• Aucun résultat trouvé

Selon Laot (2009), depuis quarante ans, ceux qui se sont employés à définir les bases conceptuelles et historiques de la notion de rapport au savoir évoquent chacun plus ou moins approximativement ce qu’ils entendent par savoir dans le concept de rapport au savoir (Charlot, 1979, 1997, 1999 ; Charlot, Bautier & Rochex, 1992 ; Beillerot, 1989, 1996, 2000 ; Hatchuel, 2005/2007 ; Vincent & Carnus, 2015). Le flou entretenu est assez compréhensible, puisque la notion même de « rapport au savoir » veut signifier que les sujets ne sont pas contraints d’appréhender la chose sur un mode académique, définissant explicitement une

suivant : comment définir scientifiquement ce qui a été formulé pour signifier un commerce préréflexif avec la science, la connaissance, la vérité ?

Au point où nous en sommes dans notre propre entreprise de clarification, l’entité « savoir », peut être provisoirement comprise d’au moins deux manières. Cela signe une de ses ambiguïtés majeures, mais aussi sa qualité heuristique. Le terme savoir peut plutôt renvoyer à une activité mentale qui s’exprime la plupart du temps avec un verbe (apprendre, savoir, ignorer par exemple) ou plutôt évoquer un produit de la culture, par exemple, le savoir mathématique (dans ce cas, « savoir » est grammaticalement un substantif).

Le rapport au savoir est rapport à des processus (l’acte d’apprendre et ce qui peut spécifier cet acte) et à des produits (les savoirs comme compétences acquises et comme objets culturels) » (Charlot, Bautier & Rochex, op.cit, p. 29).

Attardons-nous tour à tour sur ces deux aspects : processus et produit, activité et objet.

5.3.1 Le rapport à l’activité de savoir

D’un côté, le rapport « au savoir » serait rapport à « l’acte d’apprendre » et à ce qui peut spécifier cet acte (apprendre et savoir). Le problème, avec le verbe savoir, cette « action [d’un sujet] d’appréhender [le monde] par l’esprit » (Rey-Debove & Rey, 2009, p. 2319), c’est que, comme nous l’avons développé dans le chapitre précédent, il est aussi lui-même « rapport au monde » : appréhension du monde par l’esprit, ensemble de schèmes de pensées et d’action sur et vis-à-vis du monde. Vu ainsi, le rapport au savoir serait en fait le rapport à un certain rapport au monde, ce qui peut à la fois justifier et compliquer inutilement la conceptualisation.

Pour Beillerot (2000), bien que le rapport au savoir soit aussi un rapport à l’acte d’apprendre, cet acte porte en lui deux autres idées avec lesquelles le sujet a nécessairement un rapport : la reconnaissance de son ignorance et par-là, la soumission au savoir qui vient de l’extérieur et des autres.

Comprendre le rapport au savoir d’un sujet devient dans un premier moment, comprendre son rapport à l’apprendre, comme rapport à la soumission [...]. Comment chacun se soumet-il ? Jusqu’où ? [...] Les savoirs sont par définition des réponses, c’est-à-dire des acquis, admis, légitimés, partagés, etc. Ils ont donc force d’être là, d’exister. Apprendre des éléments de savoir est alors non seulement se soumettre, mais aussi admettre les réponses. [...] Le rapport aux réponses devient alors le rapport de chacun aux dogmes, rapport à la dogmatique, c’est-à-dire selon Legendre à la genèse des normes, et partant c’est de filiation dont il s’agit. Il y a donc une deuxième soumission : après avoir reconnu ne pas savoir, il faut maintenant s’engager dans le savoir des autres (pp. 45-46).

Ainsi, dans l’acte d’apprendre, considérons-nous le verbe savoir et son pendant, le verbe ignorer, comme faisant partie du concept de rapport au savoir. Le rapport au savoir est donc aussi conçu comme rapport d’un sujet à sa propre ignorance, son désir et son refus de savoir, son pouvoir de savoir et tous les enjeux identitaires, voire narcissiques que cela suscite (Mosconi, Beillerot & Blanchard-Laville, 2000).

5.3.2 Le rapport à l’objet ‘savoir’

D’un autre côté, le rapport au savoir peut être vu comme un rapport aux « produits » (« les savoirs comme compétences acquises et comme objets culturels, institutionnels, sociaux ») (Charlot, Bautier & Rochex, 1992, p. 29), donc comme un rapport à un ou des objets de savoir exprimés sous la forme d’un substantif. Cette autre versant de la définition introduit la question du ou des savoirs en tant qu’objets, énoncés, propositions, permettant au sujet de maîtriser le monde. Dans le même élan, ce versant introduit aussi l’interrogation de ce qu’est le savoir et ce qu’il signifie pour le sujet humain.

Le rapport au savoir peut être vu comme rapport de valeur par rapport à ce que le savoir signifie pour le sujet en termes d’utilité, de vérité, de normes, voire de « magie ». C’est dire si le savoir est important pour les sujets humains.

Le savoir vaut pour son utilité, soit pour transformer la matière, soit pour vivre en société ; par ailleurs le savoir est ce qui répond pour un sujet aux questions de la vérité et du bien. Les savoirs se constituent alors dans une dimension instrumentale, éthique et politique, en même temps que dans une dimension magique, où l’opérationnalité échappe au sujet. Le magique devient la trace de la capacité imaginaire de l’humain (Beillerot, 2000, p. 49).

De tout temps, les traditions philosophiques se sont posé la question de la frontière entre le

« vrai » et le « faux » savoir, entre ce qu’une communauté considère comme su et ce qu’on pourrait, de l’extérieur, lui répliquer au nom d’une autre rationalité. La distinction entre savoir et croyance peut par exemple être socialement conflictuelle, mais – et du même coup – épistémologiquement essentielle.

Je sais non seulement que la terre a existé longtemps avant ma naissance, mais aussi qu’elle est un corps volumineux, que cela a été établi et que j’ai, comme les autres êtres humains, de nombreux ancêtres, qu’il y a des livres à propos de tout cela, et que de tels livres ne mentent pas, etc. [...] Et je sais tout cela ? Je le crois (Wittgenstein, 1969/1975/2006, p. 86).

Pour Wittgenstein, croire et savoir semblent confondus, parce que le fait de savoir est le résultat d’une adhésion aux produits des expériences empiriques et scientifiques de l’ensemble de la société, société qui préexiste à la naissance du sujet. De plus, savoir pour Wittgenstein, c’est croire que les autres croient, autrement dit se soumettre non seulement aux savoirs déjà produits, mais aussi aux manières de les démontrer. Cette idée d’une soumission évidente et inconsciente aux manières légitimes de produire des savoirs et des savoirs vrais renvoie dans une certaine mesure aux propos de Beillerot (2000), et surtout à nos développements précédents sur la construction, la structuration et le fonctionnement du rapport ordinaire au monde.

Cet ensemble de connaissances m’a été transmis et je n’ai aucune raison d’en douter [...]. Et pourquoi ne devrais-je pas dire que je sais tout cela ? N’est-ce pas précisément ce qu’on dit ? Mais ce n’est pas seulement moi qui sais, ou qui crois, tout cela, mais aussi les autres. Ou plutôt, je crois qu’ils croient. [...] Nous savons que la terre est ronde. Nous nous sommes définitivement convaincus qu’elle est ronde. Nous persistons dans cette opinion à moins que ne se transforme toute notre conception de la nature. [...] Des expériences ultérieures ne peuvent démentir les précédentes, au mieux peuvent-elles transformer toute notre façon de voir. Même chose pour la phrase ‘L’eau bout à 100°C.’ [...] ‘Nous sommes tout à fait sûrs de cela’ signifie non seulement que chaque individu en est certain, mais que nous appartenons à une communauté qui est liée par la science et l’éducation (Wittgenstein , op.cit., pp. 86-88).

Wittgenstein nous montre ici que les savoirs sont d’abord des croyances, puis des

expériences ultérieures. Dans le registre assertorique, nous tenons d’abord pour vrai ce qu’on nous a affirmé. Et sur le plan apodictique, nous avons une compréhension délimitée mais cohérente des nécessités. Les nouvelles expériences ne peuvent que changer notre façon de voir la réalité, autrement dit nos schèmes de perception. Lorsque Coprenic puis Galilée montrent la supériorité de l’héliocentrisme sur le géocentrisme, ils n’invalident pas l’expérience du lever et du coucher du soleil : ils l’intègrent dans une expérience plus élaborée du monde, socialement endossée lorsque la « communauté » des hommes préfère s’en remettre à la raison collective plutôt qu’à un dogme autoritaire. Cette tradition insiste, on le voit, sur le fait que le savoir peut (et doit) être perçu comme un bien établi en commun, exigeant un attachement a priori au groupe humain sans lequel rien ne serait « tenable pour acquis ».

Le savoir vers lequel nous penchons peut donc dépendre de notre rapport à d’autres parties du monde : les autres, leurs croyances, leur langage, leur autorité, leur fiabilité, etc. Avant d’aller plus loin dans une définition de l’objet savoir, notons seulement qu’une boucle relie probablement toute définition de ce genre et un rapport subjectif au monde qui est à la fois l’objet de notre analyse et (au moins en partie) son ressort et sa condition. Contentons-nous de dire pour l’instant que le savoir est toujours et forcément caractérisé sur la base d’un certain rapport au savoir, voire un rapport aux savoirs quand l’habitus s’oriente autrement en fonction des champs considérés.

On peut se demander s’il faut parler de rapport au savoir au singulier, ou bien de ‘rapports’ et de

‘savoirs’, au pluriel. L’expression rapport au savoir renvoie au savoir conçu comme activité humaine spécifique parmi l’ensemble des activités humaines (au fait d’apprendre et de savoir), ou comme produit de cette activité [...]. Dans ce cas, le singulier semble s’imposer – cependant un individu peut être traversé de contradictions face au savoir, et l’on est alors amené à parler de rapports au savoir. Le pluriel, en revanche, est pertinent lorsque l’on vise des savoirs appréhendés à travers les contenus, les activités, les lieux, les personnes, qui, dans leur diversité, particularisent l’acte d’apprendre et les produits de cet acte. Dans ce cas, il est préférable de parler des rapports aux savoirs – mais on peut utiliser l’expression ‘rapport aux savoirs’ pour désigner la relation à un ensemble hiérarchisé de savoirs (Charlot, Bautier & Rochex, 1992, p. 31).

L’ensemble de savoirs impliqués peut a priori revêtir des formes diverses, allant de sous-ensembles de schèmes d’action pour un sujet (Bourdieu, 1994 ; Perrenoud, 1996e ; Piaget, 1967a), aux écrits, prescriptions, images ou pratiques sociales fondant les sociétés et leurs institutions (Charlot, 1997). Cette précision étant faite, nous adopterons donc tantôt l’expression « rapport au savoir » au singulier, tantôt « rapport aux savoirs » au pluriel, ce qui ne dit pas ce que le substantif « savoir » peut finalement désigner.