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Tentons donc de fixer à présent une signification du mot savoir dans le concept de rapport au savoir. Nous allons devoir faire des choix qui pourraient évidemment se discuter, tant la question de ce qu’est le savoir est vivace et irrésolue, non seulement pour les philosophes de tous les temps, mais aussi pour les chercheurs contemporains en sciences humaines (Charlot, 1997). Aussi délicat soit-il, ce travail d’explicitation sera utile pour la suite de notre entreprise de recherche, notamment pour pouvoir caractériser le rapport au savoir des enseignants à la fois théoriquement et au final, dans les résultats.

Les savoirs socialement constitués, formalisés, scripturalisés deviennent dynamiques lorsque le sujet se les approprie, selon sa logique propre (Beillerot, 2000 ; Charlot, 1997). Il y a donc,

apparemment, deux faces à combiner : le sujet peut avoir un rapport à des savoirs « externes » et un rapport à ses savoirs « internes », personnels, expérientiels et réorganisés à sa façon.

Épistémologiquement, cette distinction entre la face interne et externe des savoirs est souvent exprimée par la distinction savoir-connaissance (Barbier, 1996b ; Muller, 2004 ; Reuter et al., 2013) : les savoirs renvoient plutôt à la dimension « externe » et les connaissances à la dimension « interne ».

Avec la notion de savoirs, est visé le caractère à la fois institué (construit socialement et historiquement), objectivé (construction d’un système théorique, formalisation, etc.), dépersonnalisé et décontextualisé de la connaissance. Avec la notion de connaissances, c’est un point de vue subjectif qui est envisagé : les connaissances d’un sujet sont le résultat intériorisé de son expérience, qui repose sur une recomposition à usage personnel des expériences et des savoirs.

(Reuter et al., ibid., p. 43)

De cette distinction, on peut déduire qu’un sujet peut avoir (1) un rapport au savoir

« externe », (2) un rapport à ses connaissances, à son savoir « interne ». On peut aussi imaginer que le rapport du sujet à ces deux formes de savoir peut varier. En effet, un sujet peut par exemple entretenir un rapport plus ou moins distant avec un savoir « externe », soit parce qu’il lui paraît abstrait, soit parce qu’il ne le comprend guère, soit encore parce qu’il ne s’y est jamais confronté. Mais peut-être ce rapport varie-t-il si l’on examine le rapport du même sujet avec ce qu’il s’est approprié de ce savoir. Un amateur de jardinage peut par exemple consulter fréquemment des ouvrages savants, ou préférer ce qu’il a appris sur le tas ou en imitant ses parents. Ainsi, avons-nous jusqu’ici employé l’expression « rapport au savoir », en considérant qu’il peut être tantôt rapport au savoir « externe » (institutionnalisé, objectivé, scripturalisé, etc.), tantôt rapport au savoir « interne » (savoir subjectivé, réorganisé en connaissances à l’intérieur du sujet).

Toutefois, cet amalgame ne nous satisfait plus, parce que conceptuellement, il est difficile de concevoir un « rapport à sa connaissance » : les deux phénomènes (« rapport à » et

« connaissance ») se jouent en effet à l’intérieur du sujet, ce qui exclut tout rapport entre ce sujet et quelque chose avec quoi nous le mettrions intégralement en relation. Par ailleurs, un sujet qui ne connaît pas une chose (par extension un savoir), ne peut pas avoir de rapport à cette chose (par extension, à ce savoir).

Il y a une boucle entre l’intérieur et l’extérieur du sujet, qui fait que le rapport à une chose du monde et la connaissance de cette chose sont internes au sujet, alors que la chose elle-même sera toujours externe à lui. Si cette chose est la Tour Eiffel par exemple, un sujet peut en avoir une certaine connaissance : il l’a déjà vue sur une photographie, il a entendu son nom lors d’un cours de géographie à l’école. Il a donc un certain rapport à la Tour Eiffel, que l’on peut d’ailleurs penser en termes de système de dispositions (tendances à percevoir, apprécier et agir) et de prises de position (perceptions, jugements, actions) vis-à-vis de la Tour Eiffel.

Autrement dit, sa connaissance de la Tour Eiffel lui est interne et son rapport à elle aussi, même si nous avons effectivement vu que les prises de position sont la face externe du rapport, puisqu’elles se manifestent dans les actions observables (gestes, paroles, décisions, postures corporelles, etc.). Mais l’objet « Tour Eiffel », sa manifestation physique dans la réalité, est externe au sujet.

En réalité, la grande difficulté vient d’un fait que nous commençons à entrevoir : si le rapport au savoir désigne une certaine manière d’appréhender le savoir (dispositions et prises de positions vis-à-vis du savoir), donc aussi bien une façon de le pratiquer que de le concevoir, alors se tourner vers sa face interne ou externe, vers sa discussion ou son usage, vers son

incarne en situation. Mais si nous disons simultanément que le rapport au savoir est rapport à la connaissance, à la vérité, à la compétence, voire à « l’apprendre » ou à la compétence d’apprendre, alors nous risquons de sombrer dans la confusion : tout est savoir, le monde est savoir et en conséquence, le rapport au savoir est le rapport du sujet au monde entier. En définitive, faut-il dire (version extensive) que le rapport au savoir est rapport à toutes sortes de choses impliquant du savoir, ou plutôt (version restrictive) que ces sortes de choses sont justement caractéristiques d’un certain rapport au savoir, « savoir » étant alors compris dans sa forme réduite et impérativement extérieure au sujet : un énoncé formalisé prétendant dire la vérité ? Nous penchons pour la version restrictive, parce qu’elle nous paraît la plus féconde pour notre projet de recherche.

5.4.1 Connaissance, croyance et savoir : trois dimensions de la cognition

Nous avons vu plus haut que la connaissance se situe au niveau intrasubjectif. Elle est l’intériorisation par un sujet d’un aspect du monde, aspect entendu au sens large (objets physiques, idées, autres sujets humains) (Reuter et al, 2013). Elle est le fruit de l’expérience, d’un compagnonnage entre le connu et le connaisseur, comme l’évoque l’étymologie du mot co-naissance. Elle se manifeste sous la forme d’un langage intérieur et solitaire (chez le sujet humain adulte) à propos d’un objet du monde (Vergnaud, 2000 ; Vygotski, trad. 1997). Par ailleurs, la connaissance est une « recomposition à usage personnel des expériences et des savoirs » : elle permet donc a priori au sujet d’agir dans les situations : elle porte en elle une dimension pragmatique, pratique. Elle se manifeste notamment dans les actions opérées par le sujet. Les savoirs peuvent donc être considérés comme différents des connaissances, dans la mesure où le sujet en fait un usage personnel : ils sont des objets externes à lui, avant de devenir des connaissances.

Ensuite, même si savoir est souvent d’abord croire (Wittgenstein, 1969/1975/2006), nous devons maintenant différencier ces deux aspects. « Ne confondons pas croire et savoir : une croyance est une prétention à la vérité qui peut s’avérer correcte, mais qui est objectivement infondée, irraisonnée ; un savoir est au contraire une prétention fondée, raisonnée à la vérité » (Maulini, 2016d, p.1). Si nous suivons Maulini, qui lui-même suit les pas de Popper (1959/1978), croyance et savoir prétendent les deux à la vérité, mais la première relève plutôt de l’opinion non discutée et souvent non discutable, voire du dogme, alors que le savoir est soumis aux épreuves de falsification et doit pouvoir leur résister. On pourrait dire d’une formule que le savoir est le résultat d’un débat d’idées dont les connaissances sont les candidates, engagées de manière plus ou moins crédible dans l’arène de jugement aménagée à cet effet. « Aucune connaissance n’est la vérité ; mais une connaissance qui ne serait pas vraie du tout n’en serait plus une (ce serait un délire, une erreur, une illusion) » (Comte-Sponville, 1998/2012, p. 9).

Le savoir se situe donc un cran plus haut que la croyance et même que la connaissance dans l’objectivation du monde : c’est une forme plus instituée de la cognition, parce qu’il est susceptible de mieux résister à ses différentes mises à l’épreuve, notamment sociales. En ce sens, le savoir n’est jamais la vérité pure : il est toujours vrai tant qu’une nouvelle expérience et/ou démonstration (scientifique ou non) n’a pas pu le remettre en question. Par-là, le savoir est partageable dans l’intersubjectivité, socialement validable par le jeu de l’argumentation (Habermas, 1999/2001). « Le savoir – scientifique ou non – se distingue de la pure certitude : il est partageable par tous ceux qui l’adoptent jusqu’à preuve du contraire ; il rassemble une communauté prête à s’interroger, dès que l’un de ses membres avancera une idée neuve

susceptible de la faire douter » (Maulini, 2016d, p. 2). Par-là, le savoir est un objet social, donc symbolique, donc langagier, voire démocratique, parce qu’il peut et doit se discuter, contrairement à la croyance. Le savoir est donc nécessairement et humainement formulé, écrit, interprété, institutionnalisé, communiqué, pour être transmissible et servir au développement de l’humanité (Astolfi, 2008 ; Bachelard, 1938/1993/2004 ; Habermas, 1999/2001 ; Maulini, 2016d ; Popper, 1959/1978).

D’une certaine manière, les trois formes de la cognition dessinées plus haut – connaissance ; croyance ; savoir – représentent différentes manières d’objectiver le monde et traduisent à la fois notre ressemblance et notre différence avec les animaux qui, jusqu’à preuve du contraire, en restent au registre de l’instinct. Pour Piaget et Vygotski, ces trois formes de la cognition sont aussi valables au niveau ontogénétique, puisque leurs travaux montrent comment les bébés, puis les enfants, s’approprient le monde, le traduisent en mots et en concepts et remobilisent ces aspects dans des situations, notamment sous la forme de schèmes de pensée et d’action.

Si l’on situe le savoir explicité plus haut comme une composante de la cognition qui se discute et s’énonce socialement et institutionnellement, force est de distinguer les différents espaces de sa communication et de sa (re)production (Maulini, 2016d). En effet, autant le savoir peut-il s’énoncer dans une discussion entre amis ou au sein d’une famille par exemple, autant il est aussi, comme nous l’avons vu, l’objet principalement formulé et rédigé dans le contexte scolaire. Dans sa forme scolaire, le savoir est un texte (Rey, 1998/2008, 2011) : il prétend à la vérité instituée ; il est transmis par des professeurs dont c’est la mission principale et qui bénéficient a priori de l’argument d’autorité. En ce sens, le savoir de l’école est un savoir spécifiquement scolaire : il se joue entre l’élève et l’enseignant dans une triangulation (Reuter et al., 2013) qui fait qu’il ne se partage plus uniquement dans l’intersubjectivité, mais aussi dans ce que l’on pourrait appeler une extra-subjectivité, c’est-à-dire une configuration où l’objet de savoir est extrait de la vie et des pratiques quotidiennes, pour être objectivé, écrit, institué et transmis.

Rappelons bien sûr que cette extraction est à la fois attendue à l’école, parfois défaillante et souvent présente ailleurs. Tout dépend du rapport… à l’école des personnes et des groupes observés en situation. Entre professionnels mais aussi dans l’espace public, la vision de ceux qui pensent que le savoir scolaire doit servir à affronter la vie de tous les jours se confronte avec celle de ceux qui aimeraient voir les élèves l’emmagasiner pour prendre leurs distances avec cette vie, notamment pour entrer dans les filières académiques des écoles supérieures (Perrenoud, 2011). Ce débat lancinant est notamment dû, comme nous l’avons vu au chapitre 4, à la nature ambiguë du savoir scolaire, qui se situe entre la vie quotidienne où le savoir s’éprouve au gré des situations, et la science où il s’expérimente, se produit et se compartimente dans des disciplines. Celles-ci se situent donc à cheval entre la science, l’école et la vie ordinaire. Par ailleurs, à l’école, le savoir est transposé deux fois : une première dans les manuels, une seconde par les maîtres (Chevallard, 1991 ; Verret, 1975). C’est dans cette double identité des savoirs disciplinaires et dans leur double transposition par l’école que peuvent se nicher les problématiques majeures de la transmission des savoirs élémentaires.

5.4.3 Le savoir : un objet externe, discuté et discutable, prétendant à la véracité objective Pour conclure provisoirement, nous distinguons trois formes de la cognition : la croyance, la

leurs statuts respectifs, nous pouvons les trancher ici d’une manière sinon indiscutable, au moins opérationnelle pour la recherche envisagée :

1. La croyance est une prétention entièrement autonome à la vérité. Les chrétiens croient à la résurrection du Christ, certains enfants croient au Père Noël, nous pouvons tous croire que notre destin est écrit ou non. Une croyance est d’autant plus forte qu’elle résiste à la fois aux faits et aux objections. Elle est invérifiable, donc irréfutable, donc indiscutable et/ou indiscutée, d’une certaine façon ;

2. La connaissance est moins le fruit de la foi que d’une expérience : elle dépend donc des faits vécus, des interactions entre le sujet connaissant et le monde environnant.

Nous connaissons le Japon, l’alphabet ou l’amour sur la base des opérations que ces idées nous permettent d’accomplir, mais dont d’autres que nous peuvent contester la validité dans des discussions ;

3. Le savoir n’est pas autonome du tout, puisqu’il n’obtient ce statut qu’au sein d’une communauté attestant formellement de sa validité. Il s’ancre non seulement dans les faits subjectivement observés, mais aussi dans les débats à leur propos, intersubjectivement argumentés. En bref, c’est un énoncé qui « prétend à la véracité objective résistant mieux que toutes les autres aux épreuves de faillibilité » (Maulini, 2016d, p. 2).

Ainsi pouvons-nous prendre position : si le concept de rapport au savoir est commode pour évoquer tous les liens envisageables entre un sujet humain et ce qui relève du savoir (connaissances, compétences, apprentissages, tâches scolaires, etc.), il ne peut être heuristique, dans le cas qui nous occupe, que s’il permet de distinguer (plutôt que de fusionner) les différentes pratiques ordinairement observables en situation. Pour cette raison, nous allons désormais considérer le savoir comme un objet externe au sujet, c’est-à-dire un énoncé qui prétend à la véracité objective dans des conditions socialement validées. Ce savoir peut bien sûr et en outre faire l’objet d’usages plus ou moins pratiques ou plus ou moins théoriques, impliqués ou au contraire distancés, opératoires ou plutôt textualisés. Mais ces usages multiples seront pour nous le signe de rapports variables au savoir stricto sensu tel que nous l’avons défini, pas d’un rapport indifférencié à un savoir de son côté indéterminé. Cette question des usages reste ainsi à préciser.