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Lorsqu’on observe les objectifs scolaires d’un curriculum formel, on peut se faire une image a priori de ce qui va s’enseigner : des savoirs scientifiques ou des pratiques sociales transposés en savoirs scolaires, en propositions sur le monde, a priori accessibles aux apprenants de tout âge (Chevallard, 1991 ; Verret, 1975). Lorsqu’on observe un document pédagogique, didactiquement pensé, on peut faire l’hypothèse que les pratiques pédagogiques de l’enseignant qui s’inspirera de ces propositions seront plus ou moins rationnelles didactiquement parlant. Lorsqu’on lit Bautier et Goigoux (2004), on peut par exemple penser qu’un enseignant qui prend en charge l’enjeu second des tâches dans ses pratiques pédagogiques, évitera a priori de favoriser les inégalités scolaires. Or, la posture épistémologique que nous avons développée dans nos précédents chapitres nous amène à discuter l’arrière-fond de ces hypothèses. Eu égard à notre idée d’un habitus gouvernant plus ou moins inconsciemment les pratiques, celles-ci ne peuvent que varier, être « didactiquement imparfaites » : elles correspondent rarement au curriculum formel (Perrenoud, 1994b). Cette différence s’explique par la façon dont l’enseignant conçoit le savoir.

La façon dont s’opère la communication du savoir exprime à la fois la demande pédagogique de l’enseignant et la façon dont il inscrit la fonction du savoir dans le champ pédagogique. Que faut-il enseigner, apprendre ; quels sont le jeu et le lieu des libertés et des contraintes par rapport au savoir ? [...] Saisir comment sont définis en termes de conduite les apports réciproques des enseignants et des enseignés, c’est saisir la structuration réelle du champ pédagogique, et partant

enseignant conçoit la relation au savoir et structure d’une certaine manière le champ du savoir (Filloux, 1996, p. 62).

Si l’on suit Filloux, la pratique pédagogique « renvoie à la façon dont chaque enseignant conçoit la relation au savoir et structure d’une certaine manière le champ du savoir ». Si le rapport au savoir de l’enseignant est le système de schèmes de perception, d’appréciation et d’action vis-à-vis du savoir, alors les pratiques pédagogiques d’un enseignant, en tant que manières de transposer le savoir, d’en faire usage et de le (re)produire (Maulini, 2016d), renvoient à son rapport au savoir, c’est-à-dire à ses dispositions internes et ses prises de position dans le champ pédagogique et plus précisément dans le champ du savoir. Cette économie de la pratique est irréductible au travail prescrit, fût-il formalisé par des chercheurs plutôt que directement par une autorité régalienne. Dans le langage de Bourdieu, le travail ordinaire présente autant de régularités sans règles que de règles sans régularité. Autrement dit, le rapport au savoir d’un enseignant pourrait se lire, se traduire (ou se trahir) dans une situation ordinaire où il est en train d’agir, autant dans ses tendances à percevoir, apprécier et agir vis-à-vis du savoir que dans ses prises de position, c’est-à-dire ses perceptions, évaluations et actions vis-à-vis du savoir dans la situation.

La focale sur la pratique pédagogique de l’enseignant nous fait ainsi faire un pas de côté par rapport aux recherches sur le rapport au savoir de l’apprenant (Charlot, 1997 ; Charlot, Bautier & Rochex, 1992). En effet, à l’instar mais aussi à la différence de l’élève qui est

« soumis à l’obligation d’apprendre » (Charlot, op.cit.), l’enseignant est quant à lui soumis à celle d’enseigner. Deux postures, deux rôles, deux formes de rapport au savoir différentes, et des « obligations » qui ne sont pas forcément symétriques. Aussi, si la pratique du métier d’élève révèle le rapport au savoir de l’apprenant, nous pouvons faire l’hypothèse que celle du métier d’enseigner et de faire apprendre révèle tout autant, mais différemment, le rapport au savoir de l’enseignant.

Concernant la pratique pédagogique de l’enseignant, on pourrait partir du principe que les

« schémas pédagogiques » sont des séquences répétées de schèmes de perception, d’appréciation et d’action vis-à-vis du savoir. Pour le dire plus simplement, les schémas pédagogiques sont des manières d’enseigner, des ensembles habituels de penser le savoir et d’en user.

Un enseignant peut par exemple activer le schéma dialogué IRF (I, interrogation de l’enseignant ; R, réponse de l’élève ; F, feed-back de l’enseignant) en impliquant plus ou moins les élèves dans les phases de questionnement, d’enquête, de discussion et/ou de validation des savoirs ; c’est ainsi que son rapport au savoir (disposition) se manifeste, par et dans sa conduite des interactions (prises de position) (Vincent & Maulini, soumis, 2016).

Par notre usage du terme « pédagogique », nous nous rangeons aux côtés de Filloux (1996) qui propose que la pédagogie renvoie à la structuration du savoir par l’enseignant, même si cette activité n’épuise pas le rapport plus large au métier (qui peut inclure un rapport à l’ordre, à l’éducation, à l’enfant, à la justice, à l’autorité, etc.). Nous concevons donc les schémas pédagogiques de l’enseignant comme des composantes de sa pratique pédagogique.

Selon notre cadre conceptuel, ces schémas pédagogiques sont formés de la récurrence et/ou de l’originalité de ses schèmes de pensée et d’action. Cette posture justifie d’emblée que les pratiques pédagogiques varient d’un enseignant à l’autre et puissent être multiples chez un même enseignant. Autrement dit, selon les situations, ces schémas peuvent autant se référer à un (bon) modèle de pratique que suivre une autre voie, plus économique ou plus créative.

C’est d’ailleurs ce qu’avance Altet (1993/2009) en cherchant à établir des styles de pédagogie chez les enseignants. Ses résultats montrent notamment que les pratiques sont variées et

témoignent d’un décalage entre le dire et le faire. Les styles se combinent entre enseignants et chez un même enseignant. Ainsi, bien souvent, la pratique pédagogique tend à échapper à la rationalité.

Prenons ce que montre Audigier (2008). Pour lui, la forme scolaire classique, à la fois dans les savoirs qu’elle vise et dans les pratiques pédagogiques qu’elle suppose, est déstabilisée et remise en cause aujourd’hui. Cette évolution fait que les usages et les productions du savoir par les enseignants contemporains ne vont plus autant de soi. En effet, et par exemple, l’auteur signale que bien qu’il soit « de bon ton aujourd’hui de favoriser l’organisation de débats en classe » (p. 8), cette pratique est importée de manière artificielle à l’école. Par ailleurs, dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie, on oublie souvent le processus de scolarisation des savoirs.

On fait comme si, en classe, on étudiait ‘l’agriculture des Etats-Unis’ ou ‘la Guerre du Sonderbund’ [...]. Or ces généralités laissent de côté une évidence [...] : ce ne sont pas ces thèmes que l’on étudie, mais trois ou quatre textes ou bouts de textes, souvent découpés, voire retraduits, quelques images, une carte, deux graphiques, etc. Autrement dit, la réalité étudiée est introduite en classe par ces médiations très partielles et très limitées, par ces traces et ces reconstructions, le tout rangé sous des grands thèmes (p. 8).

De plus, les enjeux actuels de l’enseignement de disciplines telles que l’histoire, la géographie ou la citoyenneté ainsi que l’introduction des « éducations à… », remettent en question le rapport au monde à transmettre dans les pratiques pédagogiques, entre formes discursives ou opératoires des savoirs. Audigier souligne que les sciences sociales circulant à l’école mettent moins en jeu des savoirs que des situations de vie à affronter. Les savoirs sont de plus en plus vus comme des ressources à construire au service de compétences à mettre en œuvre dans les situations. La tension entre ces deux régimes de savoirs est de plus en plus forte et elle s’exprime dans les pratiques pédagogiques qui oscillent alors entre deux registres majeurs : la formalisation et la finalisation de l’accès aux savoirs (Meirieu, 2008).

Dans les pratiques pédagogiques, la formalisation du savoir amène plutôt l’enseignant à mettre les élèves dans une logique de réception de la culture et des savoirs qu’elle englobe, alors que la finalisation le conduit plutôt à les mettre dans une logique de production de cette culture et de ces savoirs pour leur donner un sens (Maulini, 2016c). Ceci renvoie à la distinction entre rapport discursif et rapport opératoire au savoir, ainsi qu’au risque de perte de sens des savoirs quand chacun de ces rapports est poussé à l’extrême. Plus le savoir est formalisé dans un rapport discursif, voire académique à ses déclinaisons, plus il s’éloigne des situations de la vie où il pourrait être mobilisé. À l’inverse, un savoir finalisé à l’extrême court le risque que l’activité de production prenne le pas sur l’étude des savoirs, et que le rapport au savoir qui prévaut alors soit plutôt fonctionnel. Bien qu’antagonistes, nous avons déjà vu que les deux logiques sont typiques de la forme scolaire et des tensions que peuvent ressentir et rencontrer les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques. Ces tensions peuvent aussi expliquer la variabilité des pratiques pédagogiques, surtout entre production en continuité et/ou en rupture du savoir.

On peut donc dire que les pratiques pédagogiques sont multiples et variées, toutes en tension entre les deux logiques explicitées ci-dessus. Avec Hofstetter et Schneuwly (2009), nous avons vu en effet que les types d’activités proposés aux élèves pouvaient être le produit, d’un côté de pédagogies plutôt dévolutives, où le savoir se construit avec et/ou à partir de celui de l’élève, et où il est passablement mis à l’épreuve dans des situations qui essaient de se rapprocher de la vie (Meirieu, 1989 ; Vellas, 2002, 2006). La finalisation du savoir (et ses

exemple, la pédagogie dite « de projet » cherche à dévoluer la construction des savoirs du programme aux élèves, à travers une production collective (Bordallo & Ginestet, 1993 ; Perrenoud, 1998b). Dans le même ordre d’idées, Astolfi (1999), Fabre et Vellas (2006), ou encore Orange (2006), cherchent à faire produire des savoirs par les élèves, par référence à ses usages sociaux au travers de situations-problème. On peut enfin citer les pédagogies favorisant les mises en débat en classe (Etienne & Gather-Thurler, 2005 ; Vincent, 2008a, 2008c), ou encore celles qui visent à travailler sur les origines anthropologiques et épistémologiques du savoir (Bernardin, 1997/2002 ; Giordan & De Vecchi, 1987).

D’un autre côté, certains types d’activité pédagogique peuvent tendre vers une formalisation plus stricte des savoirs, vers le cours magistral ou son habillage en cours dialogué (Barrère, 2002). Dans ce type d’activité, l’enseignant affirme plus souvent la validité des savoirs de manière descendante, voire à l’extrême, sous la forme d’un monologue (Rancière, 1987, Perrenoud, 1996d). Il se place alors dans un registre discursif, voire académique (comme c’est par exemple le cas dans les cours ex cathedra de l’université), où il formule lui-même le savoir et reprend son rôle de « sujet sachant » (Lacan, 1966, cité par Laot, 2009, p. 167).

Souvent, il s’appuie alors sur le texte du savoir scolaire et/ou scientifique.

Bien qu’il fasse participer les élèves, le cours dialogué se situe à mi-chemin entre un usage discursif et opératoire du savoir. Comme le souligne Barrère (op.cit.), il est bien souvent utilisé par les enseignants qui ne veulent pas se limiter au cours magistral, considéré comme trop formel et présentant les savoirs d’une manière excessivement discursive. Mais au fond, il reste un cours tout de même : le savoir est effectivement formalisé par l’enseignant et par l’élève, mais sa construction et sa visée restent contrôlées par le maître, notamment dans le choix des questions à poser à la classe et/ou dans le fait de donner les réponses aux questions des élèves (Maulini, 2005a). Au final, l’enseignant garde le pouvoir de la construction du savoir, ce qui n’est pas le cas des objectifs des pédagogies actives. Par ailleurs, Deauvieau (2009) montre que le cours dialogué est laborieux à mettre en place avec des élèves en difficulté, et qu’il profite d’abord aux élèves qui sont au fait de cette pratique de dialogue intellectuel. En effet, d’une part le cours dialogué demande une grande attention simultanée de tous les élèves, d’autre part il nécessite une gestion cognitive intense et instantanée des questions et des réponses. Ce sont là deux dispositions qui peuvent faire défaut aux élèves en difficulté. Ces deux mécanismes implicites du cours dialogué fonctionnent et peuvent être tout aussi insidieux pour l’enseignant, qui doit au moins lui-même faire preuve de ces dispositions à la base, pour réussir éventuellement à finaliser le savoir de manière efficace.

La concurrence entre finalisation et formalisation du savoir, entre logiques de continuité et rupture, entre pédagogie active et directive, et finalement entre un usage discursif ou opératoire du savoir, se manifeste à travers trois grandes catégories. Pour notre projet de recherche, nous allons principalement nous focaliser sur la première.

1. Les discours, les interactions verbales au sujet du savoir en général et/ou sur un savoir en particulier et sur le fait de savoir (Bourdieu, 2001 ; Maulini, 2004b, 2005a ; Rancière, 1987).

2. Les postures, expressions et gestes corporels (« l’hexis corporelle » selon Bourdieu) adoptés par l’enseignant et requis des élèves (Bourdieu, 1994 ; Foucault, 1975 ; Vincent, 2012a).

3. L’organisation spatiale et matérielle (Foucault, 1975 ; Nonnon, 1991, 2004 ; Vigarello, 2004).

Bien que nous partions du principe que les pratiques varient, notre recherche sur les interactions observables en classe visera à dépasser les grandes oppositions pédagogiques décrites plus haut. En effet, compte tenu de la rationalité limitée de l’enseignant, il est fort probable que ces pratiques ne se situent pas à un seul pôle de chaque continuum, qu’elles soient bien plus complexes à catégoriser et qu’il s’agira alors de suspendre notre jugement.

Pour cela, nous étudierons plutôt les pratiques pédagogiques telles qu’elles se donnent à voir.

Parce qu’il est humain et qu’il pratique plus qu’il ne théorise l’enseignement, le professeur est toujours en tension entre la formalisation et la finalisation du travail et des savoirs scolaires.

Penser cette tension, c’est neutraliser l’évidence que les enseignants ont tous un rapport discursif, voire académique au savoir. C’est penser qu’ils ont plutôt un rapport ordinairement savant à ce savoir, un rapport qui varie, selon les situations, entre les quatre registres de rapports au savoir explicités plus haut : académique, discursif, pragmatique, fonctionnel.

Ainsi, entre formalisation et finalisation, la manière d’enseigner un savoir scolaire défini révèle-t-elle sûrement le rapport particulier de l’enseignant à ce savoir. Si « enseigner » vient du mot latin insignire « signaler » (Rey-Debove & Rey, 2009, p. 882), alors pratiquer l’enseignement implique de montrer des savoirs, de les transposer, d’en user plus ou moins académiquement, de leur donner une forme plus ou moins accessible aux élèves. En amont de cette mise en forme et à travers elle, l’enseignant ne peut qu’apprêter le savoir en jeu, lui donner un contenu, un statut et une saveur particulière (Astolfi, 2008). Comment et en quoi ce qui structure cette activité – donc son rapport au savoir – influence-t-il sa manière d’enseigner et de se situer dans la tension entre formalisation et finalisation ? Suspendons notre jugement a priori sur les pratiques pédagogiques et voyons en quoi le rapport au savoir de l’enseignant peut agir sur celui des élèves et leurs apprentissages.