς et la δική. »

15 F. Ildefonse, Platon, Protagoras, Introduction, traduction et notes, Paris Flammarion, 1999. Voir en particulier les deux

annexes consacrées au mythe dans sa traduction du Protagoras, p. 223-238.

La syntaxe utilisée par Protagoras est remarquable : le couple αἰδώς et δική est répété quatre fois, en chiasme (αἰδῶ τε καὶ δίκην / δίκην καὶ αἰδῶ / δίκην δὴ καὶ αἰδῶ / αἰδοῦς καὶ δίκης). L’entrecroisement est précisément l’effet visé par le don de Zeus : il s’agit de créer des liens unificateurs. L’expression « ἵν΄ εἶεν πόλεων κόσμοι τε καὶ δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί » fait difficulté pour la traduction17. Certes, elle indique avec assez de clarté

comment l’αἰδώς et la δική produisent ou font exister18 une structure sociale organisée et des sentiments

communs nécessaires au « vivre-ensemble ». Néanmoins, si le sens de la phrase est clair, Protagoras joue de manière subtile avec l’effet de symétrie et de chiasme, de sorte qu’il est impossible d’assigner une fonction particulière à chacun des deux sentiments.

Sans préjuger de la signification de l’αἰδώς et de la δική pour le moment, il semble que Protagoras insiste sur deux dimensions de l’organisation sociale : structurelle et spirituelle.

Structurelle d’abord. Le terme κόσμος renvoie à l’instauration d’un ordre social. Le traducteur peut hésiter entre deux significations du mot κόσμος. Il peut s’agir en premier lieu d’une structure « organisée » par un certain nombre d’institutions de droit, ce qui inviterait à considérer que la cité ainsi unifiée diffère du « regroupement » précédent au sens où elle est « ordonnée »19. L. Brisson choisit cette interprétation en

traduisant πόλεων κόσμοι par « principes organisateurs des cités ». Cette traduction implique qu’on interprète la phrase à partir du chiasme, en rapportant « πόλεων κόσμοι » à « δική », et « δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί » à « αἰδώς ». Δική renverrait à un ordre architectonique transcendant capable d’organiser la cité en fondant la sphère du droit ; l’αἰδώς désignerait quant à elle ce même ordre, mais intériorisé et non formulé, suscitant alors les relations de φιλία, relayant ainsi dans les émotions la formulation du droit.

L’organisation collective a aussi une dimension spirituelle, comme l’indique l’autre membre de

17 Voir la note très complète de F. Ildefonse, Platon, Protagoras, op. cit., n. 121, p. 168-9 sur les constructions possibles de cette

phrase.

18 L’ambiguïté est possible dans la traduction entre le sens existentiel de εἶεν et un sens attributif. B. Cassin (Cassin, B., L’Effet

sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 299.) et F. Ildefonse choisissent un sens existentiel, et je les suis dans ce choix. Le sens

attributif est préféré par L. Brisson, ainsi que par C.C.W. Taylor dans la traduction anglaise. Il semble que le sens existentiel est préférable, simplement pour respecter l’ambiguïté concernant la causalité de ces deux sentiments sur l’ordre de la cité et les liens d’amitié.

19 L. Brisson donne ainsi une traduction de ce passage : « afin qu’ils soient les principes organisateurs des cités et les liens

unificateurs de l’amitié. » L. Brisson, « Le Mythe de Protagoras. Essai d’analyse structurale », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 20, 1975, p. 10-37. Plus loin, L. Brisson remarque : « Bref, l’art politique, dont l’art militaire est une partie, trouve son

fondement dans ces deux vertus : l’aidôs qui comme chez Homère instaure la solidarité parce que reliée à la philia, et la dikè qui

se trouve ici présentée comme principe d’ordre réglant les rapports entre les membres individuels et collectifs d’une société. » p. 80-81.

l’expression, δεσμοὶ φιλίας συναγωγοὶ. En effet, Protagoras joue ici sur l’oxymore entre δεσμός et συναγωγός, l’entrave et l’union libre composant un lien de φιλία qui réconcilie les contraires. Aussi, on peut émettre l’hypothèse que « ἵν΄ εἶεν πόλεων κόσμοι τε καὶ δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί » exprime deux points de vue sur la même cité : la πόλις est à la fois un ensemble cohérent et structuré d’un point de vue juridique et non personnel, et un regroupement informel jouant sur la fluidité des relations interpersonnelles que la φιλία

régule. Le terme « κόσμοι » finit par s’opposer à « δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί » au sens où le premier terme envisage les relations humaines d’un point de vue structurel, et le second membre renvoie davantage à une émotion partagée20. Le don de Zeus fait naître chez les hommes une forme de « sensibilité » sociale.

Pour résumer le tissu social procède d’une double liaison : la première, contrainte, est le « sens de la justice » qui annonce le « droit » ; la seconde, plus libre et spontanée, est une émotion d’entre- appartenance au sein d’une structure donnée, la φιλία, étendue à la cité tout entière.