• Aucun résultat trouvé

Finalement, la structuration du savoir par l’enseignant signe ce qu’il fait du savoir. Par cette intermédiaire, il ne transmet pas seulement du savoir, mais également – et de manière plus ou moins consciente – son rapport ordinaire au monde et au savoir. Cette transmission n’implique pas seulement une mise en scène du savoir et du rapport au savoir, mais aussi une imposition de ces éléments, qui influe certainement sur ce qui est transmis aux élèves : juste du savoir ou un rapport de soumission/domination à ce savoir.

L’intérêt des travaux sur le rapport au savoir des enseignants est d’allier approches didactiques de la pratique enseignante et approches plus générales du développement du sujet humain par les sciences sociales. Il nous semble fécond de partir de ces recherches pour aller plus loin dans la problématique. Que signifie le fait que le rapport au savoir de l’enseignant influence sa pratique pédagogique ? Pourquoi, si l’on se situe strictement dans la transposition didactique, l’enseignement d’un même savoir varie-t-il tout de même d’un enseignant à l’autre ? Nous avons vu que les variations d’usages sont sûrement tributaires, d’une part du sens que l’enseignant trouve et donne aux savoirs (Astolfi, 2008), d’autre part, de son histoire, parfois traumatique, avec l’objet de savoir (Berdot, Blanchard-Laville &

Bronner, 2000). En marge des savoirs transmis, l’enseignant ne transmettrait-il pas une partie de son propre commerce avec ces savoirs, c’est-à-dire son rapport à ces savoirs ?

Filloux (1996) affirme que le savoir a force de loi, non seulement dans l’organisation du travail scolaire par l’enseignant, mais aussi dans ses discours sur sa pratique. Mais qu’en

est-« une double demande de l’enseignant », l’une affective, au niveau de sa relation avec les élèves, l’autre pédagogique, qui réfère « aux conditions d’exigence de ce rapport considéré du point de vue de la communication du savoir, de la sphère opératoire » (p. 46). On peut se demander si cette double demande n’influence pas les pratiques pédagogiques. Ou si elle ne colore pas d’emblée le rapport au monde de l’enseignant et donc son rapport au savoir, rapport au savoir qui influencerait à son tour les pratiques et donc ce qui est finalement transmis aux élèves. On peut envisager ce mécanisme à partir d’au moins deux approches.

Premièrement, à la suite de Perrenoud (1993/2009 ; 2010a, 2015) et de ses constats autour du passage du curriculum formel au curriculum réel et caché, nous pouvons formuler l’hypothèse que le rapport au savoir de l’enseignant implique qu’il transmette plus que des savoirs scolaires issus du programme. En effet, si nous adoptons une posture d’analyse des pratiques effectives et telles qu’elle se donnent à voir (Glaser & Strauss, 1967/2010 ; Vincent, 2013, 2015a), il se peut que nous observions l’enseignant structurer et formuler – en situation d’interactions – des savoirs scolaires attestés dans le champ de la discipline. Mais il se peut également qu’il emprunte des savoirs formels à d’autres domaines, plus ou moins extérieurs aux programmes et qui « s’invitent dans la conversation » (Perrenoud, 2010a).

Deuxièmement, les savoirs qui s’invitent peuvent s’élargir à des connaissances personnelles, voire des convictions, des impressions, des croyances ou des valeurs que l’enseignant présente comme des faits ou que les élèves prennent comme tels. C’est ce que l’on peut par exemple comprendre des travaux d’Audigier et al. (1994) ou de Legardez et Simonneaux (2006) lorsqu’ils soulignent la prégnance des controverses et des « questions vives » au sein de certaines disciplines. Ces aspects peuvent inciter l’enseignant à quitter, au moins pour un temps, le strict registre du savoir tel que nous l’avons défini plus haut, pour transmettre plutôt des opinions et des représentations du monde qui ne résisteraient pas, hors de la classe, à la contradiction.

Plus ou moins en catimini des contenus qu’il formule et de leur éventuelle justification, l’enseignant au travail ne peut donc pas ne pas transmettre, au moins partiellement, ce que nous avons défini comme son rapport au savoir. Cette dernière hypothèse demande des clarifications.

Autrement dit, en situation didactique, ce que nous allons apercevoir, ce n’est pas ce que le professeur sait mais ce qu’il fait de ce qu’il sait, ce jour-là, à cette heure-là, avec ce groupe-là (Berdot & Blanchard-Laville, 1996, p. 341).

L’enseignant n’enseigne pas seulement des savoirs de divers ordres, mais aussi, et de manière plus « clandestine », les usages qu’il fait de ces savoirs, c’est-à-dire son rapport à ces savoirs (Beillerot, 2000). Autrement dit, on peut penser que ce ne sont pas seulement les savoirs et les connaissances de l’enseignant qui influencent sa pratique (Clivaz, 2011) et ce qu’il transmet, mais aussi son rapport au savoir.

Voici pour moi un [...] malentendu structural et souvent passé sous silence : un enseignant transmet bien davantage son rapport au savoir que des savoirs objectivés. Autrement dit, quel leurre de penser que tout enseignant est substituable à un autre et que les objets de savoir sont commun à tous les enseignants (Blanchard-Laville, 2010, p. 153).

Dans un contexte de professionnalisation, Perrenoud (1999) a lui aussi problématisé la question des savoirs professionnels et du rapport au savoir dans les pratiques enseignantes.

Comme nous l’avons déjà vu, il voit le concept de compétence professionnelle comme englobant des savoirs, mais ne s’arrêtant justement pas à ceux-ci : « les compétences sont des

capacités d’action » (p. 5), idée que nous pourrions rapprocher de notre vision du rapport ordinaire au monde d’un sujet (son habitus) comme système de dispositions et de prises de positions dans les situations. Autrement dit, même le concept de compétence suggère que ce que sait l’enseignant (Gauthier, Melouki & Tardif, 1993) n’est pas l’unique déterminant de sa pratique pédagogique.

Perrenoud (op.cit.) analyse par exemple la compétence « engager les élèves dans des activités de recherche, dans des projets de connaissances » (p. 37). Il montre que cette compétence dépasse le rôle magistral de « sujet sachant » (Lacan, 1966, cité par Laot, 2009, p. 167) et les compétences didactiques de l’enseignant dans la discipline concernée.

Avant d’être une compétence didactique pointue, liée à des contenus spécifiques, savoir engager les élèves dans des activités de recherche et dans des projets de connaissance, passe par une capacité fondamentale de l’enseignant : rendre accessible et enviable son propre rapport au savoir et à la recherche, incarner un modèle plausible d’apprenant. [...] Comment, alors rendre le savoir passionnant par lui-même ? Ce n’est pas une question de compétence, mais d’identité et de projet du professeur. [...] Sa passion personnelle ne suffit pas si le professeur n’est pas capable d’établir une complicité et une solidarité crédibles dans la quête du savoir » (op.cit., pp. 38-40).

Ces propos complètent d’une certaine manière ceux de Filloux (1996) qui montre à quel point le savoir de l’enseignant, mais aussi et surtout la manière dont il structure et conçoit subjectivement le champ du savoir, donc son rapport au savoir, peut être un enjeu pour sa pratique pédagogique. En effet, « rendre accessible et enviable son propre rapport au savoir et à la recherche » (Perrenoud, op.cit.) ajoute un nouvel élément dans l’acte de structuration du savoir. Lorsque Perrenoud évoque l’idée de montrer son « rapport à la recherche » par exemple, il veut dire que l’enseignant doit rendre accessible sa manière de découvrir le monde et le savoir. En montrant les savoirs, le maître montre aussi « ce qu’il en fait » (Berdot

& Blanchard-Laville, 1996, p. 431), comment il les a cherchés ou les cherche encore, ce qui l’intéresse ou pas dans ces savoirs (Beillerot, 2000 ; Bourdieu, 1994). Cela revient à dire que les usages du savoir par l’enseignant renvoient bel et bien à son rapport au savoir, parce que c’est de finalité, d’intérêt, de sens et finalement de préoccupations vis-à-vis du savoir dont il est question.

Ainsi, si l’acte d’enseigner met en jeu des savoirs plus ou moins formalisés, alors il ne s’agit pas seulement pour l’enseignant de les maîtriser, d’en avoir une certaine connaissance et de voir comment les structurer didactiquement, mais de transmettre (volontairement ou non) son rapport ordinaire au monde en général et au savoir en particulier. Parce qu’elle est de l’ordre de l’inconscient pratique (Bourdieu, 1980), cette part de la transmission est non seulement en grande partie automatisée, mais aussi clandestine. On se focalise souvent sur les savoirs maîtrisés (ou pas) par l’enseignant et/ou par les élèves, ou encore sur leur apprêt didactique (rationnel ou non). Notre thèse raisonne en contrepoint : elle porte sur ce passager clandestin de la pédagogie ordinaire qu’est le rapport à ces savoirs de l’enseignant.

En faisant usage du savoir selon les quatre registres que nous avons identifiés provisoirement (académique, discursif, opératoire et fonctionnel), en étant continuellement tiraillé entre la formalisation et la finalisation des apprentissages, l’enseignant est en fait conditionné par son rapport au savoir. Notre recherche veut essayer de montrer qu’en transposant le savoir scolaire, le praticien formule certes des connaissances formalisées, mais qu’il transmet aussi son rapport ordinaire au monde et au savoir. La fréquence, l’intensité et la ténacité de ses formulations sont elles-mêmes des signes du rapport au savoir qu’il exprime. Quel impact ce phénomène peut-il finalement avoir sur les apprentissages des élèves ? Nous avons vu qu’il

du lien structurel entre leurs dispositions et leurs prises de position. Comme cette prise de conscience semble professionnellement fructueuse mais qu’elle ne s’opère pas magiquement, qu’elle demande une secondarisation des pratiques et un temps spécifiquement consacré à leur conceptualisation, la recherche scientifique peut contribuer à l’effort de réflexivité. Elle peut jouer un rôle dans la théorisation d’un sens pratique dont nous avons vu qu’il réussit d’autant mieux ordinairement qu’il n’est pas sans cesse en train d’interroger ses tenants et ses aboutissants. Notre privilège et notre obligation sont ici de prendre le temps extraordinaire du questionnement : dans le souci pragmatique mais également académique de rendre compte aussi rigoureusement que possible de la logique et de la rationalité propres aux pratiques.

Partie II

Question et méthode de recherche