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En puisant dans les trois approches développées plus haut, nous tentons ici de définir l’élément conceptuel rapport à à l’intérieur du concept de rapport au savoir. Nous le faisons d’une part à la lumière de nos ancrages théoriques antérieurs sur l’habitus, le rapport ordinaire au monde et la forme scolaire, et d’autre part en convoquant les approches d’auteurs ayant employé et thématisé l’idée de « rapport à ». Nous allons raisonner par étapes avant d’en conclure une définition consolidée.

Premièrement, « le rapport au savoir est une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou les produits du savoir » (Charlot, Bautier &

Rochex, 1992, p. 29). La question du sens renvoie au rôle de l’habitus dans le phénomène de l’illusio (Bourdieu, 1994). Nous avons montré plus haut en quoi l’intérêt, le sentiment inconscient que le jeu vaut la chandelle, engage le sujet dans le jeu caractérisant le champ.

L’équipe ESCOL ne dit pas autre chose lorsqu’elle établit le lien entre l’identité des élèves et leur valorisation du savoir.

L’individu valorise ce qui fait sens pour lui, ou, inversement, confère du sens à ce qui pour lui présente de la valeur. Le fait que le savoir prenne ou non sens et valeur pour un individu dépend de l’identité de cet individu. Cette identité, c’est ce qui le définit comme présentant une forme de permanence et de cohérence (ce qui n’exclut ni transformations ni contradictions) et comme distinct des autres (Charlot, Bautier & Rochex, 1992, p. 29).

Derrière le concept d’« identité » employé par les auteurs pour affirmer que l’individu

« présente une forme de permanence et de cohérence (ce qui n’exclut ni transformations ni contradictions) », nous voyons de notre côté la figure de l’habitus, qui exprime bien l’idée d’une permanence des pratiques selon les situations, mais qui n’exclut pas la mobilisation de schèmes nouveaux (parfois en contradiction avec les anciens), donc une transformation plus ou moins volontaire des dispositions (Lahire, 2001/2011).

A priori, le rapport au savoir se situerait en surplomb des situations : « le rapport au savoir est l’ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir et de l’école, sur la discipline enseignée, sur la situation d’apprentissage et sur soi-même » (Charlot, 1982, cité par Charlot, Bautier & Rochex, 1992, p. 29). L’idée

« d’images, d’attentes et de jugements sur le sens et la fonction de… » fait écho à la conceptualisation de l’habitus en tant que système de schèmes de pensée (perceptions et appréciations) du savoir. Cependant, cette définition laisse de côté les dimensions de l’action, des pratiques et des usages du savoir dans le concept de rapport au savoir. À ce titre, pour Beillerot (1989, 2000), on ne peut « posséder » un rapport au savoir, parce que le « rapport à » définit en réalité l’identité, voire l’essence du sujet et ses pratiques du savoir.

On ‘n’a pas’ un rapport au savoir. Mieux serait de dire que l’on ‘est ’ son rapport au savoir. ‘Être’

son rapport au savoir, cela signifie que mes actes, mes conduites, témoignent et transcrivent ce que je veux et ce que je ne sais pas, de la manière dont les savoirs ont été acquis, puis m’ont imprégné.

Ce que je fais de mes savoirs, quels qu’ils soient, en degrés, en natures, mais aussi en ignorances, en ratures (Beillerot, 2000, p. 49).

Charlot parle quant à lui « de rapport identitaire au savoir et de rapport épistémique au savoir.

[Il s’agit là] de deux formes de conceptualisation de la notion, répondant à des questions différentes » (Charlot, Bautier & Rochex, 1992, p. 31). D’un côté, le rapport est

« identitaire » : il structure et est sûrement structuré par l’identité du sujet. Cette dimension renvoie au paragraphe précédent : le rapport au savoir peut presque se confondre avec le sujet qui le porte, tant il renvoie à son expérience, sa subjectivité et ses pratiques avec le savoir.

D’un autre côté, le rapport est « épistémique ». Cette dimension montre bien l’enjeu de connaissance dans l’idée de rapport au savoir. Plus précisément, le rapport au savoir est « une forme de rapport au monde » d’un sujet qui, dès sa naissance, est soumis à l’obligation d’apprendre » (p. 89). Il est donc aussi rapport à l’apprendre et se décline finalement en trois formes :

1. Le rapport épistémique au savoir, c’est : (a) le rapport aux savoirs-objets, symboliques, écrits ou oraux ; (b) le rapport aux activités et aux objets qu’il faut maîtriser en même temps que ces savoirs (par exemple, pour savoir mesurer un angle en géométrie, il faut s’initier à l’utilisation du rapporteur) ; (c) le rapport aux savoirs relationnels permettant de maîtriser ces savoirs ;

2. Le rapport identitaire au savoir : le sens du savoir pour un sujet est en relation avec son identité, ses valeurs et son identification ou non aux personnes – ou aux « autruis significatifs » comme le diraient Berger & Luckmann (1966/2006) – qui lui ont montré le savoir ;

3. Enfin, un rapport social au savoir structurerait les deux premières formes, car

« l’identité sociale induit des préférences quant aux figures de l’apprendre, mais l’intérêt pour [l’une ou l’autre] contribue à la construction de l’identité » (p. 87).

Quel qu’il soit, le rapport au savoir n’est pas équivalent au savoir. Certes, pour certains auteurs comme Boumard (1975), le savoir d’un sujet est son rapport au savoir. Cette vision est reprise dans une certaine mesure par Charlot (1997), quand il dit que le savoir « est d’abord activité et relation » (p. 70). Cependant, Charlot établit une différence dès 1979.

Encore faut-il comprendre que le sens d’un savoir pris en lui-même et le sens qu’il présente pour un formé ne coïncident pas automatiquement. Pris en lui-même, le savoir reçoit son sens de sa cohérence interne et de son adéquation à la réalité. Il constitue un système de concepts non- contradictoire et il rend compte correctement de ce qui se passe dans le réel. Pour le formé, le savoir n’a de sens que s’il permet de résoudre des problèmes dans une situation quotidienne ou professionnelle. Il y a là deux types de rapport au savoir qui ne sont pas sans effet sur la capacité du formé à comprendre ce qu’on lui explique (Charlot, 1979, p. 6).

Le savoir diffère ici du rapport au savoir parce que « le rapport à » permet de considérer les sens différents que l’on peut attribuer au savoir. Pour le formé, qui est par ailleurs un sujet, le savoir fait sens (ou pas) dans sa vie et ce sens peut différer passablement du sens de ce même savoir « pris en lui-même », qui n’existe que par son adéquation avec la réalité. Dès lors, on peut considérer que le rapport au savoir met en jeu la question du sens qu’un sujet donne à l’objet savoir.

Pour Beillerot, « le ‘rapport au savoir’ nommera une ‘représentation’ du sujet qui exprimera un vécu conscient ou non, plus que la production, la circulation ou la réalité cognitive et sociale du savoir. Le rapport au savoir ne nomme pas le savoir mais une liaison d’un sujet et d’un objet » (1989, p. 176). Dans cette optique, que nous allons adopter, le rapport au savoir diffère du savoir car, contrairement au savoir qui renvoie à une idée de maîtrise du monde, le

« rapport à » un objet et particulièrement la préposition « à » mettent en jeu la force et la fragilité du sujet : son histoire, ses pratiques, ses goûts, ses maîtrises, ses échecs, ses conflits vis-à-vis d’un objet.

Par exemple, à évoquer le rapport à la nourriture de quelqu’un, on laisse penser que sont en jeu un ou plusieurs des nombreux éléments puis toute l’histoire de la personne ; ainsi on sera renvoyé à la façon de manger, à celle de se nourrir, mais aussi à la préparation des mets, ou au plaisir d’offrir, à la solitude ou à la convivialité, aux horaires, aux arts de la table et aux manières de s’approvisionner. On peut vouloir parler des couleurs, des saveurs, de goûter, de sucer, mastiquer.

[...]. Tous ces rapports viennent à un sujet d’une façon directe et indirecte, de sa famille, de son milieu social, de la période historique, des apprentissages divers jusqu’aux premiers temps du lait et du sein (ibid., p. 175).

Le rapport au savoir est donc tout sauf une croyance constituée, une représentation plus ou moins stabilisée de ce que seraient le savoir et ses usages potentiels. : « On aura remarqué que nous parlons de rapport au savoir [...] et non pas de représentation » (Charlot, Bautier &

Rochex, 1992, p. 31). Plus loin les auteurs précisent encore :

Notre rapport au savoir ne se réduit pas aux relations que nous entretenons avec des apprentissages ou avec des savoirs. Il se construit également à travers nos projets d’avenir, nos aspirations professionnelles et sociales, nos réponses à des sollicitations de l’entourage, etc. Notre rapport au savoir est souvent rapport à autre chose que du savoir, de sorte que dans le rapport au savoir, il y a bien plus que des représentations du savoir lui-même (p. 31).

On pourrait penser a priori que les auteurs s’opposent à la définition de Beillerot (op.cit.), puisque celui-ci affirme que le rapport au savoir « nommera une ‘représentation’ ». Toutefois, ce que Beillerot considère comme une « représentation » dans sa vision du concept de

« rapport à » dépasse justement la simple définition, fût-elle subjective, de l’objet nommé savoir. En effet, pour lui la représentation est une « liaison d’un sujet et d’un objet » qui engage tout le sujet (histoire, pratiques, etc.), comme nous le voyons avec l’exemple qu’il donne pour la nourriture. De cette manière, il rejoint les propos de Charlot et ses collègues pour qui « notre rapport au savoir est souvent rapport à autre chose que du savoir ».

Ainsi, si nous rejoignons Beillerot et ESCOL, et si nous entendons par rapport à le système de schèmes présenté dans les chapitres précédents, le rapport au savoir n’est pas, ou plutôt il est davantage qu’une représentation du savoir. Il est un rapport plus ou moins distant au savoir, comme développé au chapitre précédent. L’inconscient pratique « qui définit le rapport ordinaire au monde » (Bourdieu, 1986, p. 40) et donc au savoir comme partie de ce monde, induit à lui seul que le rapport au savoir d’un sujet peut être constitué non seulement de représentations plus ou moins conscientes sur le fait de savoir et sur le savoir, mais aussi de toute la relation subjective à ce fait de savoir ou à des savoirs, relation inconsciemment orientée par un habitus construit depuis la naissance. À ce titre : « un schème de pensée n’est pas un savoir sur la manière de faire, ce n’est pas une représentation » (Perrenoud, 1996e, p. 137).

On comprend dès lors que le rapport au savoir ne correspond pas à ce qu’un courant anglophone nomme epistemic beliefs soit, en français, « épistémologie personnelle » (Crahay

subordonnons à la théorie du rapport au savoir, pour plusieurs raisons. D’abord, ces travaux s’inscrivant en psychologie, ils utilisent des concepts éloignés de notre cadre épistémologique plutôt sociologique. Ensuite, et en résumé, les travaux précurseurs considèrent l’épistémologie personnelle comme un processus métacognitif développemental. Surtout, les travaux plus récents (Hofer & Pintrich, 1997 ; Hofer, 2004 ; Kuhn, 2001) considèrent l’épistémologie personnelle comme l’ensemble des croyances ou des conceptions portant sur le savoir ou la connaissance (knowledge) et sur l’acte de connaître (knowing).

Conceptuellement, cette vision véhicule une idée de représentation du savoir, laissant de côté ce qui se trouve en plus dans le concept de rapport au savoir, c’est-à-dire l’inconscient pratique du sujet vis-à-vis du savoir. Des travaux récents ont tenté d’articuler les deux approches dans l’étude du rapport au savoir de futurs enseignants du secondaire en sciences humaines et sciences de la nature (Therriault, 2008 ; Therriault, Morel & Letscher, 2015) ou dans celle de rapport au savoir d’enseignants primaires à Genève (Mornata, 2011, 2015).

Mais ces recherches se sont particulièrement centrées sur la pensée réflexive des sujets enseignants vis-à-vis du savoir, et ont moins analysé la part inconsciente de leurs pratiques pédagogiques.

Dans une certaine mesure, on peut rapprocher cette dernière tradition des travaux sur ce que l’on appelle les représentations des sujets dans le domaine des savoirs scientifiques ou des savoirs en sciences humaines et sociales (Astolfi & Develay, 1989/2005 ; Audigier, 1995 ; Audigier & Basuyau, 1988, 1995 ; Giordan, 1978 ; Giordan & De Vecchi, 1987/1994 ; Mathy, 1997 ; Orange, 1997). Partant principalement des travaux de Bachelard (1938/1993/2004), la particularité et la richesse de ce courant est justement de postuler que, avant d’aborder un certain objet scientifique, les sujets ont des représentations de sens commun, voire imaginaires, en rapport avec le savoir scientifiquement établi et que l’on veut enseigner. Pour ces approches, il s’agit de prendre en compte les représentations pour les déconstruire, notamment en faisant des expérimentations, et de provoquer des ruptures épistémologiques et une décentration chez les élèves, non seulement au niveau des savoirs, mais aussi des pratiques scientifiques. « Ils [les professeurs] n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne » (Bachelard, ibid., p. 21). Pour parler de ces « connaissances » Giordan et De Vecchi (op.cit.) utilisent plus volontiers les termes de conceptions ou de constructions.

Le premier (conception) met l’accent sur le fait qu’il s’agit, à un premier niveau, d’un ensemble d’idées coordonnées et d’images cohérentes, explicatives, utilisées par les apprenants pour raisonner face à des situations-problèmes, mais surtout il met en évidence l’idée que cet ensemble traduit une structure mentale sous-jacente responsable de ces manifestations contextuelles. Quant au second (construction), il met en valeur l’idée [...] d’éléments moteurs entrant dans la construction d’un savoir, et permettant même les transformations nécessaires (p. 79).

Dans la mesure où ces approches se concentrent sur « un ensemble d’idées coordonnées, d’images cohérentes, explicatives », elles cherchent à identifier des représentations conscientes (voire revendiquées) à propos du savoir, et non pas un rapport plus ou moins immédiat à ce savoir, un commerce usuel qui, par sa dimension pratique (Bourdieu, 1980), englobe toute la part inconsciente de ce que le sujet perçoit, valorise et fait en situation ordinaire.

Si le rapport au savoir ne doit être amalgamé ni avec le savoir, ni avec une conception explicite de ce savoir, il ne doit pas non plus, et finalement, être assimilé à ses manifestations.

Nous avons vu qu’il s’exprime effectivement dans des attentes, des jugements, des images ;

qu’on ne peut l’appréhender que par les conduites et les représentations qui le manifestent : mais il ne se confond pas avec elles. Pour Beillerot (2000) en particulier, un sujet n’a pas un rapport au savoir, il « est » son rapport au savoir. Ce rapport au savoir (ou ce sujet, si l’on suit Beillerot) se traduit (ou se trahit) dans ses actes et ses pensées vis-à-vis du savoir. Autrement dit, le rapport au savoir a tendance à se confondre avec ses manifestations (actes et pensées vis-à-vis du savoir), c’est-à-dire qu’à observer un sujet évoluant en situation, on pourrait croire que son rapport au savoir et ses pratiques avec le savoir sont un seul et même phénomène. De notre côté, nous dirons que le rapport au savoir et ses manifestations ne doivent pas se confondre en théorie, surtout pour l’analyse du rapport au savoir.

Cette position renvoie à nos développements passés sur la double face de l’habitus (du rapport au monde, donc du rapport au savoir), qui gouverne en amont (et dans les situations) les pratiques des sujets. Cette distinction théorique est essentielle pour ne pas confondre le rapport au savoir et ses manifestations, et pouvoir les analyser indépendamment les unes des autres. Cependant, la confusion demeure possible et devrait nous inciter à prendre plus loin des précautions méthodologiques. En effet, les pratiques sont gouvernées en situation par le rapport au savoir : c’est-à-dire que ce qu’on voit des pratiques du sujet dans la situation, montre, donc manifeste en quelque sorte, son système de schèmes intrasubjectif (ses dispositions) et intersubjectif (ses prises de position) vis-à-vis du savoir. Ainsi, cette double face de l’habitus peut-elle amener à confondre les dispositions et les prises de positions, autrement dit à concevoir que les tendances à agir avec le savoir sont à l’égal de leurs manifestations, c’est-à-dire des prises de position du sujet vis-à-vis du savoir (pratiques, actes, pensées en lien avec le savoir). Or, nous avons vu que les dispositions ne se manifestent pas forcément et que cela dépend de la situation.

En conclusion, à la suite de Reuter et al. (2013), on peut dire que l’intérêt du concept de rapport au savoir réside dans le fait qu’il met en jeu la question du sujet et celle du savoir. Il n’est heuristique que s’il est entendu au sens large. Le rapport au savoir renverrait a priori à la manière dont le sujet donne sens au fait de savoir, aux connaissances déclaratives, mais aussi aux savoir-faire, aux compétences, aux ressources cognitives qui lui permettent de penser le monde et d’agir sur lui. C’est « l’ensemble organisé des relations qu’un sujet entretient avec tout ce qui relève de ‘l’apprendre’ et du savoir » (Charlot, 1997, p. 94).

Provisoirement, nous considérons donc le rapport au savoir comme l’ensemble des dispositions du sujet relatives à la partie du monde que nous appelons « savoir ». Le rapport au savoir est donc vu comme partie constituante d’un rapport ordinaire au monde. Il s’agit de la part de l’habitus productrice de pratiques ordinaires et/ou extraordinaires relatives au savoir. On comprend sur cette base que ce que nous appelons « savoir » reste à clarifier, pour que le monde entier ne puisse pas lui être associé.