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Question et méthode de recherche En quête de l’influence supposée

8.1 Un champ flexible et bien identifié : la préhistoire

Le choix de la thématique de la préhistoire s’est opéré pour des raisons diverses et en plusieurs étapes. L’enjeu de ce choix fut de trouver un domaine du programme scolaire local – un champ potentiel d’enseignement – qui puisse révéler le mieux possible le rapport au savoir des enseignants. Simple prétexte au départ, ce terrain d’étude a non seulement influencé les données récoltées, mais aussi les ressources nécessaires pour les interpréter.

Nous devons donc – au risque d’ouvrir une parenthèse assez longue – dire comment nous l’avons finalement considéré.

8.1.1 Qui trop embrasse…

La première étape est venue de l’insatisfaction que nous ressentions face au caractère diffus des résultats de notre première exploration. Qui trop embrasse mal étreint…

Le fait que nous inscrivions notre recherche dans le contexte de l’enseignement primaire n’aidait d’abord pas aux clarifications. Contrairement aux enseignants secondaires spécialistes d’une discipline particulière du curriculum, les enseignants primaires sont en effet formés de manière polyvalente pour enseigner toutes les disciplines du programme.

Comme chacun des quinze enseignants interrogés initialement devait choisir de nous parler d’une séance d’enseignement vécue dans l’exercice de son métier, chacun pouvait aborder l’enseignement d’une discipline différente. Ce caractère polyvalent explique pourquoi les dimensions du rapport au savoir de notre liste pouvaient s’étoffer à l’infini, les enseignants témoignant à chaque fois de leur rapport à des objets de savoirs différents et s’inscrivant dans des disciplines scolaires variées. La comparaison était parfois difficile, voire impossible.

Nous comparions finalement ce qui pouvait l’être, c’est-à-dire des tensions pédagogiques assez communes dans l’enseignement primaire, comme l’opposition entre pédagogie transmissive et dévolutive, par exemple. En revanche, nous n’avions pas atteint les dimensions intéressantes d’un rapport spécifique à un objet de savoir singulier, susceptible de nous apporter des données nouvelles sur les contradictions et les dilemmes pédagogiques déjà

établis par la recherche. En ce sens, nous n’apportions guère plus que les résultats déjà établis par les équipes d’ESCOL ou de Nanterre (Mosconi, Beillerot & Blanchard-Laville, 2000).

Ensuite, le rapport des enseignants aux savoirs à enseigner dans chacune des disciplines était à la fois peu et trop évident. Peu évident, notamment par le fait que les enseignants – et particulièrement les enseignants débutants – avaient tendance à se concentrer sur d’autres dimensions de la relation pédagogique que le savoir, comme les démarches ou la relation personnelle avec l’élève (Carnus, 2008). Trop évident, à l’inverse, parce que relevant d’une quasi nature, d’un inconscient pratique clandestin par définition. Choisir une thématique du programme scolaire local, regroupant des objets de savoirs déterminés était donc susceptible de mettre mieux en relief le rapport au savoir des enseignants primaires. Cela revenait finalement à trouver un thème heuristique, permettant d’étudier de manière plus précise le rapport de l’enseignant à ce thème et aux objets de savoirs qu’il pouvait regrouper.

8.1.2 Choisir la préhistoire

Choisir une discipline du programme scolaire nous est apparu moins opportun que de choisir carrément une thématique à l’intérieur d’une discipline, un chapitre du programme scolaire qui serve de dénominateur commun à nos observations. Étudier le rapport à un chapitre singulier du plan d’études réduisait en effet le champ des possibles au niveau des pratiques susceptibles d’être observées et des rapports au savoir à en induire. Berdot et Blanchard-Laville (2000) ont par exemple bien montré à quel point c’est le rapport à un objet ou à un concept de la discipline des mathématiques – en l’occurrence la racine carrée – qui peut faire la différence dans les pratiques pédagogiques et le rapport au savoir des enseignants étudiés.

Dans cette optique, nous nous sommes penchée sur le programme en vigueur à Genève. Le plan d’études genevois en vigueur en 2008 (Département de l’instruction publique, 2007, p. 4) était divisé en champs disciplinaires (français, mathématiques, sciences humaines, etc.), eux-mêmes divisés en disciplines plus précises comme l’histoire et la géographie pour les sciences humaines. Chaque discipline regroupait ensuite des objectifs et des contenus, le plus souvent organisés en thèmes ou en thématiques (comme « Le Moyen Âge » en histoire ou

« Le monde animal » en sciences de la nature, ibid., pp. 38-39). Ces thématiques faisaient office de chapitres et étaient syntaxiquement formulées sous la forme de sujets sans prédicat : elles ne constituaient donc pas des savoirs stricto sensu tels que nous les avons définis au chapitre 5. Les objectifs visés se présentaient quant à eux sous la forme de phrases commençant par un verbe (comme « placer des éléments connus sur [une] ligne du temps », ibid., p. 4), formulation typique de la tendance alors émergente à traduire les plans d’études en termes de compétences à maîtriser plutôt que de savoirs à connaître (Jonnaert, 2014 ; Perrenoud, 2011).

Les éléments à enseigner dans ce plan d’études étaient donc plutôt de l’ordre de savoir-faire transversaux à des objets de savoir qui étaient quant à eux rarement formulés et qui se situaient – souvent implicitement – au croisement de plusieurs disciplines. En histoire, par exemple, un des objectifs d’apprentissage était d’« utiliser un vocabulaire spécifique », sans qu’il soit mentionné lequel, en référence à quel événement historique ou à quelle pratique scientifique. Même problème pour la thématique du Moyen Age, formulée d’un bloc, sans référence à des objets théoriques (par exemple, le système féodal ayant largement dominé durant cette période). Ceci pouvait provoquer d’emblée un flou quant aux savoirs à aborder

Les sciences humaines, et particulièrement l’histoire, nous ont vite semblé des candidats intéressant à un resserrement de notre enquête. En suivant le raisonnement d’Audigier, Crémieux et Tutiaux-Guillon (1994), on pouvait en effet se dire que certains savoirs scolaires, regroupés dans des disciplines aux questions socialement et scientifiquement « vives », comme celles des sciences humaines et sociales ou encore des sciences de la nature, même partiellement privés de leurs enjeux épistémologiques au cours de la transposition didactique,

« n’étaient [jamais vraiment] des savoirs tranquilles » (p. 14). Le caractère assuré ou discutable de ces savoirs pouvait varier dans une zone a priori plus étendue que celle que l’on pouvait anticiper pour des domaines comme ceux de la numération de position (mathématiques) ou des phrases relatives (français). Ce fut donc le caractère incertain, controversé et épistémologiquement hybride des savoirs regroupés dans certaines thématiques du Plan d’étude genevois de l’époque qui nous a guidé dans notre choix, d’abord de la discipline « histoire », ensuite du chapitre thématique que cette discipline consacrait à la préhistoire au 6e degré de l’école primaire (élèves de 9-10 ans) (Département de l’instruction publique, 2007, p. 38).

Parce qu’elle traite des origines du monde et de l’homme, parce qu’elle est par définition postée à la frontière entre sciences naturelles et sciences humaines, parce qu’elle a tendance à susciter les questions des élèves et la prise d’initiative des enseignants, la préhistoire nous a semblé offrir un champ de variations à la fois assez vaste et clairement circonscrit au regard des pratiques d’enseignement et du rapport au savoir. Ainsi avons-nous écarté d’autres candidats, pour des raisons théoriques et méthodologiques :

- les langues, parce que la nature normative des structures linguistiques et des méthodes didactiques amènerait peut-être les enseignants à les traiter de manière peu personnelle et assez dépendante des moyens d’enseignement ;

- les mathématiques, parce qu’elles englobent des savoirs et des méthodes depuis assez longtemps stabilisés, qui rendraient leurs transpositions didactiques par les enseignants a priori trop prévisibles et interchangeables ;

- les seules sciences de la nature (« l’électricité » ou « les plantes », par exemple), parce qu’elles transmettent des savoirs réputés théoriquement et méthodologiquement solides, laissant peu de place à l’opinion personnelle des enseignants ;

- l’histoire à partir de l’Antiquité, parce que bien que les savoirs relatifs à notre passé récent prêtent toujours à interprétation, ils paraissaient épistémologiquement et scolairement moins controversés que la période préhistorique, sans écrit par définition.

La théorie de l’évolution (Darwin, 1859/2008) – c’est-à-dire l’idée que la naissance et la préservation de toutes les espèces depuis les origines de la vie sur Terre se réalisent sur le principe de la sélection naturelle de caractéristiques génétiques permettant de lutter pour la survie – servait de socle aux savoirs sur la préhistoire présentés dans le document pédagogique de l’école genevoise (Secteur de l’environnement, enseignement primaire, 1998/2001 ; document que nous nommerons désormais : Préhistoire). Même si l’amalgame est scientifiquement discutable, l’histoire naturelle et l’histoire humaine étaient aglomérées.

Ainsi la thématique envisagée était-elle d’emblée et effectivement située au confluent de disciplines scientifiques aussi variées que l’histoire et l’anthropologie, mais aussi la biologie, la chimie et même la physique.

Selon Orange (2008a, 2008b), enseigner la théorie de l’évolution des espèces ne va en outre pas de soi dans les pratiques d’enseignement, et ce pour deux raisons : (1) Avant l’enseignement secondaire, la difficulté du concept d’évolution amène les élèves à des compréhensions naïves de thèses pseudo-scientifiques s’apparentant au dessein intelligent, ce courant de pensée selon lequel, quoi qu’on pense de la théorie darwinienne, une intelligence supérieure à l’homme guide son évolution (Tort, 2008) ; (2) Du point de vue de la pratique enseignante, le concept d’évolution est soumis à une triple contrainte susceptible de mettre en jeu le rapport au savoir de l’enseignant.

1. Une contrainte épistémologique : la théorie de l’évolution fonde non seulement la biologie et ses programmes d’enseignement, mais aussi d’autres disciplines, (géologie, anthropologie, etc.) qui abordent la thématique de la préhistoire ;

2. Une contrainte didactique : l’évolution doit être programmée pour être enseignée, mais il est difficile de savoir quand ce concept peut être compris par les élèves. Dans notre cas, les élèves du degré 6 auront entre 9 et 10 ans, et les enseignants devront adapter l’immensité du champ de la préhistoire à leur niveau, sans savoir a priori quels concepts pourront être réellement compris à l’arrivée ;

3. Une contrainte axiologique : cette thématique pose la difficulté de clarifier, pour soi et pour les élèves, le statut des savoirs scientifiques face aux théories issues du créationnisme qui estiment que les récits bibliques de la Création (Genèse) ont un contenu et une valeur scientifique. Ceci oblige à mettre à plat des convictions, des croyances et des valeurs, notamment religieuses et philosophiques, quant à l’évolution de l’humanité.

Soyons claire : nous ne voulions pas faire une recherche en didactique de la préhistoire, basée sur des objets de savoir définis a priori par les programmes, fût-ce bien ou mal. Notre intérêt se portait sur les pratiques pédagogiques ordinaires, y compris quand elles rompent avec le travail prescrit et/ou une rationalité définie par anticipation et du dehors. La préhistoire et ses contraintes étaient devenues des prétextes susceptibles de mettre en lumière le rapport au savoir des enseignants, parce que les objets de savoirs auxquels elle renvoie dans les sphères scientifique, sociale et scolaire ne semblent pas aller de soi. Notre hypothèse, c’est que la préhistoire pourrait être un analyseur fécond du couple pratique ordinaire/rapport au savoir des enseignants qui nous intéresse depuis le début de notre recherche. Une sorte de verre grossissant capable d’identifier des phénomènes structurels que nous pourrions mettre plus tard à l’épreuve de parties du programme à variabilité plus réduite, moins évidente, mais peut-être et par là même au moins aussi importante.

En somme, c’est moins l’enseignement de la « vraie » préhistoire que le « vrai enseignement » des professeurs rendus à ce chapitre du programme qui va nous intéresser dans ce travail. Le paradoxe – et il s’agit de l’assumer ici-même – c’est qu’il est difficile de comprendre comment la préhistoire est réellement enseignée sans avoir défini précisément (et auparavant) ce que cette préhistoire est effectivement en dehors du champ des observations à mener. Pour un temps, la chercheuse en éducation a donc dû se transformer en paléontologue en formation…