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Le rapport ordinaire au monde selon Bourdieu (1980), est un rapport qui va de soi, inconscient, inscrit dans le corps et les émotions, car construit au fil de la socialisation du sujet (l’environnement familial et social, de la naissance et de l’enfance). Il se manifeste particulièrement dans la pratique, par des gestes et des discours produits quasi naturellement, qui ne peuvent devenir plus conscients qu’au prix d’une remise en question de l’action, donc

Ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est. Cela se voit particulièrement dans les sociétés sans écriture où le savoir hérité ne peut survivre qu’à l’état incorporé. Jamais détaché du corps qui le porte, il ne peut être restitué qu’au prix d’une sorte de gymnastique destinée à l’évoquer, mimesis qui [...] implique un investissement total et une profonde identification émotionnelle (Bourdieu, 1980, p. 123).

Parce qu’il est d’abord émotionnel, le rapport ordinaire au monde est incorporé de manière plus ou moins inconsciente (Bourdieu, ibid. ; Laborit, 1985). Mais il peut être contrôlé et mis à jour dans des pratiques symboliques. Plus les sujets pratiquent l’écriture, moins leurs pratiques vont d’elles-mêmes, plus elles sont mises à distance dans le registre de la représentation et de la théorisation.

Bourdieu (op.cit.) montre comment certains schèmes gouvernent la vision mythique et rituelle du monde chez les Kabyles. Par exemple dans leur rapport avec les oppositions dominantes et d’origine naturelle du monde : jour/nuit ; masculin/féminin ; etc. Lahire (1993) explique de son côté à quel point, dans les sociétés primitives ou même contemporaines, les formes sociales orales qui font circuler des visions mythiques du monde ont un pouvoir de constitution du rapport au monde des sujets. En effet, d’un côté ces formes sociales orales mettent en mots, offrent une certaine explication, un certain savoir sur l’inconnu. Elles désenchantent le côté mystérieux, énigmatique, voire terrifiant du monde vis-à-vis duquel les sujets humains ont d’abord un rapport corporel, affectif et émotionnel. D’un autre côté, elles circulent particulièrement dans la cellule familiale et/ou d’autres cellules sociales où le savoir et la connaissance sont peu formalisés et séparés de la vie des gens (famille, entourage, activités quotidiennes, etc.). Ainsi, et même si elles apportent une explication du monde, ces formes orales favorisent-elles la construction d’un rapport ordinaire et assez évident à ce monde, parce qu’en réalité la vie et le savoir sur cette vie sont confondus. « Dans la mesure où il n’existe aucun lieu séparé d’acquisition d’un savoir séparé, il faut souligner le fait important que le temps de la pratique est confondu avec le temps d’apprentissage » (Lahire, ibid., p. 19).

En fait, le rapport au monde d’un sujet pourrait varier sur un continuum : entre un rapport que l’on pourrait qualifier d’évident et un rapport plus ou moins distant à ce monde, non seulement en fonction des objets avec lesquels le sujet entre en rapport, mais aussi en fonction du type de rapport qu’il développe et qu’il a développé antérieurement avec ces objets, par l’expérience et en situation (par commodité, nous qualifierons d’objets toutes les choses, personnes et/ou idées avec lesquelles un rapport subjectif est possible). Des variations peuvent s’observer entre deux sujets différents, mais également chez un même sujet. Prenons l’exemple de l’objet « amour ». On peut imaginer qu’un sujet A, amoureux, entretiendra un rapport assez évident à l’amour et qu’il ne se posera pas de questions à son propos. On peut aussi imaginer qu’un sujet B, sortant d’un chagrin d’amour, sera plus critique vis-à-vis de cet objet et que son expérience l’amènera à placer l’amour à distance en le mettant en mots, afin de mieux le maîtriser et de ne pas trop en souffrir. On peut enfin imaginer que, pour ce même sujet B, l’amour devienne un enjeu peu à peu ambigu : à la fois évident et discutable, agréable et dangereux, variable en fonction des situations de vie qu’il rencontrera. Autrement dit, pour A, l’amour est « un objet sans objet » ; il n’est pas objectivé. Ce n’est pas le cas pour B qui, pour faire face à son chagrin, a mobilisé des stratégies, des pratiques et a finalement construit des connaissances explicites qui ont transformé l’amour éprouvé en amour thématisé.

La distance qu’un sujet humain peut établir avec un objet du monde (l’amour, le soleil, Akihito ou le savoir) va entre autres dépendre du savoir qu’il développera à son sujet. Un nouveau-né a un rapport non médiatisé au monde : corporel, émotionnel, à dominante

biologique et soumis à la loi du besoin. Piaget (1967a ; 1967b) l’a bien montré. Vygotski (1997) a ensuite insisté sur le dépassement de cette condition : le nourrisson développe peu à peu – et selon un processus complexe de socialisation – la maîtrise de ses gestes dans le monde, des manières de se servir des objets disponibles, de s’en fabriquer des représentations, des images et de les nommer. L’enfant devient adulte par l’expérience qu’il accumule au fil des années, mais surtout par l’entrée dans le langage et la culture, donc par l’accès à leurs fonctions de médiation psychique entre le sujet et le monde.

En suivant Piaget (1967a) et Vygotski (ibid.), et sans entrer dans le débat de fond qui cherche à trancher aux deux traditions continuistes et discontinuistes dont il sont les emblèmes, on peut dire avec Pastré, Mayen et Vergnaud (2006) qu’il existe deux formes du savoir indissociablement liées, que les humains développent tout au long de leur vie et qui sont susceptibles de les aider à mieux connaître et donc maîtriser le monde :

- une forme opératoire, celle que Piaget a conceptualisée sous la forme de schèmes invariants, qui procurent à chaque sujet sa maîtrise pratique du monde : par exemple, savoir saisir un objet, boire dans un verre, lire de gauche à droite, donner un ordre, etc. ;

- une forme discursive, celle que Vygotski attribue de son côté aux sèmes langagiers, aux significations conventionnelles qui permettent de représenter et de théoriser le monde dans l’intersubjectivité : par exemple, savoir ce que signifie « saisir » quelque chose, « boire dans un verre » ou l’énoncé complexe « le ‘c’ cédille se lit /s/ ».

Bien que Piaget ne l’ait pas forcément développée, la dimension sociale de ces deux faces du savoir est fondamentale. Elle est inhérente à la condition humaine, qui suppose transmission et apprentissage du savoir pour survivre dans le monde (Charlot, 1997 ; Pastré, Mayen &

Vergnaud, 2006). Sans significations partagées, pas de découpage raisonné du réel, donc pas d’opérations pensables et contrôlables en marge des situations. C’est en somme le principe fondateur de la formalisation des apprentissages humains, voire de leur scolarisation.

Le terme d’apprentissage a deux sens. Dans le premier sens, quand on parle d’apprentissage sur le tas, par immersion, par frayage, on désigne un processus anthropologique fondamental qui accompagne toute activité, de sorte qu’en agissant un acteur produit en même temps des ressources qui vont lui servir à guider et à orienter son action. [...] Dans son deuxième sens, l’apprentissage désigne ce qui se produit dans une école : l’apprentissage est une chose tellement importante chez les humains qu’on a inventé des institutions spécialement dédiées à cet effet (Pastré, 2006, p. 2).

Le premier sens du terme apprentissage nous permet une première mise au point : l’habitus en tant que système de schèmes de perception, d’appréciation et d’action définit un rapport plus ou moins ordinaire au monde, c’est-à-dire plus ou moins distant, plus ou moins réflexif aux situations. Mais un sujet n’est pas en permanence en train d’apprendre. Il manifeste souvent, pour des raisons d’économie pratique et de survie, un rapport peu réflexif au monde, ancré dans la perception directe et la reproduction d’actions rituelles dans des situations plus ou moins comparables. Dans certaines cultures, la transmission des connaissances s’opère elle-même sur ce mode informel : le sujet acquiert in vivo les ressources qui vont lui servir à guider et à orienter son action. Ces ressources sont autant de savoirs qui se manifestent sous une forme opératoire ou discursive, qui sont construits tout au long de l’expérience, en marge des émotions ou des sensations éprouvées, des pensées ou des actions produites sur le moment et dans la situation. Tout dépend justement du rapport du sujet aux objets du monde

l’interaction, de ce qu’ils vont dire, de ce qu’ils vont en dire, de la manière dont ils vont chercher à résoudre fonctionnellement les problèmes posés et/ou à en débattre d’abord pour anticiper l’action par la pensée.

Pour Rochex (1995) et dans une certaine mesure pour Charlot (1997), le monde dans lequel les sujets humains naissent et se développent est un monde spécifiquement symbolique et normatif, qui leur préexiste et qui est inhérent à une condition humaine foncièrement sociale.

D’être ainsi institué d’être de besoin en sujet de désir, le sujet humain est confronté, tant dans ses rapports à autrui que dans les rapports au monde auquel celui-ci l’introduit, à de l’impossible, à un registre de normativité propre à l’espèce humaine. […] En rupture radicale avec l’immédiateté animale, le rapport humain au réel est toujours médiatisé par du symbolique. Cet écart est à la fois constitutif et condition de possibilité de la culture au sens anthropologique (Rochex, ibid., pp. 26-27).

Ainsi semble-t-il exister d’emblée une distance au monde chez les humains, parce que leur expérience subjective est « toujours médiatisée par du symbolique ». Ou, si l’on suit Vygotski (1997) : la distance au monde est une donnée de notre expérience ordinaire, parce que nos apprentissages sont toujours médiatisés par le langage. Mais le rapport au monde des êtres humains est-il toujours médiatisé par du symbolique, ou cette dimension symbolique n’est-elle jamais présente chez les animaux ? La distinction n’est pas mince. On peut se poser cette question, car si l’on en croit la sociologie dispositionnaliste, l’Homme est certes un animal social, mais dont les instincts de survie, de prédation, d’agression, de domination, aussi bien que ceux d’affection, de protection ou d’exploration, n’ont pas disparu avec la culture, et ont même parfois pu la renier. Que penser par exemple de toutes les situations où des pulsions et/ou des émotions plus ou moins destructrices guident nos actions : relations de pouvoir, compétition économique, jeux d’argent, addictions, abus sexuels, conflits armés, terrorisme, etc. ? À suivre Rochex, on pourrait estimer que toutes nos conduites sont effectivement teintées de symbolique : un assassin s’attaque par exemple à son voisin, à sa femme, à son banquier ou à son chef religieux parce qu’ils les jugent respectivement bruyant, volage, malhonnête ou mécréant ; toutes ces catégories proviennent par la force des choses d’un langage humainement articulé, sans lequel aucun coupable ni aucune victime ne pourrait être identifié. Mais si des mots sont nécessaires pour désigner une cible, sont-ils suffisants pour l’expliquer ? Par exemple, est-ce la mécréance des incroyants qui crée ensuite le terrorisme des intégristes, ou est-ce la pulsion de mort des assassins qui cherche d’abord dans le monde un souffre-douleur à éliminer physiquement ? Une telle discussion nous entraînerait trop loin, tant elle renvoie aux différentes manières (précisément continuistes ou discontinuistes) dont les sciences sociales appréhendent les relations entre la nature et la culture humaine. Disons provisoirement que le symbolique peut apparemment orienter et donc précéder nos conduites, mais qu’il peut aussi les rationaliser a posteriori quand leurs ressorts biologiques nous semblent difficiles à assumer.

Le rapport humain au monde est donc théorisé par des traditions épistémologiques diverses, divergentes, voire parfois franchement contradictoires (particulièrement en ce qui concerne les dimensions biologiques et/ou culturelles de ce qui fait l’humain). Ces traditions semblent toutefois s’accorder sur l’idée que le rapport au monde est celui d’un sujet humain, c’est-à-dire d’une personne plus ou moins capable de réorganiser le monde externe en un monde interne, organisé à sa façon, selon un habitus à la fois personnel et collectivement constitué.

Cette théorie du sujet rejoint nos propos des chapitres précédents : nous considérerons les enseignants observés dans ce travail comme étant doués d’une rationalité intérieure proprement humaine, donc imparfaite et limitée (Crozier & Friedberg, 1977 ; Perrenoud,

1994b), qui les fait agir dans le monde et par rapport au monde d’une manière plus ou moins adéquate, en fonction de critères plus ou moins discutables. Nous suivons Rochex (1995) sur ce point, lorsqu’il montre comment le sujet s’approprie le monde et y développe son activité.

L’ontogenèse du sujet humain n’est donc pas processus d’adaptation au milieu, d’intériorisation de ses contraintes. Elle est processus d’appropriation, toujours partielle et partiale, au travers d’activités normées et de rapports sociaux spécifiques, du capital d’outils (idéels et matériels) et de significations sociales accumulées par l’espèce au cours de son développement socio-historique, processus qui permet la mise à distance et la transformation du milieu. Le ‘débat’ entre le sujet humain et son milieu [], entre ontogenèse et phylogenèse, se noue ainsi au cœur des activités d’appropriation au travers desquelles chaque sujet humain s’hominise (p. 32).

Pour conclure, l’humain est bien davantage qu’un animal plus intelligent que les autres (Bimbenet, 2011), parce qu’il a – et notamment pour des raisons de survie et de développement biologique – développé un rapport symbolique et culturel au monde, au point d’y plonger ses nouveau-nés dès leur naissance et de leur construire un rapport évidemment symbolique au monde, aux autres et à lui-même. L’être humain est en fait un animal culturel : il rationalise le monde à travers le filtre de la culture et particulièrement la sienne. Il est en même temps soumis aux mêmes conditions que l’animal : besoins essentiels et biologiques (faim, soif, etc.), affects, émotions, sensations qu’il médiatise par du symbolique et ce, depuis ses origines (Camps, 1982 ; Darwin, 1871/2006 ; Picq, 2005 ; Vygotski, 1997). On peut donc estimer que le rapport ordinaire au monde d’un sujet est le fruit d’un rapport plus ou moins médiatisé et distant à ce monde.